Nos chemins se tracent des rencontres qui les croisent.
La première rencontre fondatrice de ma pratique a été la musique. J’ai étudié la guitare classique de nombreuses années à l’École Normale de Musique de Paris. L’apprentissage d’un instrument nécessite un travail rigoureux, parfois astreignant, souvent solitaire. Mais c’est aussi l’accès à des notions profondément humaines : l’harmonie, la mélodie, le rythme…L\’écoute d’un instrument, d’une voix, de l’autre, et de soi-même en relation avec cet autre.
La deuxième rencontre fut celle avec Marc Caillard. Il m’a convaincue de l’importance de l’éveil musical du jeune enfant dans un projet culturel global associant tous les acteurs de son environnement. Psychologue clinicien et musicien de formation, il a été un des pionniers de l’éveil musical du tout-petit en fondant l’association Enfance et Musique.
Cette double formation lui a permis de considérer le jeu musical avec le tout petit enfant comme une « démarche d’échange créatif ». Il s’agit pour le musicien d’être à l’écoute de l’enfant, de s’approprier ses productions sonores ou vocales et de les lui restituer en y ajoutant « une touche » de son art. L’enfant comprenant ainsi qu’il a été « entendu » renverra à son tour une nouvelle proposition.
Ces jeux s’observent dans les échanges précoces entre la mère et son enfant. Il ne s’agit jamais d’imitation pure, leurs voix et vocalises se mêlent, se répondent, s’étonnent, en même temps que leurs états corporels s’accordent dans une tonicité semblable.
Dans cet espace d’échange musical, l’enfant développe et élabore petit à petit sa créativité, sous le regard et l’écoute d’un adulte bienveillant.
C’est en travaillant en CAMSP et en pédopsychiatrie, que les enfants présentant des troubles autistiques m’ont aidée à comprendre comment la pratique de la musique dans cette \ »démarche d\’échange créatif\ » peut-être le berceau fondateur du langage pour ceux qui n’ont pas rencontré l’environnement minimum nécessaire suscitant le désir de se risquer à parler.
Dans un premier temps, une ou deux journées de sensibilisation à la musique sont proposées aux équipes professionnelles de ces lieux. Nous enregistrons le répertoire appris sur un CD. Celui-ci est très apprécié des enfants qui reconnaissent leurs voix. Puis, accompagnée des référents des enfants, j’interviens dans plusieurs \ »groupes musique\ ».
Je ne souhaite pas connaître le dossier médico-social des enfants pour préserver un regard neuf qui me permet de garder l’illusion anticipatrice nécessaire et les considérer comme des interlocuteurs potentiels.
Au cours de ces années de travail, j’ai compris à quel point il est primordial de laisser du vide dans l’espace sonore pour que l’enfant puisse y placer un son ou une vocalise. Plus l’enfant est en difficulté et plus grand doit être ce silence habité de l’écoute du musicien.
La plupart des adultes présentent une page blanche à l\’enfant à qui ils proposent de poser sa trace, rares sont ceux qui laissent un environnement sonore \ »blanc\ », pour que l\’enfant puisse y poser sa voix. Ce silence est nécessaire pour que l\’enfant ait la possibilité de s\’exprimer par des bruitages, des vocalises, des paroles… Sinon, au mieux il écoute son entourage, au pire il est envahi et agressé par les sons, et crie plus fort que le brouhaha ambiant.
Lors des moments musicaux, je demande aux professionnels que je forme de garder le silence, de supprimer toute parole \ »inutile\ ».
Lorsque je rencontre Helmut la première fois, je découvre un petit garçon de cinq ans qui ne communique pas, a toujours les yeux baissés et fait de nombreux trajets dans la pièce. Pour l\’instant il n\’utilise le langage qu\’en écholalie. Si je lui dis \ »Bonjour Helmut\ », il me répond \ »bonjour Helmut \ ». Pourtant il s’arrête tout à coup devant moi et prononce un mot que je devine parce qu\’il est présent dans le texte d’une des chansons du C.D. Je la lui chante, une première relation s’établit alors. Il vient me proposer un nouveau mot à chaque fin de chanson. Je m’aperçois rapidement qu’il réclame les chansons dans l’ordre où elles ont été enregistrées. C’est déjà un acquis, mais que cela puisse être un procédé de mémoire automatique ne me satisfait pas complètement.
Lors du groupe musique suivant, je lui chante une berceuse que j\’aime beaucoup. Il ne l\’a jamais entendue. Le refrain n’a pas de paroles \ » loula loula lère… \ »
Dès le deuxième refrain, j’entends Helmut chanter avec moi. C’est parfaitement juste malgré la complexité de cette mélodie. Sa voix est impressionnante, elle semble sortir du fond de ses entrailles avec la même pulsion qui la gardait retenue. Les adultes présents sont saisis par cette émotion. Malgré quelques \ »trous\ » dus à sa difficulté d\’élocution, les notes justes sont au bon endroit, le rythme de la mélodie est parfaitement respecté. Je lui propose de chanter seul : \ »à toi, Helmut !\ », je l\’accompagne à la guitare, chaque phrase musicale est parfaitement placée en son début et sur sa fin. Le refrain est devenu \ »oula oula la\ » Il rit de plaisir pendant que je chante les couplets avec leurs paroles, nous chantons le dernier refrain ensemble. Les professionnelles, émues, applaudissent. Helmut finit par un grand \ »bravo\ ».
Cette séance a été enregistrée, ce qui me permet aujourd\’hui d\’analyser l\’échange qui suit.
Je suis assise au sol face à lui. Dans le silence qui ponctue ce beau moment de partage musical, Helmut lève la tête et me fixe droit dans les yeux. Il s\’adresse à moi dans un jargon incompréhensible. \ »Sca ba da gui sé, pou qui da ga da. Sga ba da gue bou qui pu. Zbou gue !…\ »
Pourtant je peux y mettre une ponctuation parce qu\’il y a des intonations, des fins de phrases, des invectives, des scansions, une certaine véhémence.
J\’ai l\’habitude de reprendre les propositions des enfants pour en faire un jeu musical, mais là, j\’ai le sentiment que je ne dois rien reprendre, que c\’est trop important pour en faire un jeu. Je suis convaincue que ce qui se passe est tellement important pour lui que je suis comme en état de sidération.
Après un premier \ »jet\ » de jargon de 34\ » suit un premier silence de 15\ ». Le silence le plus long dure 28\ », il reprend son souffle, respire. Je souffle avec lui… Puis il me \ »parle\ » encore pendant 2\’06, je suis à l\’écoute, attentive, lorsque j\’entends à la fin d\’une de ses phrases dans ce jargon si particulier : \ »c\’est interdiiiit !\ » Je reprends aussitôt \ »c\’est interdit\ ». Helmut m\’adresse alors quelques phrases de son jargon qui se terminent encore par \ »c\’est interdiiiit !\ ».
Une chanson espagnole surgit à l\’instant de ma mémoire :
\ »Mi cabeza dice si…
Mi cabeza dice no…
Mi cabeza dice si…
No, no, no, no, no, no, no\ ».
Je me saisis de la dernière phrase musicale pour lui répondre en chantant :
– \ »Non, non, non, non, non, non, non\ »
– \ »C\’est interdiiiit !\ »
Helmut attend ma réponse chantée, cela trois fois de suite. Puis j\’entends \ »dis si !\ », je chante alors \ »si, si, si, si…\ ». Suivent cinq \ »c\’est interdiiiit !\ » après lesquels je joue en alternant \ »non\ » et \ »si\ ».
Helmut s\’empare de ma guitare et la pose dans mes bras, en m\’invectivant : \ »spa gueu deu pa dè ga !\ ».
Je chante en m\’accompagnant à la guitare :
– \ »C\’est Helmut qui dit c\’est interdit (ter)
Si, si, si, si, si, si, si\ »
Helmut, toujours sur la même intonation se terminant par un son plus long et plus aigu sur le \ »it\ »
– \ »C\’est interdiiiit !\ »
– \ »Non, non, non, non, non, non, non\ »
– \ »C\’est Helmut qui dit c\’est interdit\ »
– \ »C\’est interdiiiit !\ »
– \ »C\’est Helmut qui dit c\’est interdit\ »
– \ »C\’est interdiiiit !\ »
– \ »Non, non, non, non, non, non, non\ »
Je m\’autorise alors un changement :
– \ »C\’est Helmut qui dit c\’est permis (ter)
Oui, oui, oui, oui, oui, oui, oui \ »
Il commence à fredonner l\’air de la première phrase et termine en chantant parfaitement la fin avec moi… mais, lui chante \ »non…\ » et éclate de rire.
Nous partons alors dans la forme \ »duo\ » :
– \ »C\’est Helmut qui dit…\ »
– \ » C\’est interdit\ »
Cette fois, il le chante parfaitement sur la mélodie, il a quitté la façon stéréotypée avec laquelle il le disait. Il termine en chantant tout seul la fin du couplet, nous rions ensemble.
Je décide alors d\’impliquer les professionnelles dans le jeu, je chante leur prénom, elles répondent en chantant à leur tour \ »c\’est permis\ » ou \ »c\’est interdit\ ».
Le groupe termine ensemble sur \ »oui\ » ou \ »non\ ». Helmut chante maintenant parfaitement l\’une ou l\’autre proposition.
Il reprendra sa façon stéréotypée de dire \ »c\’est interdiiiit !\ » lorsque c\’est au tour d\’une professionnelle qui le lui dit effectivement beaucoup au quotidien de la vie de l\’institution. Je prends alors conscience que cette proposition, saisie au milieu de son jargon, était en fait une écholalie.
À la fin de ce jeu Helmut chante en entier la chanson dans ses deux versions, on comprend presque toutes les paroles.
Ce moment a été pour lui fondateur de son \ »entrée en langage\ ». Grâce aux professionnels qui ont continué les \ »prises en charge\ » régulières, il est aujourd\’hui à l\’école !
Par quels éléments ce \ »déclic\ » a-t-il été favorisé ?
Pour commencer, j\’ai chanté une berceuse que j\’aime beaucoup. Cela implique que je l\’ai interprétée avec un grand plaisir musical et qu\’elle est vraiment adressée à Helmut, je chante pour lui. Cette notion d\’adresse est fondamentale dans les premières interactions mère-enfant. Lorsque l\’enfant a des difficultés à entrer dans la relation, l\’adulte doit adresser sa chanson à l\’enfant avec une véritable implication personnelle et dans l\’intention de faire partager à l\’enfant une émotion artistique.
La mélodie, le rythme de la berceuse et l\’harmonie donnés par l\’accompagnement à la guitare proposent une enveloppe sonore qui peut contenir l\’enfant sans avoir besoin de le toucher physiquement. Ce contenant permet de partager une émotion artistique et l\’enfant peut se risquer à se mettre en mouvement.
Encore faut-il lui en laisser le temps par ce \ »silence plein\ ». Il n\’est pas un vide qui peut générer de l\’angoisse, mais bien rempli de l\’attente et de l\’illusion anticipatrice de l\’adulte : \ »que va-t-il me proposer ?\ »
À son tour, lors de ces 2\’06 de \ »page blanche sonore\ », Helmut adresse son jargon à quelqu\’un qui écoute pour essayer d\’y saisir un sens.
Dans les 23 longues secondes de silence, il peut ébaucher une pensée, laisser résonner ce qui vient d\’être émis et préparer ce qui va suivre.
L\’échange s\’est construit à partir d\’une écholalie qui a été musicalisée. Par le jeu qui propose le choix entre ce mot et son contraire (permis-interdit), elle a perdu sa fonction de stéréotypie pour advenir à un signifiant.