Un imaginaire sans moi
12 mai 1997

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FRIGNET Henry
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions

Le titre que j’ai donné au propos que je tiens aujourd’hui, c’est comme
vous le savez :  » Un imaginaire sans moi « . Je vais vous dire tout
de suite qu’en reprenant mes notes il y a quelques temps, je me suis aperçu
que j’avais fait un lapsus, un lapsus calami comme on dit : j’avais simplement
inscrit sur la chemise où je gardais mes notes :  » Un imaginaire
sans sujet « .

Ce lapsus me met d’emblée au coeur de cette question : si le Moi
appartient au registre de l’imaginaire, le sujet, lui, c’est bien sûr
d’un autre registre qu’il se tient. Mais il n’est pas rien de nous déprendre,
et que le Moi ne soit pour le parlêtre que la fallace, l’illusion de la
méconnaissance et de l’aliénation, mon lapsus montre bien en quoi
on y résiste.

Qui parle ? Ce n’est pas moi qui parle, en tout cas justement dans la névrose.

Il en va différemment, nous dit Lacan, dans la psychose puisqu’alors,
c’est le Moi qui prend la parole, tout au moins dans la paranoïa, dans
cette forme de psychose qui nous est familière et qui se caractérise
justement par le fait qu’il n’y ait plus de sujet, qu’il n’y ait plus de Moi.
C’est un peu dit à gros traits, mais cela va nous servir à expliciter
la suite.

Il y a en effet d’autres formes de psychoses dans lesquelles au contraire,
le Moi a complètement disparu. Et que si c’est donc néanmoins
dans le registre de l’Imaginaire que se déploient ces psychoses – nous
allons voir qu’il s’agit des délires dits  » d’imagination  »
– il s’agit d’un Imaginaire auquel le Moi fait défaut, c’est-à-dire
de délires dans lesquels, au fond, il n’y a aucune imagination à
proprement dit1.

Ça se trouve bien d’ailleurs que j’aie à vous parler aujourd’hui
de l’Imaginaire et du Moi un premier avril puisque c’est justement là
la commémoration des mystifications joyeuses qui eurent lieu, au temps
de Charles IX lorsqu’il décida, en 1572 que l’année calendaire
ne commencerait dorénavant plus en avril mais en janvier. Restèrent
donc pour ce premier avril les cadeaux simulés, les faux messages, enfin
les manifestations imaginaires qui subsistent de cette substitution. On y met
même beaucoup d’imagination pour essayer de noyer le poisson !

L’imagination manque à l’Imaginaire dépourvu de Moi – nous l’allons
voir – comme l’Identification, et c’est ce dont souffrent ces sujets. Un Imaginaire
débridé, une carence dans l’Identification. Comment pourrait-il
en être autrement quand chez eux, le stade du miroir s’est arrêté
au premier temps. L’image n’est alors que démultiplication à l’infini
dans des miroirs face à face…

Je souhaite vous montrer aujourd’hui en quoi, si l’Imaginaire comme l’inscrit
Lacan au principe du nouage borroméen, c’est la consistance, cette consistance
elle, ne s’assure que d’un trou, trou redoublé, retriplé dans
les faux trous des deux autres registres que vous connaissez, le Symbolique
et le Réel, pour que tienne un vrai trou, un seul, qui répond
de ce que le noeud dans sa structure borroméenne, donc de Réel,
établit. (schéma 1)

Je repartirai d’abord de ce que Lacan nous apporte sur cette question :  »
L’existence comme telle, dit-il donc, se supporte de ce qui dans chacun de ces
termes R.S.I. fait trou. Il y a dans chacun quelque chose par quoi c’est du
cercle, d’une circularité fondamentale qu’il se définit – c’est
la consistance – et ce quelque chose est ce qui est à nommer. Il est
frappant qu’au temps de Freud ce qui s’en nomme n’est qu’imaginaire. Je veux
dire que la fonction par exemple dite du Moi est ce quelque chose dont Freud,
conformément à cette nécessité, à ce penchant
qui fait que c’est à l’Imaginaire que va la substance comme telle, Freud
désigne du Moi quoi ? Rien d’autre que ce qui dans la représentation
fait trou.

Il ne va pas jusqu’à le dire, mais il le représente dans cette
topique fantasmatique qui est la seconde alors que la première marquait
toute sa distance émerveillée auprès de ce qu’il découvrait,
de ce qu’il découvrait de l’Inconscient.

C’est dans le sac, dans le sac du corps, c’est dans ce sac que se trouve figuré
le Moi, en quoi d’ailleurs ceci l’induit à devoir sur ce Moi spécifier
quelque chose qui justement y ferait trou d’y laisser rentrer le monde, de nécessiter
que ce sac soit en quelque sorte bouché de la perception. C’est en tant
que tel que Freud, non pas désigne, mais trahit que le Moi n’est qu’un
trou2.

Ce que nous dit Lacan ici, au fond, c’est donc que c’est la consistance de
chacun des trois registres, Réel, Symbolique, Imaginaire, leur consistance,
c’est-à-dire leur structure de corde, leur structure de tore qui leur
permet de se nouer, de tenir ensemble sur le mode du noeud.

Le Moi, attaché au corps imaginaire, figuré donc dans ce sac
du corps qui est tenu par Freud comme le réservoir des pulsions, le Moi
est ce qui fait trou dans la représentation, qui permet donc au registre
imaginaire d’avoir cette consistance qui rendra le noeud possible.

Mais, ce que nous dit Lacan encore, c’est que Freud avait dû s’arrêter
à cette question du Moi sans pouvoir appréhender ce quelque chose
qui fait aussi trou dans le Réel et qui fait aussi trou dans le Symbolique
– ce quelque chose qui est à nommer. Pourquoi donc ? C’est bien sûr
parce que Freud était alors encore captif de la liaison originelle du
registre Imaginaire à la pulsion – c’est à l’Imaginaire que va
la substance comme telle. Ces points, je ne vais pas les développer aujourd’hui,
je ne fais que les indiquer, mais ils sont essentiels pour comprendre quelque
chose au nouage borroméen, puisque je vais donc reprendre l’utilisation
de ce noeud.

Je crois que vous le connaissez tous, même si c’est dans des acceptations
qui sont sûrement diverses et critiques. J’essaierai, dans ce que je veux
montrer, de rester le plus clair possible. Ce qui vient naturellement avec le
noeud borroméen car je dirais qu’il est un outil extrêmement
simple et puissant pour des questions difficiles, pour autant qu’il n’y a pas
de métalangage et qu’il nous offre cette possibilité de présentation
du Réel que les autres instruments topologiques antérieurs de
Lacan n’avaient pas permis.

Je reprends ma question qui est donc : un Imaginaire sans Moi est-il sans consistance
du même coup ? C’est-à-dire, au fond, si tout ce qui est du Moi
est de la catégorie de l’Imaginaire, est-ce que l’Imaginaire assure le
Moi ? Est-ce que le Moi est une nécessité de la structure, dans
quelles conditions peut-elle se présenter s’il est défaillant,
absent ?

Après ces quelques considérations théoriques que j’ai
avancées, je veux essayer d’illustrer ces questions de ce qu’apporte
la clinique.

Deux cas de psychose, peut-être aussi – nous verrons – quelques considérations
sur certaines modalités hystériques, je fais référence
à ce versant mythomaniaque de certaines hystéries, vont me permettre
d’avancer.

Nous allons voir comment, dans ces cas, à l’absence d’imagination fait
pièce le délire d’imagination où Dupré a individualisé
une modalité particulière de la psychose qui a ses règles
propres, et nous allons voir en quoi il s’agit bien de l’absence de consistance.
Nous allons voir comment le propre de ces psychoses, de ces délires,
c’est donc de constituer un Imaginaire sans trou, bouché, a-sphérique3
– et dans ceci, il vous sera particulièrement sensible dans le second
cas la parenté étroite qui existe avec la mélancolie dans
la forme de Cotard4 – c’est-à-dire un Imaginaire qui fonctionne si l’on
peut dire pour son propre compte, qui n’est en rien arrimé au Symbolique,
ni au Réel, ce qui se montre respectivement dans la défaillance
de l’effet de sens et dans la présence d’hallucinations visuelles et
cénesthésiques – comme vous le savez, les hallucinations accoustico-verbales
sont rares dans ces types de délires, c’est entre autres ce qui les a
fait individualiser. Dans les deux cas que je propose par contre, les hallucinations
visuelles dans un cas et cénesthésiques dans l’autre sont tout
à fait prévalents, témoignage donc d’une absence d’arrimage
Réel-Imaginaire.

Michel B est un jeune homme de 20 ans au moment où éclate sa
psychose, dans des circonstances tout à fait typiques de ce que nous
enseigne la psychanalyse : une dette qu’il n’a pas payée, un appareil
acheté par correspondance qu’il n’a pas pu régler. Le moment où
se déclenchent les phénomènes est celui où le service
du contentieux lui réclame le montant de cet impayé.

Alors :  » les voitures 91, 92, 93, 94, qu’est-ce qu’ils faisaient ici
? C’était pour moi, c’était le contentieux. C’est à ce
moment-là que les visions ont commencé. Je crois vraiment que
c’était pour moi, ou alors c’était mon imagination.  »

Je vous fais remarquer d’emblée plusieurs choses : l’éclosion
de la psychose, ici sous la forme d’un sentiment de persécution, mais
dans cette modalité particulière c’est qu’il s’agit tout à
la fois de visions, et que les nombres deviennent pour lui énigmatiques
– le comput, le comptage lui fait défaut, et aussi le doute, ce doute
si particulier par rapport à ce qui serait son imagination, cette oscillation
: c’est l’Autre ou c’est mon imagination. Ce doute est bien particulier – il
sait tout à fait bien, comme tout psychotique, qu’il est fou, les phénomènes
élémentaires de sa psychose s’imposent à lui sans la moindre
dialectisation possible – mais là où il y a doute, c’est sur l’origine
: c’est moi, c’est mon imagination. Le phénomène est extranéisé,
c’est déjà d’un autre qu’il parle. Plus tard, ce sera : est-ce
Dieu ou un de ses substituts, est-ce mon imagination :  » J’ai trop fait
parler de moi parce que j’étais un saint, saint Michel, les gens le savaient.
 »

Les visions : il s’agit en général de scènes médiévales
à coloration guerrière et religieuses. Il voit le chevalier Géraud,
tout en cotte de mailles, saint Michel, l’abbé Juliot, saint Bernard
et  » même le plus Grand « . Il se voit lui-même en Antéchrist
:  » C’était un archer, il avait une robe jusque là et un
arc. C’était à A., ça j’en étais sûr, avant
qu’il y ait la ville, j’ai reconnu à cause des vêtements.  »

Je fais remarquer là comment perce aussi d’entrée la question
de la transsexualisation, la question du pousse à la femme dans la psychose.

Ces visions, qu’il dit venir d’abord du coeur puis ensuite du sexe, ces
visions donc – les visions, c’est les yeux fermés, les apparitions les
yeux ouverts – en fait ne datent pas seulement du début avéré
de sa psychose. On les repère déjà comme phénomènes
élémentaires bien longtemps avant. Quant il avait 7 ou 8 ans :
 » J’étais couché, je regarde vers le mur, il y avait un point
très brillant, et c’est comme si j’avais des yeux derrière la
tête. Il y avait un moine avec une robe noire qui m’a dit : Michel, t’as
pas besoin de te retourner.  » Il ajoute alors :  » les visions, ça
me soutient.  »  » La première fois, c’était un vieillard
avec une barbe et un bâton qui passait dans le couloir. Une autre fois,
je passais devant la salle de bains, il y avait une glace et j’ai vu quelqu’un
mais je vous assure que c’était pas moi. Et il ajoute là : mais
alors, si c’est mon imagination, c’est moi, le chevalier Géraud c’est
moi, saint Georges c’est moi, ça se renvoie comme une balle de ping pong.
 » Bref instant pour lui où dans l’entretien se renoue en un
éclat ce qui d’être défait lui revient dans le Réel
sous forme de scènes hallucinées, et où il peut dire alors
ce qu’il est : une balle de ping pong sans cesse renvoyée du Moi à
l’autre.

Les premières hallucinations visuelles qui semblent correspondre à
une époque de sa vie où son père devient aveugle, reprennent
vers 16 ans. C’est le chevalier Géraud avec sa grande barbe. Son père
alors, qui est médium et guérisseur lui a dit :  » Tu es médium
et guérisseur, ne le dis à personne.  » A l’appel de la filiation,
à la sollicitation du nom-du-père fait là immédiatement
retour dans le Réel l’imaginaire de l’hallucination, imaginaire non moîsé
qui le rend pour quelques instants incapable de se reconnaître dans sa
propre image. Car si dans la névrose, le moi et l’autre sont de même
nature imaginaire et s’interchangent dans l’aliénation, l’intervention
du Symbolique est là pour faire arrêt à un mouvement d’aller
et retour, de démultiplication autrement sans fin.

Revenons à l’éclosion de la psychose chez ce jeune homme. L’appareil
qu’il avait acheté était de ceux qui permettent de s’exercer,
de fortifier la musculature. Il disait :  » Je voulais être un petit
peu plus balèse, pas monsieur muscle, mais pour être consistant
quoi, parce que j’étais un peu maigre. C’était pour me donner
un peu de consistance.  » Je relève ici l’emploi par lui de ce terme
de consistance. Il nous enseigne là la théorie, comme le toujours
les psychotiques. La consistance, c’est en effet comme je vous l’ai dit tout
à l’heure, ce qui est assuré en propre par le registre imaginaire,
en tant que le trou qu’y assure le Moi permet que tienne le noeud borroméen,
et par là que le Réel soit à sa place.

Mais lui, cette consistance fait défaut. Il n’est que cette balle indéfiniment
renvoyée. Il est quelqu’un qui n’a jamais pu que se prendre pour, pour
saint Michel, pour l’abbé Juliot, pour Dieu, pour l’Antéchrist,
pour un moine, pour un soldat. Il ne s’agit pas d’identification au sens de
l’identification secondaire, il ne s’agit pas d’une identification au père,
médium devenu aveugle, il s’agit seulement chez lui d’une coaptation
spéculaire. Ainsi il dit :  » J’ai toujours aimé les armes,
je voulais être prêtre ou militaire, croisé ou templier.
 » Lorsqu’il s’engage à la légion étrangère,
d’où il dégage rapidement, il se fait appeler Patrick Neuville
– Patrick, le prénom de son frère, et Neuville, remarquez l’homophonie,
neuve vie – mais il ajoute :  » Je voulais un nom allemand et être
de nationalité canadienne.  » Puis :  » Je ne peux pas demander
de travail, je sais pas comment me présenter.  »

Pas d’identité, donc pour lui, autre que les frocs ou les défroques
qui viennent comme autant de pelures successives et concomitantes.  » Je
veux être moine, soldat, aumônier. Qu’est-ce qu’ils ont tous à
dire que je suis un saint ? Tout le monde connaît Michel A qui fait des
conneries. Je n’ai encore rien fait de ma vie. C’est pas de ma faute si je vois
le mot relique. Mais maintenant, j’essaie d’oublier ça. Quand
le moment sera venu, je sais que je serai capable d’aider les gens. Et puis,
j’entends des voix : « Salut Michel ». Je suis très protégé.
 »

On voit bien chez lui cette oscillation, classique dans la psychose entre identification
à la position la plus haute, la plus éminente, grand Autre que
rien ne barre, Saint, Dieu, Antéchrist, et celle où le sujet passe
de cet état à celui de l’objet infâme, immonde, l’objet
a, rejeté hors de toute temporalité et de tout espace.
Retenez le mode hallucinatoire : il n’entend pas le mot  » relique « ,
il le voit. Il décrit ces hallucinations qui sont comme les légendes
de la peinture d’avant l’invention de la perspective, sous forme de bandeaux
sur lequel est inscrit le texte.  » J’ai vu ce mot là relique
passer devant moi. Est-ce que c’était pour moi ? Peut-être que
j’étais pas un Saint ?  »

Ce qu’il y a donc de particulier me semble-t-il à cette psychose, c’est
que si dans la paranoïa il y a quelque chose d’organisé, un Moi,
et qui vient prendre les commandes et qui se met à parler, à parler
dans le Réel, et qui va donc se désigner au bout d’un certain
temps comme un persécuteur, ici il n’en est rien. On reste dans l’indétermination
du premier temps du stade du miroir. Il n’y a pas vraiment de persécuteur
à proprement parler, il y a un sentiment diffus, indéfinissable
d’être l’objet d’un intérêt universel. Mais personne en propre
ne le persécute qui serait à nommer. Je vous fais remarquer ici
la parenté de cette question de la désignation du persécuteur
dans les psychoses avec la question qui se pose au psychotique de la nomination
en tant qu’un impossible.

Je reviens à ce qu’il dit :  » J’ai encore vu saint Georges qui
m’a dit : Michel il faut que tu y vas, Liliane elle est pour toi, et aussi le
chevalier Géraud, patriarche d’Orient et d’Occident, le grand chevalier
Géraud. Je sais pas si ce que j’entends c’est dans ma tête. Peut-être
que c’est moi qui le fabrique, peut-être que c’est mon imagination.  »
Encore :  » Mérovée, c’était quoi ? J’entends ça.
Peut-être ça vient de Dieu, peut-être ça vient de
Moi, de mon imagination. C’est comme un miroir, il faudrait prendre les morceaux,
et dire : ça c’est à celui-ci, ça c’est à celui-là.
Les pensées, peut-être que ça vient de moi, peut-être
que ça vient de Dieu, je sais pas.  » Il dit aussi :  » J’aimerais
bien avoir un père à qui je puisse m’identifier, ou un grand frère.
J’ai cru que j’étais le messager de Dieu.  »

A une époque où il était retourné dans sa terre
natale, dans sa famille de sa mère, l’une de ses tantes qu’il n’aimait
guère lui dit que s’il continue à sortir tard le soir et à
traîner, il va lui arriver quelque chose de fâcheux. Le soir même,
il casse la vitrine d’une banque, s’y installe et se retrouve en prison. Et
ajoute-t-il  » ils me considèraient comme un étranger. Etre
étranger à sa propre terre, à sa propre famille, c’est
quand même terrible ça.  » Ce miroir, le miroir plan du schéma
optique que vous connaissez bien, celui qui est dans la remarque sur le rapport
de Lagache dans les Ecrits de Lacan5, ce miroir qui est celui du Symbolique
du langage et qui va permettre au Sujet de se reconnaître, non pas dans
l’image réelle i(a), mais partir du moi idéal i'(a) – celui qui
permet la décomplétion de l’objet a dont vous savez qu’il
a pour particularité de n’avoir pas d’image dans le miroir – dans cette
image donc trouée de ce trou qu’y fait le Moi, ce miroir pour lui ne
fonctionne pas. Il faut donc recoller les morceaux comme il dit – ça
c’est à celui-ci, ça c’est à celui-là – voire le
briser, comme dans la rencontre de cette vitrine, après ce qu’il a entendu
de la maternelle comme une injonction.

De cet Imaginaire du miroir brisé qui ne tient pas, il se retrouve dans
un Imaginaire consistant, celui des murs de la prison qui eux au moins, tiennent
le coup. Son père l’en fera sortir quelques jours après grâce
à ses relations.

C’est alors donc pour lui dans sa psychose l’essai de cette tentative de guérison,
de cette solution bien fragile qu’est le délire d’imagination, reconstruction
spéculaire, d’un monde hors du temps, d’un moyen-âge, hors aussi
de la différenciation sexuelle où, sujet mort, il occupe tantôt
la position de Dieu, tantôt celle de Job sur son tas de fumier, ou encore
de la relique, essai de conjugaison les deux, déchet porté au
rang du sublime.

Ce que je viens d’évoquer du stade du miroir et de la construction par
Lacan du schéma optique trouve son articulation avec le nouage borroméen.
Si le Moi est bien cette part de l’Imaginaire qui fait trou dans le registre,
c’est-à-dire qui permet que l’Imaginaire consiste, il s’agit de la même
opération qui assure passage du Ur-Ich, de cette forme primordiale –
qui à prendre appui sur le Symbolique se décomplète, c’est
la perte originelle de l’objet a – au moi idéal. Je vous ferai
d’ailleurs remarquer que, à la fin du séminaire Le sinthome7,
Lacan fait de l’ego de Joyce ce qui va maintenir le nouage des trois registres.
Nous pourrons y revenir sur les fonctions respectives de l’art chez ceux qui
y oeuvre, et aussi de la peinture de l’art thérapie, puisque c’est
quelque chose qui vous intéresse. En tout cas ici, les trois registres
sont dénoués. Nous sommes en présence d’un Imaginaire plein,
sans trou, qui n’assure donc pas, qui ne permet pas le nouage avec les deux
autres registres, et c’est pour cela qu’il fait retour dans le Réel.
Pas de fantasme possible qui maintienne l’écart entre sujet et objet.
La scène est scène apparaissant, apparition dans le Réel,
sans être organisées par le fantasme.

A la différence de la paranoïa classique dont la structure est
telle qu’il y a sur le mode d’un noeud de trèfle la mise en continuité
des trois registres, ici, ils sont, me semble-t-il, entièrement dénoués,
fonctionnant chacun pour son propre compte. (Schéma 2)

Je souhaiterai pour le cas qui suit qui, vous le verrez, a une valeur tout
à fait paradigmatique, vous montrer comment peut se présenter
ce dénouage des trois registres au début d’une psychose. Ceci
à faire cette supposition qu’il y ait quelque mode dans la structure
qui les ait maintenus jusqu’alors, la nature et le fonctionnement de ce quelque
chose étant pour moi jusqu’à présent énigmatique.

Cette seconde patiente au cas de laquelle je vous propose de nous intéresser,
Tania B, est une jeune femme que j’ai rencontrée à la sortie de
l’épisode délirant, ou plutôt de ses manifestations les
plus patentes, puisque vous allez voir tout de suite qu’il s’agit de l’installation
de sa psychose. Remarque à faire cependant : quand je l’ai examinée
pour la première fois, elle était déjà entrée
dans ce fonctionnement bien particulier, celui que Lacan appelait dans les psychoses
la  » normalité « . C’était donc alors une femme  »
normale « , nous pourrons y revenir parce que cette  » normalité
 » ne me paraît pas sans lien avec justement cette absence de Moi
6. Mais je veux surtout vous rendre sensible le mode sur lequel pour elle les
phénomènes se sont développés dans les trois registres
Imaginaire, Symbolique et Réel quand à la sollicitation du nom-du-père
dans l’Autre n’a répondu chez elle – au déclenchement de sa psychose
– que l’absence dans sa radicalité. Vous allez voir les éléments
se remarier – et sur quel mode, ce sera notre interrogation présente
– dans les registres Imaginaire et Réel, et la métaphore délirante
tenter de compenser cette radicale absence dans l’Autre, et ceci, dans les trois
catégories.

Vous allez voir aussi comment, au bout d’une dizaine de mois s’établit
cette  » normalité « , phénomène je le répète
rare, en tout cas sur un mode aussi pur.

A l’époque donc, Madame B demande à abandonner ses enfants, dit
que ce ne sont pas ses vrais enfants, Jack, dix ans et Lidia, cinq ans. A la
maternité, on lui a donné chaque fois un enfant qui n’était
pas le sien, ensuite elle a perdu chacun d’eux et en a récupéré
d’autres. Elle les appelle alors le garçon, la fille, le bébé.
 » Tout se passe comme si ces enfants avaient un père et pas de mère,
que ce père ne s’occupait pas de ses enfants, alors, elle doit les abandonner.
 »

Apparaît là d’emblée la problématique posée
par le nom, la filiation : mon nom est celui par lequel on me nomme, c’est-à-dire
je suis celle qui est sans père, sans repère symbolique qui m’ammare
dans une lignée. Qui veut me nomme comme il lui plaît. Ce père
ne s’occupait pas de ses enfants, alors elle doit les abandonner. Il y a réversibilité
complète des positions, symétrie totale. Si ce qui ancre la fonction
paternelle fait défaut, on ne voit pas en effet comment pourrait se soutenir
ce qui est être la mère d’un enfant autrement que dans la collusion
de la totalité ou l’indifférence de la multiplication. J’y reviendrai.

Je vous fais remarquer en tout cas ici que le premier repère touché,
c’est celui du Symbolique, enfin, de l’imaginaire du Symbolique puisqu’il ne
paraît pas à ce moment-là y avoir aucun autre élément
délirant ni hallucinatoire.

Six semaines plus tard, elle éprouve des cénesthopathies internes,
des zoopathies, serpents ou crevettes dans ses conduits auditifs internes, qu’elle
tente de couper avec des lames de rasoir. Il y a aussi alors des hallucinations
auditives et olfactives. Si la télévision marche, elle va se transformer
en télé elle-même. Elle dit alors :  » L’appartement,
c’est mal disposé, ça fait mal à l’imagination. On a la
présence de la proportion de la salle à manger d’abord. Quand
on est dans la salle à manger, on a l’impression de tirer la cuisine
et vice-versa.  »

Vous voyez déjà comme désarrimage de l’Imaginaire ce qui
est à l’oeuvre, ici à la jonction de l’Imaginaire et du Réel.
L’Imaginaire, tenu par la position correcte de l’objet a n’est plus en
place. L’objet qui ordonne le fantasme et donc la réalité n’est
pas. Du coup, les proportions de l’espace ne tiennent plus, l’appartement se
déforme, le monde devient pour elle bancal.

Elle dit encore :  » J’ai une couleuvre dans la gorge qui me rase les dents
et me coupe la parole. Je me rappelle plus les parties du corps. C’est la luette.
J’ai un os dans la gorge, c’est une couleuvre qui a grossi. Elle m’empêche
d’avaler. Le serpent, je crois que c’était une crevette. Je ne la sens
plus, je l’ai saignée comme j’ai pu. Je me suis soignée comme
j’ai pu. Manger, ça ne sert à rien car tout repart par le bas,
alors, je vais me boucher le vagin. Je suis comme un oiseau qui ne peut tenir
sa tête, je ne dois plus avoir de colonne vertébrale. J’ai un chignon
dans la tête comme un réservoir à water qui s’ouvre et se
ferme. J’ai plein d’os qui me gênent partout, je ne sais pas si je dois
tenir mes os ou ma tête.  »

Quelle couleuvre n’a telle pas voulu avaler qui la fait crever – crevette –
et qui lui fait retour ainsi dans le Réel sous la forme de ces cénesthopathies.
On se reportera à ce que dit Freud dans l’article  » L’inconscient7
« . Le cas en est ici exemplaire. Ce qui est forclos du Symbolique – ce
à quoi appelait la forfaiture du mari qui l’a abandonnée au moment
de la naissance de sa fille – lui fait ici retour dans le Réel. Mais
c’est ici le corps imaginaire qui est atteint il est devenu innomable, les orifices
naturels se confondent, la nourriture repart par le vagin qui doit être
bouché. Doit-elle être saignée ou peut-elle se soigner ?
Elle n’en sait que la réponse que lui apporte l’homophonie, et c’est
bien d’une histoire de sang, qu’il s’agit, comme en répond son délire.

Je continue avec elle :  » Les gens, je les connais pas, ça me fait
comme un interphone. En encastrement de soi même. Ça me le fait
pour mon propre individu. Ils parlent trop intelligemment en eux-mêmes,
c’est déjà subjugué, trop réfléchi pour moi.
Tout le monde forme un interphone. C’est normal, c’est pour l’éloignement.
Chacun est différent, sauf devant la loi et la justice. Mon savoir vivre
à moi, c’est de comprendre que chacun est un individu. Le différent,
on le fait sortir ou rentrer, on est tous pareils. Un homme ou une femme, c’est
pareil. L’individu, c’est pas le corps humain, c’est une boîte qu’on rentre
ou qu’on sort. C’est notre secret. Ça dépend de la manière
dont enfant, on mûrit. Il y a des enfants préfabriqués,
les autres, ce sont des anges. C’est dû à ma gorge, je n’arrive
pas à faire retentir ce que je voudrais exprimer, parce qu’on est pas
mort pour des bêtises. Ça me contredit, j’ai l’abcès qui
me contredit. J’aurais peut-être dû mourir. Il faut lutter ou mourir.
 »

Qu’y a-t-il à constater ici sur un mode aussi massif ? Elle n’est plus
sujet. Le sujet est mort, plus aucune identification. On est tous des pareil.
Du coup, l’intersubjectivité de la communication, du lien social, s’écrase
en une interphonie généralisée. Elle-même, sujet
mort ne voit plus qu’un monde peuplé de pareils, sans sexuation – un
homme et une femme c’est pareil – et peuplé d’enfants qui sont soit préfabriqués,
soit dans le registre de la fabrication machinistique et poupées parlantes
– les autres, ce sont des anges. Et là encore, on est dans l’absence
de détermination sexuelle, dans cette espèce particulière
de dégradation que représente l’ange.

Elle est alors donc dans cette position de mort du sujet, mais aussi dans une
structure dont tout Moi est absent. Vous remarquerez que dans tout ce qu’elle
subit, il n’y a pas la moindre amorce de sentiment de persécution, pas
la moindre ébauche moïque à laquelle elle pourrait s’en prendre.
Elle ne se plaint d’ailleurs même pas, elle constate cliniquement pourrait-on
dire la dégradation du monde et d’elle-même. Elle-même n’est
que le reflet, la doublure de ces petits autres, de tous ces semblables. Elle
nous le dit fort justement :  » Il faudrait que j’arrive à me délaver
des autres « , ou encore :  » Je me décalque sur les autres « .
Saisissantes formules pour ce qu’elle ressent de n’être que la surface,
pas même, une couleur, une teinture bien plutôt seulement. C’est
aussi la position dans laquelle elle se tient aussi bien par rapport à
sa fille : Tania, Lidia, ia du miroir, dernière syllabe où elle
se reflète dans son enfant. Sa fille il faut d’ailleurs qu’elle la sauve
avant qu’elle devienne comme elle, avec un chignon dans la tête. Cette
position par rapport à sa fille, c’est aussi la même où
elle se voit dans son lien à sa mère.

 » Ma mère, c’est délicat d’en parler, c’est pas ma vraie
mère, c’est une liaison.  » Là encore, le mot défaille
pour elle et la laisse en plan, puisqu’il s’agit bien ici encore de l’impossible
déliaison de sa mère. Et puis, liaison avec qui, de quel nom ?
Mère liaison du père ou femme ? Je disais  » ici encore « ,
car vous avez remarqué plus haut cette phrase :  » J’ai l’abcès
qui me contredit « . Phrase qu’il faut entendre à la lettre, comme
l’a-b-c, comme la suite des lettres, comme cet alphabet qui est pour elle une
nomination impossible. Elle n’est plus dans le dire, mais dans le contre-dit,
dans la doublure des mots. La lettre s’impose à elle dans sa matérialité,
sans qu’aucun glissement ne soit possible. J’en montrerai un autre exemple,
et magnifique, un peu plus loin.

Du phénomène qu’elle appelle  » séparation de soi
« , elle donne une idée fort exacte, c’est un des phénomènes
élémentaires qu’elle rapporte. Elle dit :  » Ma mère
est bien gentille, elle ne se prend pas pour ma mère, je l’ai perdue
vers dix ans.  » Voyez là apparaître de nouveau la question
de l’identification pour elle impossible : elle n’est aussi que quelqu’un qui
peut se prendre pour. Encore :  » J’ai changé de personne, je ne
suis pas restée moi-même. Elle ne m’a peut-être pas bien
reconnue. Je me suis séparée de moi-même deux ou trois fois
quand j’ai grandi. On en revient à un état nul de soi-même.
 » Les phénomènes élémentaires, cette séparation
de soi-même, cet état nul de soi-même – je vous fais remarquer
ici la justesse et la précision clinique de ses formules – ne datent
donc pas d’hier. Comme on les retrouve dans toute psychose pour peu qu’on les
recherche attentivement, ils sont ici présents dans l’enfance, puis ensuite
avant le mariage. Elle entendait alors des voix, les voix des murs qui disaient
des choses incompréhensibles, et il lui était apparu que tout
était dérangé dans le ciel.

Elle dit encore :  » Je suis une revenante, mes parents m’ont accouchée,
je suis illico, j’arrive comme superman, un fantôme.  » Vous avez
déjà remarqué plus haut ce qui maintenant est de nouveau
sensible, comme les thèmes de son délire sont voisins de la mélancolie
de Cotard avec chez elle cette forme délirante du côté de
l’absence complète d’une filiation. Elle est une revenante, engendrée
de personne, elle est illico. Absence d’organes aussi. Elle croit qu’elle n’a
plus d’estomac, ou tout au moins qu’elle ne sait pas où il est, et aussi
que tout ça communique, les yeux avec le vagin et l’estomac. Mais dit-elle,
 » je crois que je suis bouchée des parois « . Nous retrouvons
ici cette évocation de l’a-sphère dont j’ai déjà
parlé.

Elle va nous amener plus loin. C’est en effet directement la question de l’objet
qu’elle aborde avec cet organe en trop qu’il faudrait lui enlever et qu’elle
a essayé elle-même de séparer.

Elle dit :  » Dans mon corps, je me sens trop raide, mes os durcissent,
c’est dû au placenta. Enfanter, ça répare la croissance,
quoiqu’on est rattrapable du défaut, mais parfois, on peut en mourir.
Il faut garder la placenta.  » Et encore :  » J’ai beaucoup de mal à
me trouver, pourtant je suis là. Ma tête se reconstruit. C’est
dans mon vagin que j’ai mal, j’ai deux tétines dedans et un tournevis,
et quand je parle, ça se ressent et ça fait mal.  » Elle dit
aussi :  » J’ai trop appuyé sur ma pensée visuelle. En sortant
de l’école, je vois des femmes qui ont le même symptôme que
moi, pourtant, elles sont vivantes. On dirait que la cornée c’est une
manivelle, j’ai une partie de mon corps qui a dû partir dans l’accouchement.
Mes yeux s’entourent sur eux-mêmes, j’ai mal derrière la cornée,
y a plus d’araignée, l’idée d’araignée s’est arrêtée,
mes yeux vont éclater.  »

Elle dit que nous ne pouvons pas la soigner tant que nous ne passerons pas
par son vagin. Dans son vagin,  » il y a un nerf qui manque qu’il faut aller
remettre. Elle l’a perdu lors de l’accouchement de Lidia. Quand Lidia est née,
et non pas à la naissance de Jack, c’est un nerf qui est parti, peut-être
que c’était un bras ou une jambe.  » Et elle a alors ce très
beau néologisme :  » Dans mon ventre, il y a du placentisme, dans
ma tête aussi, et ça personne pourra l’enlever.  » Ce néologisme
conjugue pour elle les trois questions informulables, celle de la place, place
dans l’Autre qui pour elle n’est en rien assurée, celle connexe de l’intimité,
de l’intime, de la proximité sans écrasement, et celle de cet
objet dont la séparation est pour elle impossible, placenta, enfant,
phallus. Vous voyez ici comment elle tente, par les moyens qui sont les siens,
ceux de la psychose, de réparer la défaillance de l’objet,. Placenta
et regard. De l’objet a non chu, elle se plaint, et c’est dans le regard
que ça se manifeste pour elle, que ça lui fait retour car il faut
ajouter qu’ensuite, quand elle va mieux, sans traitement, subsiste néanmoins
pendant quelques mois encore une perte du regard sous la forme de crises oculogyres
quand elle doit rencontrer sa fille au sortir de l’école. Elle appelait
ça  » les troubles « .

Soyez sensibles chez cette personne aussi, et ça c’est l’atteinte du
registre symbolique, à la particularité des associations de mots,
sur le mode que l’on retrouve par exemple dans les manies. Association exclusivement
homophoniques, sur le mode de la rimaillerie, sur la finale du signifiant précédent
: j’ai mal derrière la cornée, y a plus d’araignée, l’idée
d’araignée s’est arrêtée, mes yeux vont éclater.
Rimaillerie donc, mais dont tout effet poétique, tout effet métaphorique
est absent.

Ou encore :  » j’ai une partie de mon corps qu’a dû partir dans l’accouchement.
L’accouchement comme le déchet d’eux-mêmes.  » La question
de l’arrachement du déchet, de la perte se conjugue là au don
de l’amour. Mais quand on est objet, non séparé, de quoi s’agit-il
alors ? D’autres manifestations encore de ces jeux de signifiants ; elle dit
:  » Un mur qui rend la chose dihabitée, l’emploiement journalier
qu’on doit faire dans une maison, qui rend heureux ou malheureux. C’est poétique,
ça forme un igonal. I fait le gonal, il dégonise, c’est comme
une timbale, le mur me gonalise. On devient tout crispé. Gonal, c’est
quand on regarde une église. La première signification, je comprend
le mot, mais j’arrive pas à l’expliquer. Gonal, c’est agoniser, y a l’agonie
mais c’est pas ça. Goniser, gonaliser, c’est ce que j’entends dans mon
cerveau. Rien, c’était ma petite voix directionnelle, une voix du subconscient.
Sitôt qu’on est réparé, on a la petite voix du subconscient
qui vient, qui fait chaud. On peut pas être froid tout le temps. Maintenant,
on se sent un peu froid.  » On lui demande alors si ce n’est pas  »
froide  » ?  » Non, froide, c’est sûrement un autre verbe. Ça
va plus vite quand je parle comme ça, maintenant, j’ai moins de langage.
Avant, je ne parlais pas beaucoup mais j’avais plus de langage, de langage normal,
rapprochement entre deux personnes. Maintenant j’arrive moins, une crispation.
 » La langue fondamentale est à l’oeuvre. Les néologismes,
plombs dans le filet du discours, mots sans dialectique qui ne renvoient à
rien d’autre qu’eux-mêmes, simplement à elle dans le Réel.

Ces jeux de langue qui se montrent à l’oeuvre chez cette patiente
mériteraient un travail plus approfondi et un recensement précis
des modes associatifs et de substitution en jeu. Mais ce n’est pas précisément
mon propos aujourd’hui. Il faut cependant remarquer dans ce cas, comment, grâce
à tous ses artifices, quelque chose du sens réussit néanmoins
à passer, à s’établir. Par exemple :  » C’est des médicaments
pour le vagin, mes douleurs vaginales, pour la gouine, tout ce qui sort du vagin
de sale, c’est vite lapidé, je les oublie.  » Ici, l’enchaînement
vient pour le mot perdu : perdu, perdre, pierre, enfin lapidé. Et aussi
ce mot de gouine qui vient là pour parler du vagin, et qui est aussi
un anagramme de cet igone, mot de sa langue fondamentale que nous avons déjà
entendu, chargé de plus de sa proximité avec le trigone, une des
appellations anatomiques possibles de la vessie, de l’appareil urinaire.

Encore cet autre exemple :  » Je vais me remettre d’aplomb, il suffit que
je me rassoie. Quand je sors, j’ai des banquises, je débanquise, je marche
en boitant.  » Ici, au  » je suis bancale  » qui est cherché
se substitue homophoniquement banquise, puis débanquise pour que le sens
arrive néanmoins par la périphrase : se mettre d’aplomb – si on
ose dire.

Elle appelle ce mode associatif  » silliabuler  » ou  » cidabuler
« , qu’elle relie à la question du lieu, de sa place de sujet dans
l’Autre :  » Je n’arrive pas à silliabuler, c’est parce que je change
d’appartement.  »

Sans lieu dans l’Autre qui puisse lui assurer une place, sans signifiant qui
la tienne, sans point de capiton dans la chaîne signifiante, le langage
se défait, et ne restent plus que des syllabes sans autre lien que purement
homophonique. C’est à ce titre que je faisais remarquer tout à
l’heure cette phrase : j’ai un abcès qui me contredit, que je vous proposais
à entendre comme : j’ai l’a-b-c qui me contredit, cet alphabet qu’elle
ne peut désigner autrement que sur le mode d’une répétition
formelle comme le les enfants dans leurs appellations : le wouah-wouah, la tuut-tuut.
Quelques temps ensuite alors qu’elle est maintenant dans le discours courant,
sans plus aucune de ces manifestations délirantes si spectaculaires,
c’est le cas de le dire, elle me disait :  » Tania une telle, on sait pas
ce qui vient après le Z.  » Il y a en effet un Z dans son nom propre.

Question posée par elle de l’infini qui est le sien de ce registre symbolique,
dont la réponse lui est venue dans l’énoncé délirant
: j’ai l’abcès qui me contredit.

J’ai choisi ce cas tout d’abord parce qu’il est exemplaire d’une psychose dont
tout Moi est absent, comme vous avez pu y être sensibles, et puis aussi
parce que ces troubles de langage, ces jeux de langue, ces néologismes,
je les rapproche de ce qui est appelé par Lacan le  » sinthome  »
de l’écrivain James Joyce. Vous savez que Lacan fait de ce symptôme
de Joyce, de son art d’écrire et des mauvais traitements qu’il fait subir
à la langue, à lalangue anglaise ce qui a permis à Joyce
de tenir malgré tout, dans sa psychose, que son monde n’éclate
pas en morceaux. Il nous dit tout cela à la fin du séminaire8
dans l’avant dernière leçon je crois, soit qu’il y avait pour
Joyce une erreur dans le nouage borroméen, une erreur dans le croisement
entre Réel et Symbolique, et que cette erreur, ce qui permet malgré
tout de la réparer, de faire que néanmoins la consistance soit
assurée, c’est l’Ego de Joyce, c’est son Moi. (Schéma 3) Ici,
il n’y a pas de réparation, l’Imaginaire reste délié du
Symbolique et du Réel.

Je crois que ces deux cas établissent de façon exemplaire et
tout à fait démonstrative ce que peut être cet Imaginaire
débridé, débridé du Réel et du Symbolique.
Soit un sujet à la fois atopique et sans consistance aucune, ce qui est,
vous vous en êtes aperçus, bien différent de ce qui est
en jeu par exemple dans une paranoïa quand au contraire, le Moi est prévalent
de façon absolue.

Il me semble en tout cas que particulièrement pour vous qui avez à
vous intéresser à des sujets psychotiques, l’approche de cette
question du Moi en tant que trou, de sa carence dans certaines organisations
pathologiques, de ce qui peut éventuellement se proposer comme voie de
substitution, dans les voies de l’art et de la création, ceci n’est pas
sans intérêt.

J’avais parlé plus haut de faux trou ; je m’aperçois que ce point
est peut-être discutable. J’avais dit aussi que je parlerais de l’hystérie,
de ce qu’on appelle la mythomanie, la fabulation hystérique et des hallucinations
visuelles chez les hystériques. Je vais laisser cet aspect des choses
de côté, ça nous engagerait plus loin sur les rapports entre
phallus et objet a, puisqu’aussi bien l’hallucination hystérique
est toujours une représentation phallique, en général une
personne debout qui est le propre père du sujet ou un de ses substituts,
en pied au pied du lit. Je vais en rester là.