Un lieu sans conditions, peut-il faire acte psychanalytique?
06 novembre 2023

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LEGON Valérie
Journées des cartels
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Un lieu sans conditions, peut-il faire acte psychanalytique ?

Un-passe ou pas-sage ?

Valérie Legon

 

Pourquoi ce titre et cette question ? Un lieu sans conditions, peut-il faire acte psychanalytique ?

Il s’origine de mon embarras dans mon travail de psychologue en SESSAD et en institution médico éducative. Le cartel a été pour moi un lieu pour partager mes doutes.

De quels embarras s’agit-il ? Ils sont nombreux. Comment faire avec les modèles théoriques en vigueur aujourd’hui dans le champs de la pathologie mentale et dans les institutions de soins? Comment ne pas se sentir coupable quand on a l’impression d’avoir cédé sur son désir ? Et qu’est-ce que ce serait d’avoir cédé sur son désir ? A quoi se raccrocher ? Qu’est-ce qui peut faire boussole ?

Après réflexion, je ne suis pas sûre que les modèles théoriques actuels soient sans conditions. Ils sont bien au contraire, me semble-t-il, très exigeants, très normatifs. S’ils visent à être le moins onéreux et le plus rentable, ils ont en revanche un coût subjectif . Ils sont sous-tendus par le discours capitaliste qui rejette la castration hors du symbolique, discours univoque et totalisant. Cela peut donner l’illusion d’une satisfaction immédiate, satisfaction qui pourrait se transformer en difficulté et impasse.

Je cite Christian Desmoulin « sortir du discours capitaliste ?» dans le Champs Lacanien 2005 n°2 : « D’une certaine façon, la consommation est une façon de tenir les gens tranquilles, d’amortir la violence pulsionnelle en offrant un dérivatif à la pulsion. Les gadgets produits par la science viennent comme des réponses aux béances pulsionnelles orales, anales, scopiques et invocantes. Grâce au capitalisme, la science remplit nos orifices. On en a plein les yeux, plein la bouche, plein les oreilles et finalement plein le cul. N’est-ce pas merveilleux ? »

Il m’arrive souvent dans ma pratique de me sentir « hors des clous » , de ne pas savoir où je vais. Comment me frayer un passage et sortir de l’impasse ?

Faut-il être intransigeant ? Est-ce possible ? Ou comment transiger sans perdre le fil ?

Je ne crois pas qu’un lieu sans conditions puisse faire acte. Pour autant, je ne pense pas qu’il y ait des conditions qui garantissent un acte. Cependant l’absence de certaines conditions ne permettront pas que puisse advenir un acte.

Pour ma part cette question du lieu et du déplacement retentit bien sûr dans ma cure, dans mon mémoire de maîtrise sur l’errance à l’adolescence et aujourd’hui dans mon travail en service d’éducation et de soins à domicile.

La question du lieu se pose bien sûr dans mon parcours mais sans doute pour chacun d’entre nous si le lieu a à voir avec l’origine.

Nicolas Dissez a écrit un texte qui s’intitule le lieu, une porte d’entrée dans la clinique psychanalytique alors « qu’est-ce qu’un lieu ? »

C’est également le titre d’un article de Charles Melman parut dans le bulletin Freudien n°32. Il s’agit du lieu de l’Autre, d’un domicile subjectif.

Je le cite: « ce rappel phénoménologique tout à fait banal nous illustre que le lieu d’où l’on parle, le lieu du dire est bien se qui constitue pour chacun d’entre nous notre maison. »

Dans ce texte Charles Melman part de la pathologie ordinaire et de la topologie pour nous aider à mieux saisir les enjeux du lieu de l’Autre et sa complexité. Il parle de façon très juste et sensible de notre propension (inclinaison) projective relevant de la paranoïa ordinaire.

Il évoque le séminaire  « les non-dupes errent » dans lequel nous dit-il Lacan « déplace complètement la question de la maison de la subjectivité. » C’est un séminaire que j’avais lu à l’époque de la rédaction de mon mémoire de master1 sur l’errance à l’adolescence. Je n’avais pas saisi grand chose à ce moment-là. J’avais juste retenu que la dupe est un petit oiseau naïf et qu’il fallait être la dupe du père.

Fallait-il oser poser des questions même les plus naïves ?

J’associe cela comme ça aujourd’hui car dans le cadre de ma supervision, l’analyste m’avait demandé au sujet d’une rencontre avec des parents, si je leur avais posé la question de pourquoi ils avaient fait le choix d’une méthode éducative. Je ne leur avais pas posé la question. Et pourtant ce qui aurait dû m’intéresser c’était bien leur parole, leurs projections à eux.

Il ne faut pas être trop poli, trop bien élevé m’avait-elle dit.

Alors, s’agit-il aussi de n’être pas-sage ?

JP Lebrun dans une introduction publiée dans un recueil des actes de journées sur le travail social parle de la question du Nom du père dans le cheminement de la pensée de Lacan et du passage au « nommé à » dans « les non-dupes errent ».

La place d’exception ne va plus de soi dans le social. C’est une évolution. Qu’est-ce que cela modifie et cela change-t-il quelque chose dans la clinique au sens large, dans la cure ou dans les services et institutions de soins ? L’acte psychanalytique est-il toujours envisageable ?

Qu’est-ce qu’un acte psychanalytique ?

Selon Erick Porge dans son article clinique psychanalytique, il s’agit de s’autoriser comme analyste et comme être sexué. Melman ?

toujours dans cet article sur le lieu, parle de l’issue de la cure selon Freud avec « la liquidation du complexe de l’œdipe chez l’homme et le renoncement au pénis-neid chez la femme. » Melman poursuit : « C’est-à-dire au détachement vis-à-vis de l’instance phallique soit chez l’homme qu’elle serve à asseoir sa maîtrise soit chez la femme qu’elle constitue cet objet irrémédiablement perdu dont seul la réappropriation lui paraît en mesure de la guérir. »

Non sans humour Melman dit en parlant de l’instance phallique que « c’est une valeur qui a fait ses preuves ! » C’est pas évident de se sortir de cette affaire et il ne me semble pas que l’on ne s’en sort pas une fois pour toute.

Pour se frayer une issue par rapport à cette affaire, il oriente son propos vers la topologie et le nœud borroméen, seul moyen pour faire collectif. Il évoque les architectes qui devraient, dans une maison, construire une pièce vide sans fonction aucune, pas de débarras ou de grenier. Cela évoque bien sûr le jeu du taquin et le nœud. Pourquoi une pièce vide ? C’est ce qui fait que la parole peut circuler, que la rencontre est possible. C’est justement la représentation de l’instance phallique. Une pièce qui permet de se séparer, de rompre avec la communauté.

Melman l’explique dans le sens où cette instance phallique, on en n’est pas propriétaire. C’est une pièce vide , inoccupée et il ne faut pas l’oublier.

La formalisation des discours par Lacan va dans ce sens. Il s’agit lorsque l’on change de discours, de se déplacer d’un quart de tour sauf le discours capitaliste.

Cela m’évoque la psychothérapie institutionnelle et la constellation transférentielle où, peu importe sa fonction le transfert et l’énonciation de chacun a une valeur indépendamment de la place que nous occupons socialement. Ce qui donne de l’importance et une place au savoir insu et non aux connaissances. Aujourd’hui, nous sommes à l’air des experts, il est donc important de ménager une place à un autre type de savoir.

Melman parle également de la question du Maître dans ce texte en disant je le cite : « c’est la dessus que notre maître Lacan- je n’ai pas peur de dire mon maître ; au contraire je dois vous dire que quand je rencontre un maître , je suis très content ; je dois dire que jusqu’à la fin de sa vie, Lacan avait des maîtres et il était très content- (…) »

C’est bien la question de cette place, de cette instance dont personne n’est propriétaire mais dont il faut pouvoir en jouir.

Dans le séminaire l’acte psychanalytique, j’ai aimé lire la séance de travail du 31 janvier 1968 car elle m’a rappelé des temps au sein du cartel où chacun amène ses questions et ses interrogations sans production immédiate sinon la circulation de la parole entre les membres. Chacun y va de son énonciation. Un maître , n’est-ce pas celui à qui l’on peut adresser nos questions et qui nous en adresse en retour, et qui nous met donc au travail ?

Dans un texte intitulé « le désir de l’analyste aujourd’hui : démenti et interlocution », JP Lebrun parle de la nouvelle économie psychique et de comment il a pu être amené à parfois modifier sa pratique. C’est un texte que je trouve également précieux.

Il y explique, à mon sens, comment aujourd’hui la neutralité bienveillante ou le silence peuvent à un moment donné, en tout cas au début, être une impasse dans la mesure où aujourd’hui il y a une inflation de la dimension imaginaire du fait de l’effacement de la castration. Cette inflation de l’imaginaire, de la paranoïa ordinaire et la disparition de cette place d’exception et d’autorité fait qu’un sujet, avant qu’il ne vous place dans cette fonction, de sujet supposé savoir, il attend de voir s’il peut vous faire confiance, si vous pouvez constituer une adresse, un lieu. Il ne veut pas être la dupe du père.

Jean-Pierre Lebrun dit très justement par contre que l’échange ne doit pas être du côté de l’interprétation mais du côté de l’interlocution.

Il cite Lacan qui utilise ce terme dans le discours de Rome. L’interlocution, c’est interloquer l’autre, le déconcerter, l’étonner. Ça fait coupure ! Jean Pierre Lebrun dit : « il s’agit bien de réintroduire la fonction de la castration dans le discours. »

Dans le cartel, nous avons souvent parlé de la question de la demande avec le sentiment que parfois aujourd’hui elle est inversés et notamment dans le travail au domicile des parents où il faut y aller de son désir en tant que soignant, travailleur social pour accrocher l’autre.

Dans mon travail avec les jeunes, il m’arrive de me servir d’outil qui sont des moyens à la discussion et à l’échange, ça peut être des jeux, des textes littéraires. Il n’y a pas d’objectifs si ce n’est la rencontre, nouer un dialogue, mettre en place un transfert. Je ne sais jamais vraiment pourquoi je choisis telle médiation ou parfois aucune.

J’avais une jeune fille qui répondait à peine à mes questions , qui se trouvait toujours des prétextes pour échapper à son énonciation. Je ne lui ai jamais proposé de médiation sans doute de peur de ne pas pouvoir en sortir. Aujourd’hui, elle s’exprime. Ce qui a fait nouage avec cette jeune, c’est son absence d’énonciation.J’étais obligé de lui poser des questions et à une question anodine sur sa couleur préférée. Elle me dit pour la énième fois qu’elle ne sait pas. Je lui dit que ce n’est pas possible, je ne pourrais pas savoir à sa place et je lui dit que c’est justement une bonne raison pour qu’elle vienne me voir. La semaine suivante, je la revois et je n’avais plus en tête notre dernier échange. Elle ne s’exprime pas davantage et je finis par la congédier et là elle me dit ce que nous nous étions dit la semaine précédente et pourquoi elle souhaitait qu’on se rencontre. Depuis je l’ai rencontré régulièrement et elle s’exprime, elle y va de sa parole, condition à nos rencontres.

Je me déplace également au domicile, au collège, au lycée et même en entreprise.Le déplacement mobilise beaucoup le désir de celui qui se déplace. C’est intéressant de pouvoir repérer le moment où l’on devient un interlocuteur, une adresse et un lieu pour une famille et un jeune. Ce n’est jamais une bonne fois pour toute.

Pendant un an avec une collègue éducatrice, nous sommes allés voir un jeune au collège. Il nous insultait quand on allait le chercher dans sa classe ULIS. Je lui avais fait passer un bilan cognitif et à l’épreuve cube, il a monté un mur entre nous. On aurait pu laisser tomber mais quand nous entrions dans la salle il s’excusait. Il y avait déjà eu une orientation vers des soins mais pas de continuité possible en libéral. Il vient dorénavant par ses propres moyens au sessad.

C’est toujours un pari, parfois difficile à faire et sans garantie car plein d’incertitudes. Il faut supporter sur le plan narcissique, l’agressivité latente, le conflit et parvenir néanmoins à se frayer une voie, sans plonger du côté de l’exclusion ou de l’ex-communion.

Je pense à la rencontre avec un jeune adolescent autiste et sa mère qui a vite flambé, situation qui inquiète et angoisse. Avec une agressivité latente envers les soignants qui décidément ne servent à rien et avec le médical en première ligne mais pas seulement. Ce temps de la rencontre et du nouage a été long et il n’est sans doute pas terminé car il y a encore des non-dis.

C’est une situation qui m’a obligée à me positionner de nombreuses fois. Le refus de faire passer une échelle de la dépression à la demande d’un médecin. Le soutien du jeune homme et de sa famille par rapport à la non mise en place d’un traitement médicamenteux, à la condition qu’il poursuive ses entretiens avec moi et son suivi avec le sessad. L’orientation vers un centre de dépistage de l’autisme et dans un groupe d’habiletés psychosociales.

Ce sont des groupes qui peuvent être intéressants mais il ne faudrait pas qu’ils remplacent complètement d’autres groupes ayant d’autres références comme la psychothérapie institutionnelle où il s’agit d’expérimenter et de vivre ensemble dans une dissymétrie des places.

J’ai encore la possibilité de participer lors des vacances à des sorties de groupes même si la direction ne semble pas convaincu de la pertinence de ma participation. Les nouveaux modèles théoriques sont très rigides, très codifiés. C’est sans doute pourquoi on fait appel aux psychanalystes quand ça va mal, quand c’est l’impasse.

Dans le cartel, il y a également une question, qui je pense nous a traversée sans doute chacun différemment. C’est la question de la légitimité car ce n’est pas simple de s’affilier et de se sentir légitime ou reconnu sans être psychanalyste. Charles Melman dans un texte paru dans le livre « Clinique psychanalytique et lien social » qui s’intitule le « psychanalyste en institution », témoigne en parlant de son parcours de l’importance de ne pas être psychanalyste dans une institution. Ce n’est pas, à ce titre, qu’on y exerce mais celui de médecin, de psychothérapeute, d’assistante sociale, ou d’éducateur, voire collègue.

Je le cite : « je crois que la psychanalyse est une activité tout à fait spécifique et qu’elle souffre d’être hybride.  (…) On peut me demander à moi, psychanalyste, d’y venir travailler comme l’un des collaborateurs du service, comme psychiatre, comme psychothérapeute, mais à ce moment-là qui n’exerce pas de pratique psychanalytique, qui fonctionne à titre de collègue, d’ami ou de proche. »

Du coup, si la psychanalyse est une voie pour s’y frayer un passage au sein de l’institution ou d’un service, c’est peut-être en tant qu’analysant que cela pourra être praticable si l’on n’est pas psychanalyste.

Monsieur Melman évoque dans ce texte la place de marginalité qu’occupe l’adolescent car il est sensible à l’arbitraire. qui n’est pas sans rappeler celle du psychanalytse en institution. Les institutions peuvent vouloir la faire taire cette marginalité et Melaman dit justement : «  le sujet, la subjectivité est par définition marginale. » C’est donc important d’assumer cette place même si elle n’est pas confortable mais d’accepter également de se laisser entamer.

Pour conclure mon propos, il existe bien des conditions pour qu’il y ait éventuellement un acte dans un lieu. Quelles sont ces conditions ? Ce n’est bien sûr pas une liste à cocher ou des principes à remplir, cela est sans garantie aucune mais cela ne relève pas de l’impuissance mais d’un impossible. Que faut-il alors ?

Il faut se rencontrer autrement pour qu’une parole puisse circuler, qu’il y ait du nouage à partir de ce trou de la parole qui fait que chaque un puisse se risquer à une parole.

Ce n’est pas à partir du Un de l’idéal qui conduit à l’impasse dont il s’agit mais du raté , du défaut , du déficit qui provient d’un non rapport que va pouvoir émerger une rencontre, un passage, à condition, de ne pas vouloir le combler, le réparer, le boucher. Car si l’institution est le lieu de l’arbitraire par excellence, cela ne fait pas rapport mais peut néanmoins faire rencontre.

C’est sur cette condition que le soigant ne devrait pas transiger même si parfois dans les services et les institutions, tout est fait pour éviter la rencontre et l’alterité au nom de l’efficacité. Il faut trouver un pas-sage et faire un pas de côté dans des sentiers par moment mouvants et inconfortables, savoir dire non pour mieux dire oui.