Un peu de barbarie dans la raison pure
23 janvier 2024

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VANDERMERSCH Bernard
Le Grand Séminaire
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Un peu de barbarie dans la raison pure

 

Contre la pathologie de l’universel, être plutôt barbare ?

Barbara Cassin

 

 

Avant tout je souhaite remercier Jean-Paul Beaumont et d’Angela Jesuino pour leurs interventions qui ont ouvert notre séminaire Castration ou barbarie.

Sans réduire l’exposé de Jean-Paul à sa conclusion, je la rappelle :

 

Donc nous restons à cette partition, à discuter

– la castration, l’interprétation sexuelle du manque, le père et le discours, autrement dit ce qui fait lien social, assure un fonctionnement commun de lalangue, permet un dire qui fait pari sur le père

– ou les systèmes de signes, désordonnés, Le pire.

 

La conclusion d’Angela s’en écarte un peu ou beaucoup :

Ce serait quoi alors pire ?

 

Il me semble que pire ce serait de renoncer au dire, de renoncer à dire, de renoncer à soutenir un dire, avec ses effets de réel.

 

Voilà notre tâche renouvelée si nous acceptons de ne pas vouloir sauver le père mais de continuer à faire valoir sa fonction comme laïque, comme pur effet de langage, avec les moyens du bord bien sûr, mais toujours avec les outils qui sont les nôtres.

 

Est-ce qu’un homme serait moins pressé de se débarrasser du Père qu’une femme ?

 

Nous sommes devant trois alternatives : La castration ou pire, le père ou pire, dire…ou pire, qui résument la question : La castration exige-t-elle le père ? Dire exige-t-il la castration ?

 

Le pire n’est pas toujours sûr mais quel en est le prix ? Symptôme, patriarcat ou seulement le courage de dire.

 

Quant au pire, est-ce un comparatif, « pire que », dans un monde d’évaluation ou est-ce le mal absolu, le pire ? Y a-t-il des degrés dans la barbarie, ce qui revient à : « Y a-t-il des civilisations pires que d’autres ?

 

Cette pente est glissante : ce qu’on appelle la colonisation, n’a pas reculé à employer des moyens comparables à ceux des barbares. C’est bien regrettable, dira la bonne conscience, mais c’était le prix à payer par ces barbares récalcitrants pour accéder aux bienfaits de ma civilisation.

 

De la barbarie, beaucoup en ont parlé, sociologues, philosophes, écrivains, romanciers, artistes. Je retrouve dans ma bibliothèque un petit ouvrage de Jean-Pierre Le Goff de 1999, La barbarie douce,[1] qui déplie ce « point aveugle de la « modernisation » des entreprises et de l’école ». Un des remèdes proposés : « User correctement du langage ». Que dire de plus ?

 

Avons-nous, psychanalystes, qualité particulière pour en parler ?

 

C’est avec ce titre : Castration ou barbarie que nous nous sommes peut-être imprudemment lancés en arguant d’un concept proprement psychanalytique.

 

Si nous prouvons que c’est un ou exclusif, la castration exclut la barbarie et la barbarie exclut la castration. C‘est plutôt rassurant : ça valait le coup de subir la castration. A supposer que la castration soit subie et non l’effet d’un engagement actif d’un sujet dans le jeu sexuel,

Si c’est en revanche, un ou inclusif, qu’il se pourrait qu’il y ait barbarie sous castration, cela nous obligerait à voir comment un castré civilisé peut devenir barbare.

 

La question, simple à énoncer, devient : Ce que nous appelons castration est-il en mesure de nous préserver de ce que nous appelons barbarie ? A première vue on est tenté de dire : non !

En tout cas cela suppose de s’entendre sur castration – Jean-Paul Beaumont s’y est attelé – et sur barbarie.

 

Pour la castration, Charles Melman donne cette définition : « interprétation sexuelle du manque dans l’Autre ». Sexuel, cela signifie aussi : il y a du non-sens, du non-rapport,  du réel au sens de la finitude. Cette définition ainsi réduite ne précise pas la nature de l’agent qui la rend effective, agent que Lacan appelle Père réel. C’est un problème des plus actuels. Cette finitude, qui inscrit une frontière symbolique sur une limite à la jouissance quasi naturelle, dépend-il de l’attribution au père de l’atout maître ? Ou bien tout sujet désirant peut-il en être le support ?

 

Quitte à faire un saut anachronique dans le trajet de Lacan, je dirai que la castration c’est l’intégration par le sujet de trois manques à jouir impossibles à combler et leur fusion en un manque unique. Soit la fusion de trois restes au-delà de trois limites :

 

limites des jouissances fondées sur une coupure qui fait une fin (jouissance phallique), limites naturelles des jouissances sans fin (jouissance Autre), limites du sens. Seule la jouissance phallique semble nécessiter une action sur le sujet, la limite de la jouissance du corps étant naturelle et celle du sens avec la lettre, liée à l’automatisme du langage.

 

Ces trois restes fusionnés constituent l’objet a.[2] Pour fonctionner comme cause de son désir, il y faut donc un agent extérieur qui peut faire défaut puisque ça ne se produit pas chez tous. La condition d’être parlant ne suffit pas. Il y faut une opération sur la langue incorporée. C’est la question de l’agent nécessaire pour effectuer cette opération.

 

Qui est l’agent de la castration : l’énigme irrésolue du Père réel.

Lacan lui-même en 1957 avoue que « personne ne peut dire finalement ce que c’est vraiment que d’être le père » [l’agent de la castration], ce « quelque chose qui est le réel du symbolique, celui qui est vraiment le Père […] sinon quelque chose qui se trouve déjà là dans le jeu, jeu joué avec le père, jeu de qui perd gagne, grâce auquel l’enfant peut conquérir la foi qui dépose en lui cette première inscription de la Loi. » (6 mars 1957)[3]. Réel du symbolique veut dire symbolisation d’une limite à la symbolisation : on ne peut pas régler sa conduite sur la seule rationalité.

En retrouvant de multiples occurrences de la formule « pas encore…déjà là » dans la bouche du Petit Hans après la visite chez Freud, je l’ai interprété comme l’introduction du sujet dans le temps spécifique du futur antérieur, celui qui résulte de la mise en cause du sujet par l’objet a. C’est-à-dire l’apparition du devoir d’assumer sa propre cause et donc la responsabilité de ses actes. Ce devoir est un effet du changement topologique de l’espace du sujet qui introduit une hétérogénéité au cœur du sujet (en plus de l’homogénéité symétrique du rapport au semblable). Pour Hans, le Cheval n’a pas suffi, il a fallu l’intervention du Professeur pour introduire cette temporalité du futur antérieur qui, à mon avis, est le signe « pathognomonique » de la castration. La dérive barbare du nazisme s’est traduite par la perte de cette temporalité spécifique dans la langue « officielle ». « …tout ce à quoi elle touche acquiert une signification « historique » » [4], ce qui revient à nier toute histoire comme récit avec sa contingence.

 

Ce devoir civilisateur d’assumer sa propre hétérogénéité peut sembler trop lourd au civilisé et il est tentant pour lui de s’en décharger sur un semblable ou un groupe de semblables qui deviendra dès lors par projection le support de son propre objet a. Ainsi extériorisé dans une figure unheimlich haïssable, cet objet a est moins angoissant. En revanche c’est le pouvoir métaphorique de la langue du « civilisé » qui en pâtit. La langue perd son aération, l’espace du sujet désirant se rétrécit par homogénéisation rampante.

 

Le religieux lui aussi se coupe de la vérité de sa propre cause en la remettant à Dieu mais pas de sa responsabilité. De plus la religion lui inculque en compensation de ce soulagement des interdits encore plus exigeants : rituels envahissants, aimer son prochain comme soi-même, voire aimer même ses ennemis pour le chrétien. Il y a quand même dérive possible. V. Klemperer note néanmoins que le nazisme a été pris par des millions de gens pour l’Evangile parce qu’il se servait de la langue de l’Evangile ».[5] Le stalinisme montre qu’un évangile peut se passer de dieux. Et les dieux n’ont jamais empêché les religions de virer à la barbarie.

 

Le réel dans le symbolique, celui du déjà là, a pour effet salutaire d’empêcher un pouvoir d’entraînement mécanique du signifiant sur le corps de la langue incorporée, sa dégradation en signe voire en signal pour le corps.

 

Mais ce réel est précaire : la parole se dégrade vite.

 

D’abord la perte de la capacité du signifiant d’évoquer pour le sujet des sens opposés, c’est la pente paranoïaque du discours totalitaire. Un degré de plus et c’est la dégradation en signal : le signifiant qui devait représenter un sujet pour l’Autre se dégrade en signal pour le corps et l’air devient irrespirable pour le sujet du désir soumis à l’emprise d’une jouissance forcée[6].

 

Plutôt que dans l’orgasme, comme il a pu se dire, la jouissance totalitaire trouverait sa métaphore dans la grande crise épileptique, synchronisation de tous les neurones moteurs marchant du même pas pendant que le sujet s’absente.

 

  1. Klemperer notait dans LTI cette altération de la langue notamment dans le sens de la perte métaphorique, voire de la perte du sens toujours possiblement opposé des verbes pour atterrir sur un sens neutre mécanique[7]. Paradoxe d’une idéologie nazi de la vie pure qui finit par l’étouffer :

« … le IIIème Reich ne connaît que des jours fériés – on pourrait presque dire qu’il a souffert du manque de jours ordinaires, mortellement souffert, tout comme le corps peut-être mortellement atteint par le manque de sel …. »[8].

Si j’ai évoqué la religion, c’est que le nazisme s’est reposé sur une forme dégradée de religion, en tout cas sur le besoin d’un Père en qui croire, besoin qui perdure quand ce Père devient une victime, humiliée, trahie, une figure du Christ :

 

  1. Klemperer rencontre un de ses anciens élèves, et s’étonne qu’il ne se porte pas candidat à sa réhabilitation après la guerre.

― Comment allez-vous ? lui demande V.K.

― Mal, bien sûr, je travaille dans le bâtiment, ça ne suffit pas quand on a une femme et un enfant et, à la longue, je ne tiendrai pas physiquement.

― Ne serez-vous pas réhabilité ? Vous n’avez sûrement rien fait de mal et vous n’aviez pas de fonction élevée dans le parti, alors pourquoi n’êtes-vous pas réhabilité ?

― Parce que je ne me suis pas porté candidat et que d’ailleurs je ne le peux pas.

―Je ne comprends pas.

 

Silence. Puis, péniblement et les yeux baissés, il dit :

  • Je ne peux pas le nier, j’ai cru en lui

― Mais il est impossible que vous croyiez en lui à présent. Vous voyez où cela a conduit et tous les crimes terribles du régime sont maintenant étalés au grand jour.

 

Un silence encore plus long. Puis tout bas :

― Je vous accorde tout cela. Ce sont les autres qui l’ont mal compris, qui l’ont trahi. Mais en lui, en lui, je crois encore.[9]

Le refus de lâcher une croyance, la certitude que toute information démentant cette croyance n’est que mensonge, peut faire des martyrs qui paient de leur vie leur besoin d’une vérité vraie. Goebbels, dont on ne fera pas un martyr pour autant, peut encore déclarer en avril 1945 : « Nous n’avons pas besoin de savoir ce que veut faire le Führer, nous croyons en lui. »

 

La castration, ou la défense par la foi contre la castration, ce cet ancien élève de V. Klemperer se révèle clairement incapable de lui faire tolérer ce réel : l’Autre ne peut garantir sa propre vérité. Si c’est la castration qui l’a peut-être empêché de commettre des actes barbares, elle l’a laissé tolérer qu’ls soient commis par d’autres… Il est vrai qu’ « aveuglément  désigne la disposition idéale d’in nazi envers son Führer et son Unterführer. »[10]

 

Quant à la barbarie, on s’en est tenu ici aussi à la définition de Charles Melman : « La barbarie consiste en une relation sociale organisée par un pouvoir non plus symbolique mais réel ». C’est une définition structurale plutôt que descriptive. Elle fait référence au discours du Maître auquel elle l’oppose. Le discours du Maître fonctionne en effet sur l’impossibilité qu’un S1, un signifiant maître, s’asservisse totalement S2, le champ social, le champ de la culture et ses servants, sans aucun reste.[11]

 

Ce que Charles Melman entend par pouvoir réel, je le comprends ainsi : faute de reposer sur une autorité qui le reconnaîtrait, de reposer sur un pacte symbolique, le pouvoir ne peut s’appuyer que sur un rapport de forces. Il ne s’agit pas pour autant d’un « retour à la nature », d’un pouvoir animal comme celui de l’instinct. Il n’y a de barbarie, au sens péjoratif, que chez les humains, ces animaux parasités par le système symbolique de leur langue. Il n’y a guère de tueries à l’intérieur d’une même espèce chez les mammifères, encore moins d’exactions sadiques. Un déchaînement de violence, au-delà des limites naturelles que l’instinct semble imposer aux animaux, se rencontre en revanche bien souvent chez les peuples dont la culture suscite notre admiration. C’est l’ordre symbolique du langage qui permet cela : Kant avec Sade.

La notion de pouvoir réel nous amène plutôt à l’idée d’un maître réel, « identique à lui-même », ce qui est d’ailleurs dangereusement proche mais non identique à la signification du verbe latin posse : pouvoir.

 

Posse ß Pot-esse : être pot, c’est être soi-même.[12] Nous retrouvons le pot dans le despote grec. Plaute appelle le maître : « Ipsissimus », « Très lui-même ». Pour les pythagoriciens, Autos , était le maître par excellence, Pythagore. Mais Lui-même ou Soi-même, restent des signifiants même s’ils prétendent faire exception à la loi du signifiant, être l’au moins Un qui ne renvoie qu’à lui-même. En revanche, être identique à soi-même, c’est choir du signifiant pour devenir lettre ou objet. C’est ainsi que le signifiant-Maître devient réel, identique à lui-même, littéral. On dit et on doit obéir à la lettre : pas d’interprétation possible.

 

Les Grecs – qui ont produit le mot – avaient une autre idée du barbare. Ce mot désignait la condition des étrangers, de ceux qui, barbaroi, qui ne parlaient pas le grec, qui émettaient des sons, des borborygmes incompréhensibles. De là à douter hypocritement de leur humanité, il n’y a qu’un pas vite franchi. C’était le cas des amoureux de leur langue, langue vécue comme exceptionnelle, parfois quasiment sacrée, ciment d’un peuple, un seul, le seul digne de jouir de la liberté. Les autres, barbares ou berbères, sont presque des animaux. Il est légitime de les asservir.[13]. C’était le point de vue de beaucoup e Grecs, fondateurs un eu idéalisés de la première forme écrite de démocratie. Platon prête à Aspasie, maîtresse de Périclès, dans le Ménéxène, ces propos dignes du FN voire du nazisme[14] :

 

« C’est ainsi que la bonne naissance et la liberté de notre cité sont fermes et saines et par nature pleines de haine pour le barbare parce que nous sommes purs Grecs et sans mélange de barbares ».

 

Le glissement vers la barbarie du civilisé est solidaire d’un idéal de langue parfaite, d’un usage « purifié » du signifiant. Purifié de ses homophonies signifiantes et amphibolies syntaxiques.

 

Formés par Aristote, les hommes « civilisés » sont invités à penser que le langage doit signifier une chose et une seule : parler = dire quelque chose = signifier quelque chose = signifier une seule chose = la même pour soi-même et pour autrui.[15] Ainsi disposerons-nous d’un outil parait de communication. Rêve de Leibnitz d’une langue sans équivoque, mathématique et d’une quantité d’autres inventeurs recensés par Umberto Eco, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours[16].

 

L’exigence d’univocité est certainement « subjecticide » : « Parle comme nous si tu es un homme, sinon… Sinon tu es comme une plante qui parle, homoios phutöi, un oxymore nommé sophiste ».[17]

 

C’est d’ailleurs un sophiste, Antiphon, un de ces philosophes méprisés qui sauve l’honneur des Grecs. Il dit que « par nature, tous en tout de la même manière, nous trouvons naturellement et Barbares et Grecs ».[18]

 

Ce n’est pas un hasard si Lacan, Jacques le sophiste[19], affirme que « le psychanalyste, c’est la présence du sophiste à notre époque, mais avec un autre statut. […] on sait pourquoi les sophistes à la fois opéraient avec tant de force et aussi sans savoir pourquoi. Le tant de force repose en ceci, que nous apprend l’analyse, c’est qu’à la racine de toute dyade, il y a la dyade sexuelle, le masculin et le féminin. Je le dis ainsi parce qu’il y a une toute petite oscillation autour de l’expression si je la disais le mâle et la femelle ».[20]

 

L’insu que sait de l’Une-bévue ne parle certainement pas comme le souhaitait Aristote. Grosso modo, pour le logico-positivisme, le langage décrit la chose, pour le sophiste, il fait la chose, à ceci près que pour le sophiste Lacan il fêle a-chose,[21] il la fait résonner en jouant de l’équivoque qui, dit-il, va d’emblée vers le sexe, non pas mâle ou femelle, mais homme ou femme.[22]

 

Il y a risque de barbarie « dure » quand l’identification d’un peuple à sa langue vire à la croyance en son exceptionnalité, à ce qu’elle soit la seule à atteindre l’authentique, la vraie nature du peuple qui la parle. Il y a barbarie « douce » quand « le principe de non-contradiction s’ancre ainsi dans une injonction qui s’approprie l’universel : « Parle comme moi si tu es un homme ! »[23]

 

La fin énigmatique de l’apologue des prisonniers que Lacan produit en 1945 fait référence, semble-t-il, à une barbarie pas douce :

Un homme sait ce qui n’est pas un homme

Les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes

Je [me hâte] de m’affirme[r] être un homme de peur d’être convaincu par les hommes de n’être pas un homme.

 

Comme ce n’était pas possible pour ceux qui étaient visés par le délire antisémite devenu loi nationale, ce sophisme laisse un certain malaise. Mais il rend compte de la hâte, pour ceux qui n’étaient pas visés, de s’affirmer comme membre de la communauté nationale.[24]

 

En résumé, qu’est-ce qu’un homme ?

La plupart des petits groupes humains se réservent le nom d’hommes. La civilisation commence par rejeter ceux qui ne sont pas nous les hommes.

La barbarie est certainement un effet du langage car, inconnue des animaux, elle est proprement humaine. Homo homini lupus est un déni. Elle est donc un effet du langage, des lois objectives du langage qui nous privent de tout instinct animal. Cette proposition est assurée, à condition d’y adjoindre les lois de la linguisterie, i.e.. les lois qui résultent de l’incorporation du langage par le sujet de la jouissance, sujet qui peut toujours renâcler devant l’incomplétude de l’Autre en lui, qui lui fait horreur ou l’angoisse. Ces lois de la linguisterie sont, entre autres, celles du refoulement, de la forclusion, du déni ou de la récusation avec leurs effets spécifiques. La barbarie est ce qui advient quand le « réel du symbolique », le déjà là, sous la forme de l’objet a, cause intériorisée du sujet, disparaît. Elle ne disparaît pas chez le castré « civilisé », il est reporté sur le barbare à civiliser ou à intégrer. Noble cause ?

 

La castration n’est pas capable de prévenir le pire. La castration avec le phallus comme signifiant exceptionnel, hors pair, qui ne renvoie qu’à lui-même, inscrit la possibilité d’un bord qui fait limite à l’Autre et partant, d’une totalité, d’une universalité. Mais il ne résorbe pas le reste, l’objet a. Il lui donne seulement couleur sexuelle. La castration est au fondement du du discours du Maître symbolique en assurant la relativité du pouvoir du S1 sur S2 avec ce reste.

 

Mais elle n’évite pas ce que certains peuvent vivre comme un malheur, à savoir interpréter comme échec le fait que le brillant S1 ne puisse ordonner un S2 sans équivoque, réaliser un ensemble homogène, une totalité sans cet objet déchet inassimilable, résidu d’une jouissance rebelle à cette ordonnance, mais aussi objet d’une hypocondrie politique.

 

Malheur donc pour les amoureux de la langue parfaite. Malheur pour le dictateur qui veut que la société marche d’un seul pas. Malheur surtout pour cette société s’il réussit à en donner l’illusion en soulageant ses sujets de la misère de la pensée. Il suffit pour cela de reporter la cause de l’échec sue ce qui reste irréductiblement autre ou seulement le présentifie : les femmes, les étrangers ou quelque minorité.

 

Malheur d’autant plus qu’avec le rejet de l’objet a qu’exige la réalisation de cet idéal de pureté sans reste, c’est aussi la cause du sujet qui disparaît et sa responsabilité quant à son désir. « Je n’ai fait qu’obéir aux ordres ». Banalité du mal.

 

En conclusion.

 

La barbarie est la fidèle compagne des idéaux communautaires les plus élevés quand la langue mise à leur service en vient à ne plus tolérer aucune entame dans leur réalisation en se faisant univoque et hyperbolique.

 

Il en résulte une responsabilité écrasante pour celui qui vient à occuper la place de l’exception, Mr Autos, Mr Ipsissimus, celui donc qui tire son pouvoir du phallus, seul signifiant qui ne renvoie qu’à lui-même.

 

Cette responsabilité est, entre autres, de résister au vœu de la communauté de faire un tout fermé, de résister à incarner « réellement » l’exception qui n’a pas de nom. S’il se croit l’incarner et que ça marche, quoi qu’il fasse, qu’il mente, qu’il commette des exactions, en soulageant son peuple du poids de la castration il prospèrera. Il importe donc que le maître assuma sa castration car, si le pouvoir symbolique vient du phallus, il ne tire son autorité que du reste, de son manque à être qui le fait désirant et non figure de l’Être authentique. Il est vrai que cette figure de l’Être finirait par se fracasser sur le réel de l’inexistence d’un tel être mais ce serait souhaitable d’en prévenir l’incarnation illusoire.

 

Je me suis inquiété de la langue des états historiquement reconnus comme totalitaires. Le danger n’est certes pas écarté aujourd’hui. Mais il faudrait peut-être s’inquiéter davantage de la réussite d’un autre totalitarisme, « soft » celui-là, celui d’une langue parfaite universelle. Il se manifeste notamment dans la langue managériale mais aussi politique. Elle dissimule sous une empathie forcée et feinte une soumission quasi-totale à un impératif « raisonnable » qui, manifestement, ne relève plus d’un idéal signifiant. Le capitalisme met-il le profit en place de signifiant maître ? Ce qui, à mon avis y fait obstacle est que ce profit semble détaché de tout plus-de-jouir d’un corps. Certes la plus-value reste extraite du corps des travailleurs. Mais la logique de ce discours, s’il mérite le nom de discours, ne permet pas à cet objet « plus-value » de répondre d’aucun sujet. La plus-value n’est pas l’objet a. Loin d’être perdue, elle s’entasse en certains lieux sous forme numérique sans rapport avec le lieu où elle a été produite. Ce « nouveau » discours tire profit de l’origine commune du signifiant et du nombre, le trait unaire. Mais il fait un usage perverti du signifiant et des mathématiques. En gros, la réussite de ce discours c’est d’avoir surmonté ou contourné un réel : l’incompatibilité de la cause du sujet avec la comptabilité du profit.

 

« Ce qui compte ne peut être compté »[25] Eh bien, ça le sera quand même. La comptabilité capitaliste forclôt la cause sexuelle dans la langue. Ça se traduit aujourd’hui avec la mondialisation par une langue sans métaphore. Cette langue opératoire, vectrice d’une pensée opératoire, caractéristique de l’effet psychosomatique déjà évoqué pour la LTI, cette langue de pure communication n’engendre aucun sujet. Elle ne produit guère d’érotisme qui pourrait assurer le sujet de son existence. Elle risque en recouvrant la lalangue d’asphyxier le sujet désirant de façon plus sournoise mais peut-être aussi invasive que la langue totalitaire. Il est vrai que se développent un peu partout, chez les jeunes surtout, des langues rebelles à cette uniformisation, même si elles n’y résistent pas longtemps. Mais cette actualisation de la notion de barbarie mériterait un tout autre développement.

 

Un peu de barbarie dans la logique épurée globalisée désincarnée pour rappeler que l’a-chose qui compte pour un sujet, l’objet a, ne peut faire l’objet d’une comptabilité mais seulement orienter le chiffrage par l’inconscient de l’irréductible dualité sexuelle. Que seulement il résonne dans l’équivoque de la parole et ça respire.


[1] J.-P. Le Goff, La barbarie douce, La modernisation aveugle des entreprises et de l’école. La Découverte, 1999.

[2] Ce qui suppose l’identification de la lettre comme déchet du signifiant, de la livre de chair sexualisée comme déchet du narcissisme et du non-sens comme déchet du savoir. Si la lettre comme « déchet » du signifiant, d’une part, le défaut d’une garantie de la vérité, d’autre part, sont des effets « mécaniques » du langage articulé, et enfin la perte d’une part de jouissance orificielle semble exiger une action extérieure,

[3] Jean-Pierre Lebrun ajoute à cette antériorité, l’altérité et l’autorité pour construire la fonction Père. L’autorité de la tradition, le déjà là des pères ayant disparu du jeu social depuis longtemps et avec elle l’affadissement de l’antériorité des générations dites senior, que reste-t-il pour garantir une altérité qui ne soit pas rejet pur et simple des étrangers dans l’inhumanité.

[4] V. Klemperer, LTI , Albin Michel, Espaces. 2023, [Notizbuch eines Philologen, Reclam Verlag, 1975], p. 95

[5] Idem, p. 219

[6] Voir dans l’OBS/N°3087-30/11/2023 Reprendre son souffle, interview de Clitilde Leguil et Marielle Macé par Xavier De la Porte.

[7] Op. cit. p.9.

[8] V. Klemperer, LTI , Albin Michel, Espaces, p. 96

[9] Id. p. 221.

[10] Ibid. p. 279.

[11] Dans ce discours le sujet représenté trouve un treste non signifié pour ex-sister. Au niveau individuel ce reste, c’est l’objet a, ce quantum de jouissance cédée qui répond pour le sujet. Dans le champ social, définir ce reste, ce plus de jouir « collectif » est plus difficile à préciser mais il est certainement lié à la langue singulière dans sa littéralité, sa phonétique, voire son écriture. Point à discuter.

[12] E. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, T1, Editions de Minuit, 1969, p.90.

[13] « Aussi les poètes disent-ils : « AU BARBARE ? L4Hell7ne a le droit de commander » comme si, par nature, barbare et esclave, c’était la même chose ». Aritote, Politique,I, 1252b 7-9.

[14] D’après B. Cassin, Eloge de la traduction, Pluriel, p. 35.

[15] « Car ne pas signifier une seule chose, c’est ne rien signifier et si les mots ne signifient pas, on détruit la possibilité de dialoguer les uns avec les autres et, à la vérité, avec soi-même ». Aristote, Métaphysique, IV, 1006b, 7-9.

[16] U. Eco, La recherche de la langue parfaite, Seuil, 1994

[17] B . Cassin, Eloge de la traduction,, p.116

[18] Antiphon, Sur la vérité, POxy 1364 + 3647, A, col.II

[19] B. Cassin, Jacques le Sophiste, EPEL, 2012

[20] J. Lacan, Problèmes cruciaux de la psychanalyse, leçon du 12 mai 1965, ALI Ed. p. 348.

[21] J. Lacan, Le moment de conclure, leçon du 15 novembre 1977, ALI Ed, p. 10.

[22] Distinction que fait la Genèse.

[23] B. Cassin, op.cit, p. 115-6

[24] « Mr Klein, boucher à Clermont-Ferrand, fait savoir qu’il n’est pas juif. » (Le chagrin et la pitié).

[25] Titre de mon article paru dans Essaim, n°49, Erès, 2022, pp. 37-47.