Une anomie : la négation
04 novembre 2007

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DOKHAN CSERGO Michèle
Nos enseignements



Selon la définition de Pieron en 1951, l’anomie est un trouble de l’évocation des mots. C’est de ce trouble que parfois nous sommes saisis lorsque nous avons à penser l’articulation de notre clinique avec les concepts dégagés par Freud et Lacan.

C’est le langage qui instaure le sujet de l’inconscient ($), constitue le symbole et permet la pensée. L’illustration nous en est donnée par Lacan à partir du conte d’E. Poe : La lettre volée, lettre -en tant que signifiant- qui détermine la place du sujet et ses orientations. Lettre qui frappe le sujet d’une compulsion de répétition selon les termes de Freud ou d’un Réel qui "revient toujours à la même place", sauf à repérer les lois symboliques qui organisent les réseaux de lalangue aux travers du travail analytique : faire que du Réel puisse être symbolisé… Tel est l’un des enjeux de la cure qui viendra de surcroît alléger le symptôme. Mais dans l’actualité de nos prises en charge, le symptôme ne se décline plus tout à fait selon les modalités repérées jusqu’alors et avec Ch. Melman nous abordons ce qu’il en serait d’une nouvelle économie psychique.

1er point – Affect et percept : pour interroger le champ de la représentation

Nous savons avec Freud que toutes les représentations sont issues de perceptions dont elles sont les répétitions. Or, comme le remarque Gunther Anders dans "Nous, fils d’Eichmann", "l’homme apparaît comme le détenteur d’une capacité de fabrication infiniment supérieure à sa capacité de représentation limitée de par sa nature", notre champ de représentation et de perception sont confrontés à une démesure techno-scientifique telle que "nous devenons des analphabètes de l’émotion"… Plus l’appareil dans lequel nous sommes intégrés se complique, moins nous y voyons ; notre monde se soustrayant aussi bien à notre représentation qu’à notre perception devient obscur, notre sentir est devenu inopérant du fait de nos actions, car elles rejettent dans l’ombre le passé.

Quelques années plus tard, Lacan nous dit : "c’est que la caractéristique de notre science n’est pas d’avoir introduit une meilleure connaissance du monde mais d’avoir fait surgir au monde des choses qui n’y existaient d’aucune façon au niveau de notre perception." (leçon du 20.05.70 in "l’Envers")

Ainsi, "le refoulement opère avant même l’action", avance Anders, "et cela du temps de Freud personne n’aurait pu le déceler"… Pour le reprendre avec nos mots, la chose n’a de réalité pour l’homme que si elle est associée au langage. Ou encore, "l’affect est produit par la prise de l’être parlant dans le discours", cela suppose l’articulation du percept au langage. (l’Envers de la psychanalyse). Cependant que c’est la trace mnésique liée au principe plaisir/déplaisir qui permet la représentation (Vorstellung) dont le représentant sera refoulé. (in Entwurf).

Le jeu de la représentation s’appuie sur des objets déjà constitués et la perception ne prend son caractère de réalité que par l’opérateur symbolique qui prend appui sur la béance d’un vide pour amorcer le premier pas de tout son mouvement dialectique. C’est le "pas" ; pas de quelque chose sans une autre chose que l’on identifie sous la forme du Vel aliénant…

Dans le discours social, nous pouvons relever que le jugement qualitatif ne prend plus appui sur des élaborations mais sur des affects se résumant à un non pas "j’aime/j’aime pas", mais un "c’est nul", sans que le sujet puisse en dire quoique ce soit. S’agit-il alors d’affect ? Peut-on dire que, dans ce type d’énoncé, seul le percept serait engagé ? Une nouvelle économie psychique s’annonce, qui semble tenir d’une qualité particulière du refoulement ou en tous cas d’une topologie inédite, car si le refoulement opère la séparation entre représentation et affect, comment penser cette séparation si l’affect était en quelque sorte…quoi ? Irreprésentable ? Méconnu ? Récusé ? Dénié ? Et c’est peut-être cela qui viendrait affecter l’opération de refoulement, puisque, si nous reprenons la définition donnée par Freud dans Métapsychologie reprise par Lacan dans la Logique du Fantasme (leçon du 14.12.66), dans le refoulement il y a substitution d’une représentation à une autre et refus de traduction des premières sensations sexuelles ("Lettre 52"). (Versagung 24.05.61, Le transfert).

A titre d’illustration, un jeune cadre cravaté et costumé se trouvait récemment sur le quai à La Défense. Une jeune fille fume, il lui demande de cesser, elle l’envoie promener… il la pousse sur le train qui entre en gare. Elle en réchappe, on ne sait comment, en état de choc. Le jeune homme entouré par la foule n’a pas tenté de fuir. Que dit-il ? : "Ce n’est pas la peine d’en faire une histoire, elle n’a rien". Comment nommer cela… défaut de percept/d’affect ? Où est le sujet ici ? Quelle division ? Anders le définit comme "l’insuffisance de notre sentir, carence qui permet la répétition des pires choses" et annule le sentiment de responsabilité.

La science a déjà trouvé un antidote à ce "défaut". Un article de BBC News daté du 23.02.07 nous apprend qu’une équipe de recherche associant les Ecoles polytechniques et CNRS de la Suisse, la Françe, la GB, du Danemark travaille sur un projet : "Felix growing". Il s’agit de construire un robot qui, sur le modèle des oies de Lorenz, pourra s’attacher dés sa naissance au premier humain qu’il voit. La proximité physique et le contact avec cet humain lui permettra de déceler les états émotifs qui ont un impact sur la façon dont les robots doivent se comporter (peur, colère, bonheur, solitude) afin de pouvoir aider en "inter-action" les humains dans leur quotidien. Ils sont munis de capteurs auditifs et visuels qui leur permettront de déceler les expressions du visage et les schémas des mouvements. Un code de déontologie est déjà prévu pour régler les rapports des humains avec les robots (BBC News 07.03.07)

Si l’affect est le produit de la langue, par quoi le parlêtre se trouve déterminé comme objet, cet objet (a) du désir, si le percept prend cette modulation : "c’est nul" sans autre représentation, que pouvons-nous dire dès lors de la qualité du refoulement ? De son statut, de ses incidences ? N’avons-nous pas à interroger cet avertissement de Lacan : "Et, nous ne savons pas, pour la raison que nous n’avons jamais su, que nous étions chacun et d’abord déterminé par l’objet a, à mesure que le champ de la science s’étend dans ce foisonnement d’objets faits pour causer nos désirs, pour autant que c’est la science qui nous gouverne, ces objets pensez-les comme lathouses… ça rime avec ventouses". (leçon 20.05.70 L’Envers)

2me point – Pour interroger quelques signifiants majeurs du discours social

Transparence. Si le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, cela marque la division du sujet. Division qui va l’affronter au savoir du sexuel et produire du refoulement. Comment se représenter notre humanité façonnée par un parti pris de non-différenciation, d’équivalence, où A=A. Notamment les tentatives de forclusion sexuelle telles qu’elles sont induites par les théories du "sex-gender" qui font le jeu du discours dominant en privilégiant le contingent sur l’impossible, et produisent une culpabilité articulée plus sur l’impératif de jouissance (qui mène le sujet à l’impuissance) que sur l’interdit à jouir (qui éjecte le sujet selon les modalités du passage à l’acte ou de l’acting out).

Ainsi en est-il d’un couple marié depuis 10 ans, que je reçois en consultation. Chacun des deux autres partenaires se dit "perdu". Des voisins plus âgés d’une dizaine d’années leur proposent un jour une pratique échangiste. Pourquoi pas, une fois ? Mais cette demande se renouvelle et s’assortit d’un contrat de transparence posée comme absolue. Il n’est pas question de se rencontrer sans que chacun des partenaires en soit averti. Las, le contrat se déjoue, des liens se créent avec le nouveau partenaire. Des lapsus, actes manqués viennent l’indiquer et surviennent les conflits entre les deux couples et au sein du jeune couple que je reçois… l’égarement est majeur. Aucun fléau ne peut venir orienter cet acte ? Pas même un enfant né pour chacun de ces deux couples.

Qu’est-ce qui peut se faire, ou pas ? Faut-il continuer, former un nouveau couple ? L’un est-il équivalent à l’autre ? Que reste-t-il ? A quoi cela répond-il ? C.Melman parle de "pulsions expérimentales"… Le plus de jouir est expérimenté sous toutes ses variations. Aucun effet de vérité ne se dégageait pour ces sujets même dans l’après-coup de l’acte. Seul le fait que le contrat de transparence n’ait pas été soutenu est significatif du malaise. Je l’ai entendu comme une résistance du sujet à l’injonction de transparence à laquelle chacun s’était soumis, le signe du sujet de l’énonciation en tant que le sujet a bien été affecté. La dimension du mensonge ne permettait-elle pas en quelque sorte de rétablir un lieu de recel ? En tous cas, c’est à partir de ce point qu’un travail d’élaboration a pu s’engager.

L’autonomie. Autre vignette clinique.

Une jeune étudiante accompagne, très tôt le matin, une amie qui doit prendre l’avion. Elle revient à l’auberge de jeunesse où la nuit avait été agitée… une jeune en état d’ébriété avait cassé une vitre, elle en voit un autre se scarifier avec des éclats de verre et inviter à la mort quiconque veut se joindre à lui… sans qu’aucun responsable de l’auberge dans l’une ou l’autre de ces situations vienne border ces dérèglements. Dérèglements qui font penser au défaut de refoulement tel qu’il peut s’exposer dans la manie.

Enfin pour parachever cet horizon, elle voit dans le jardin, à peine à l’écart, un troisième se saisir de la main d’un camarade pour se faire masturber. Inquiète mais ne pouvant faire autrement, elle reste à l’auberge pour passer sa dernière nuit et va visiter quelques musées. De retour à l’auberge pour le soir, elle voit de nouveau le jeune scarifié tenir des propos confus. Elle en appelle au responsable qui lui suggère "d’appeler la police si elle le veut mais que lui n’a pas à s’en occuper."

Récusation ? Dénégation ? Il y a un "je sais bien mais… je m’en fiche !"… "Je m’en fiche du règlement, et de porter/représenter quelconque autorité, débrouillez vous, je m’en lave les mains." Est-ce cela "l’autonomus ego" dont Lacan parle, à savoir "cet ego à l’abri des conflits" ? (Leçon du 08.04.70 / L’Envers).

Voilà bien un des rejetons du principe "d’autonomie du sujet" qui laisse ce dernier désemparé, chacun peut donner libre cours à ses pulsions. L’autorité est un gros mot qui ne fait plus Loi, il n’y a plus personne pour la soutenir, sauf pour celui qui prend l’uniforme, mais alors sous la forme du bâton qui a mené quelques jeunes à se faire électrocuter !

Voilà un des écueils de notre modernité, aggravé pour l’infans. Ce dernier est d’emblée projeté dans cette autonomie qui le prive d’un temps de construction subjective, celui peut être d’être objet de l’autre avant de devenir individu : "c’est parce que l’enfant est objet partiel qu’il peut être introduit à la question du "che Vuoi"" (leçon du 15.01.58 Formations de l’inconscient). O. Rey a attiré notre attention, dans un essai : "Le fantasme de l’homme auto-construit", sur l’orientation des poussettes toujours tournée vers l’avant, privant l’infans du regard de sa mère, de ce Nebenmensch. (Une folle solitude. Seuil Sept 2006)

L’identité. Nous observons la prévalence de l’image ; l’image qui sous tend le consumérisme fait fonction de bord. Elle vient produire un rapport forcené à l’objet et accuse le trait identitaire communautaire.

Ce besoin identitaire ne serait-il pas l’effet de l’entame portée par le droit civil à l’autorité des père et mère à laquelle le sujet de droit enfant a été substitué. Comment peut-il ne pas désinvestir l’effet naturel de l’autorité si celle ci est placée sous le signe du danger ou de l’autoritarisme et si cette autorité est relayée par différents ayants-droit ?

Nous avons indiqué ailleurs les questions posées par la pluriparentalité et les incidences subjectives des lois réformant l’autorité parentale. Quand les parents sont désavoués, privés d’assise symbolique, le sujet est en quelque sorte privé d’un centre, d’un point de gravité, en déshérence et il suffira d’un trait pour le fixer à un maître.

Nous le savons avec Massenpsychologie, le trait identitaire peut prendre appui sur toute forme de communautarisme. Et, ici nous pouvons nous reporter au témoignage de E. Mann. (10 millions d’enfants nazis).

Quoi qu’il en soit, constatons une fois de plus combien cette bascule du discours vient porter atteinte au Symbolique. Le droit, en favorisant les droits subjectifs (versant Imaginaire), ne laisse plus de place à la dimension du Vide, il prétend répondre à toutes les plaintes, réparer toutes les souffrances, au prix d’une forclusion du Symbolique qui fait retour dans le Réel illustré par ces nouvelles lois qui, par ailleurs, prônent l’égalité en tout.

Signes que notre clinique nous renvoie, ce que d’autres nomment hyper activité ou TOC ou encore TOP, chargeant le juge, le gendarme ou le comportementaliste de mettre fin à ce désordre.

Un 3eme point – Pour interroger quelques faits de la langue

C’est dans la langue que nous trouvons le moteur de ce qui fait acte pour le sujet. Relevons quelques traits.

  1. Reportons notre attention sur l’étude magistrale de Klemperer- philologue allemand qui a étudié les effets du nazisme sur la langue allemande et ce qui pouvait s’en dégager dans le rapport à soi et aux autres. L’auteur pour définir cette langue du Troisième Reich la nomme LTI (Lingua Tertii Imperii).
    Un premier constat s’impose à lui : "tous, partisans et adversaires, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles… une homogénéité absolue de la langue écrite expliquait l’uniformité de la parole". Cette observation ne manque pas de renvoyer à la question de Ch. Melman lors d’une de ses interventions, en mai 2006, au Collège de l’ALI : qu’en est-il de la nature de ce langage qui se développe sur les courriers d’Internet, les blogs et les SMS ? Est-ce du langage écrit ou parlé ? …un parlé-écrit.
    Klemperer notait que la LTI était une "langue très pauvre et monotone" qui ne faisait aucune différence entre la langue écrite et la langue parlée.
  2. Il remarquait aussi -dans les années qui suivirent la fin de ce régime- la survivance de la langue LTI dans "ces expressions venant du coeur" ou encore "du milieu de l’être", reprises sans discrimination par tout un chacun (y compris ceux qui font office de penser) et, "alors même qu’ils voulaient lutter contre" l’état d’esprit fasciste "d’après-guerre."
    Telles expressions renvoient à ce qu’il en serait d’un automatisme mental, tant la langue produit des "phénomènes parasitaires" que nous pouvons retrouver " à travers des tournures, des formes syntaxiques qui furent/sont adoptées de façon mécanique et inconsciente : "cette langue cultivée qui poétise et pense à ta place" : les "pas de souci", ("Je voudrai 1 kg de pommes" – "Pas de souci, répond le vendeur") ; "y’a pas photo", "les victimes de/du… chômage, de l’immigration," (indiquer ici toutes les formes de victimologie qui fleurissent dans les discours ad hoc !) celles de la parité, "les exclus", les "c’est grave", "ça marche, ça l’fait".
    Tous ces clichés sont repris par les mass media qui nous rapportent – tronquant si besoin est – les informations politiques, privilégiant la rhétorique plutôt que la dialectique afin d’imposer un consensus à force de compassionnel.
    La législateur n’est pas en reste avec la loi sur le handicap ou encore la loi sur la prévention de la délinquance qui crée une nouvelle sanction : "la sanction réparation", obligeant l’auteur d’une infraction passible d’un an de prison "à remettre, dans la mesure du possible, la situation dans son état d’origine" et précise que "les efforts consentis dans ce cadre devront correspondre à la souffrance physique ou morale supportée par la victime. "
    Le compassionnel est entré dans le droit ! C’est écrit.
    Dans une veine identique, l’affaire du "petit juge" d’abord encensé pour son âpreté à requérir contre les pédophiles désignés par les enfants victimes puis voué aux gémonies pour son manque de discernement et son acharnement par les mêmes. Affaire s’il en est qui illustre bien le système d’apensée qui régit le discours public et agit sur l’individu/sujet prêt à se jeter dans l’action en produisant acting out sur acting out.
  3. "Cette "novolangue" qui change la valeur des mots et les transforme assujettit la langue à son terrible système et gagne son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret", "cette langue où le domaine privé n’est plus distinct du domaine public" et que nous pouvons associer à notre concept très contemporain de "transparence" qui intervient dans tout domaine (médical, familiale, scolaire et éducatif, judiciaire…), "une vie sans murs", qui réduit ce qu’il en serait d’une possible altérité et engage tout un chacun sur les voies de la normativation.
    Evoquons la loi dite "pour l’égalité des chances", dont le dispositif vise à apporter une aide aux parents qui "éprouvent de graves difficultés dans l’exercice de leur devoir : le contrat de responsabilité parentale
    Toutes informations relatives au domaine social, scolaire et sanitaire "devront être communiquées au maire afin qu’il puisse adresser les recommandations ad hoc et examiner les mesures d’accompagnement parental dès lors que la situation d’une famille est de nature à compromettre l’éducation des enfants, leur stabilité et qu’elle a des conséquences sur la sécurité et la tranquillité publique".
    Ainsi l’Etat par ses représentants unifie, dans la transparence, les champs des savoirs médicaux et psycho-pédagogiques par des prises en charge dites thérapeutiques ou judiciaires. S2 est en position de commandement par où l’autre n’existe que pour lui confirmer sa toute puissance. Ici il faut noter que S1 et S2 n’appartiennent pas au même espace or il semble que nous sommes en présence d’un collage S1/S2 , "une mise en continuité qui ne respecte plus la faille qu’il y a entre S1/S2 , ce qui entraîne une déliaison Symbolique/Réel propre à la logique paranoïaque" (Melman 19.10.2000 séminaire : Les paranoïas)
    Quand il n’y a plus de secret, plus aucun lieu de recel, les effets de la transparence de la pensée sont radicaux dans la psychose mais nous pouvons penser que si le discours social n’entraîne pas des effets aussi ravageants pour autant, ces effets sont tout autant inquiétants et notre clinique en témoigne.
  4. Un autre fait de lalangue nous réfère aux rêves de nos patients qui nous révèlent les indices d’une société qui se totalitarise autour d’un plus-de-jouir.
    Une patiente de 25 ans, agent artistique, rapporte en séance ce cauchemar qu’elle qualifie d’épouvantable : "Nous sommes réunis sur une place par des hommes souriants mais en même temps menaçants, vêtus de marques, dans une atmosphère qu’ils nous présentent comme festive.
    Des malles, des valises comme celles que nous voyons sur les photos de juifs parqués.
    Ils nous demandent de faire la fête et de nous conformer au concept… nous devons être branchés.
    Je refuse, je veux quitter cette place… C’était grotesque !
    Les gens autour de moi n’ont aucune expression, ils semblent indifférents, certains disent qu’ils n’y peuvent rien, d’autres que c’est excitant… Mon père me rassure… : "ce monde ne pourra pas s’imposer, il ne durera pas" ; cela me donne la force de m’enfuir "
    Sujets sans gravité, sans repère autre que celui de l’objet (marque, fête) que cette jeune fille dénonce dans son rêve en s’appuyant sur celui qui en connaît un bout : son père -qui occupe une place privilégiée dans le Monde des arts- mais ne se laisse pas séduire/fasciner par la rhétorique de ce management qui se met en place : "ça ne durera pas".
    Il est important ici de rendre hommage à une proche de H. Arendt, Ch. Beradt qui, à l’instar de W. Benjamin, a eu dès 1933 l’idée de recueillir 300 rêves pour rendre compte de l’emprise du discours nazi sur le psychisme et publia, "Rêver sous le IIIè Reich".
    Pour M. Leibovici qui en fait la préface, deux axes ont orienté cet écrit : "établir un rapport entre l’intime du sujet et le monde politique, inspiré non par des conflits de leur vie privée mais par ceux dans lesquels les a plongés l’espace public" et retenir "les rêves dans lesquels le sujet n’est pas directement soumis à la violence mais à l’impact de la frayeur diffuse et à l’atteinte des repères familiers du quotidien. "
    Nous pouvons renvoyer ici au relativisme ambiant qui à chaque question de société répond par un pourquoi pas… chacun est libre de faire comme il le sent. Si cet homme pense qu’il est femme pourquoi ne pas lui laisser la possibilité de se transformer ? Pourquoi faudrait il que l’enfant porte absolument le nom de son père, il peut choisir (lit-on dans les débats parlementaires).
    Le consumérisme vaut pour tous et pour tout tandis que l’auto-évaluation vient forclore le Réel. Il y a là surtout une forme de duplicité propre au fonctionnement de l’inconscient qui ne rejette rien, fait tout coexister ; or, note Ch Melman, si notre discours social évite, rejette le dogmatisme i.e un signifiant maître venant mortifier le sujet, du coup il n’y a plus rien à refouler, il n’y a plus de sujet du tout. (Leçon 22.10.99 Les Paranoïas).
    Rappelons que pour H. Arendt, l’atteinte au sens du Réel lui-même a pour effet de mener à la perte du contact avec la réalité , i.e la faculté de penser… tout se passe comme si le fictif devenait plus plausible que le perçu,et ce d’autant plus vivement que le percept du sujet est " traumatisé " par l’impact des images qui défilent sans cesse sous forme de publicité et informations visuelles catastrophiques auxquelles il est difficile de se soustraire sauf à décider que le téléviseur ne doit plus faire partie du champ familial, au moins jusqu’à ce que le jugement ait pu se former.
  5. Nous pouvons également rappeler l’observation de R.D Dufour dans "Télévision, socialisation, subjectivation", parue dans la revue Débat de décembre 2004 : "la télévision dans chaque chambre permet de donner satisfaction à chacun… c’est une démocratie sans discours ni discussion" ; c’est une nouvelle famille qui dans la multitude des programmes d’expression de soi constitue ceux qui la regardent comme une grande famille… en ayant les mêmes oncles raconteurs, une sincérité qui préside à tous les déballages intimes, balayant toute pudeur.
    Un nouveau type d’agrégat qu’il propose de nommer "formation égo-grégaire" afin de penser ce nouveau type de "foules" façonné au travers d’un "miroir audiovisuel" qui pose sa marque dès le plus jeune âge et constitue dès lors le mode majeur d’accès à la symbolisation.
    Le statut de l’image n’est pas celui de la parole, du discours, car l’image n’a pas d’adresse, elle n’interpelle pas et n’oblige pas à répondre, échappant ainsi à la fonction symbolique elle privilégie la rhétorique puisqu’il n’y a pas de voie/voix de retour dans le circuit… Voilà pourquoi les repères symboliques de personne, de temps et d’espace sont devenus problématiques, que fiction et réalité se confondent.
    Mais allons-nous regretter le petit écran qui disparaît au profit des jeux vidéos ?
    Jeux qui imposent dans le virtuel un Imaginaire terrifiant, à moins que nous ayons à parler ici de Réel, auquel enfants et ados sont collés comme des lathouses, et qui semble leur interdire, faire écran à toute représentation subjective tant la perception semble anesthésiée…
    Melman remarque que "les fantasmes mis à l’affiche, vous ne pouvez plus fantasmer", vous êtes dans le Réel. D’ailleurs, plusieurs d’entre nous ont remarqué, dans une cure avec des enfants, la nécessité de faire consister de l’imaginaire, tant celui-ci semble appauvri voire inexistant.
  6. Relevons une autre modalité de la parole : celle qui amène le tutoiement quasi automatiquement dès lors que vous partagez un même espace. Nous nous parlons comme si nous nous étions toujours connus. Il y a injonction à la familiarité, le nivellement réduit tout écart et dès lors que vous maintenez cet écart par le voussoiement, c’est-à- dire la prise en compte d’une altérité, vous devenez suspect ou antipathique. A quoi répond cette injonction ? Melman indique qu’il pourrait s’agir d’une défense, d’un moyen de prévention contre le risque d’agressivité que l’autre est susceptible de vous adresser… toujours cette logique paranoïaque.

Evoquons encore la façon dont la fonctionnalisation du langage permet d’immuniser le sujet, le rendant sourd à ses propres contradictions. Que signifie : "devoir de mémoire" ou "principe de précaution ?" "Fange, mollesse du langage, c’était un tissu mou qui s’effilochait. Une bile de mots" disait Antelme dans l’Espèce humaine, pour définir la langue qui se parlait au camp de concentration.

De même, il n’est plus de bon ton d’être "un intellectuel". Un jeune garçon de 12 ans, intelligent, de famille cultivée me disait à propos d’un camarade de classe : "c’est un intello" ; injure qui lui était réservée du fait de son côté fayot et délateur.

Pour cet enfant en cure, pris dans le travail des mots, il n’a pas été difficile de se représenter et d’associer sur ce que pouvaient signifier de telles torsions ou déplacement de sens, et notamment d’élaborer autour de ces expressions si communément dites qui visent à tuer ou massacrer l’autre.

Il est des lieux où le langage ne produit plus que ce type de mots – encore Antelme : "l’enfer ça doit être ça, le lieu où tout ce qui se dit, tout ce qui s’exprime est vomi à égalité comme dans un dégueulis d’ivrogne" même s’il s’agit de marquer quoi son affection, sa sympathie.

"Le chien n’a pas de langage, mais ce qui lui reste, ce qui est le plus proche du S1, c’est la charogne. La parole fonctionne comme charogne, grâce à quoi ce n’est jamais n’importe quand ou n’importe comment." (L’Envers. Leçon du 10.06.70.)

Pour conclure :

Le travail avec la langue, voilà ce qui fait le sel du travail analytique… alors même que tout concourt à nous rendre pessimiste sur le devenir du sujet qui est appelé par le discours technico-scientifique à être sujet de… avant d’être rabattu à l’état d’objet, nous pouvons, un par un, entendre s’assouplir ce tressage qui enferme le sujet dans l’objet, identifier l’opérateur symbolique qui peu à peu reprend sa fonction et engage le sujet dans sa division… autrement dit restituer le refoulement en lieux et place de la Verleugnung/récusation.

Dominique Desveaux a illustré dans son travail, La négation ou l’efficace symbolique, la procédure par laquelle un énoncé forclusif tombe avant de laisser place à un énoncé annonciateur/marqueur du refoulement. Il aura fallu passer par l’indexation des percepts avant d’en arriver au jeu des métaphores et c’est peut-être un point de clinique qui ne nous est pas habituel, car nous aurions à faire avec un suspend de nouage pour reprendre l’analyse de P.-C Cathelineau que je me propose d’illustrer pour les journées de décembre au travers de l’examen des lois de la famille.

(*) Les italiques indiquent que j’ai tenu à souligner l’énoncé.

Bibliographie

Gunther Anders :Nous, fils d’Eichmann. Rivages Poche. 2003

Robert Antelme : l’Espèce humaine. Tel Gallimard.97

BBC News du 07/03/07

P.-C Cathelineau : Quels faits de structure sont-ils à l’origine de la quête identitaire? Essai de topologie appliqué au lien social

Ch. Beradt : Rêver sous le IIIè Reich. Payot 2002.

Desveaux : La négation ou l’efficace symbolique site de l’ALI

R.D Dufour : "Télévision, socialisation, subjectivation", Débat décembre 2004

Freud : Entwurf. In naissance de la psychanalyse. PUF

  • Lettre 52. Id
  • Massenpsychologie. in Essais psychanalytiques.

Klemperer : LTI, la langue du IIIe Reich. Albin Michel Pocket. 2003

Lacan : L’Envers ; 69/70

  • Le transfert ; 60/61
  • Les Ecrits : La lettre volée. Seuil.
  • Logique du Fantasme, 66/67
  • Formations de l’inconscient. 57/58.

Melman : Intervention au Collège de l’ALI ; mai 2006

O. Rey : Une folle solitude. Le fantasme de l’homme auto-construit ; Seuil 2006.