Le titre que nous avons donné au séminaire de cette année, c’est « Qu’appelons-nous fantasme ? » Cela pourrait nous inciter à partir d’assez loin, disons du sens le plus trivial de ce terme, tel qu’il s’est diffusé assez largement au 20ème siècle, bien au-delà des publications psychanalytiques, scientifiques, etc. Ce sens là j’y ferai brièvement allusion, mais je ne partirai pas de cela. Je crois qu’il est impossible de ne pas partir du texte « Un enfant est battu », cet article de Freud qui date de 1919 et qui se trouve publié notamment dans le recueil Névrose, psychose et perversion.
C’est en effet avec ce texte que le terme de fantasme trouve sa vraie place dans la psychanalyse. Alors si nous ne pouvons éviter d’en parler, autant le faire tout de suite. Nous ne nous donnerons pas le temps de le reprendre en détail – je vous engage donc à le lire ou à le relire – mais c’est un texte qui permet d’aller vite pour poser les questions essentielles.
Cela dit, je vais devoir m’excuser auprès d’un petit nombre d’entre vous, ceux qui étaient présents à la première séance des soirées de la maison d’Amérique latine. Comme nous y parlons aussi du fantasme (on peut d’ailleurs recommander de participer aussi à cette activité), j’avais décidé là aussi de partir de ce texte. Cependant comme à la maison d’Amérique latine, le public, en principe, est plus divers, il y a des développements que je ne pourrai faire qu’ici, et donc ce sera tout de même un peu différent.
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Vous vous serez peut-être étonnés, par ailleurs, du titre que j’ai choisi pour aujourd’hui : « Un fantasme est analysé ». S’il s’agissait seulement de faire allusion à l’article de Freud, « Un enfant est battu », cela ne présenterait guère d’intérêt. Sauf pour dire, peut-être, que le fantasme dont nous allons parler, c’est le fantasme au sens où Freud en parle dans ce texte, dans ce texte en particulier. Chez Freud lui-même, le sens du terme Phantasie, que nous traduisons par fantasme, a une extension assez large. À la maison d’Amérique latine, j’avais évoqué, plus que je ne vais le faire ici, les rêveries conscientes, telles que Freud en parle dans ses premiers articles, rêveries à caractères ambitieux ou sexuels, et c’est à ce sens que je faisais allusion en parlant de la façon dont le terme s’était diffusé au 20ème siècle. Cela, je ne vais pas trop en parler aujourd’hui. Et donc le fantasme, je vais le prendre au sens où Freud en parle dans « Un enfant est battu », même si Freud en parle autrement dans d’autres textes, même si, par ailleurs, nous aurons forcément une lecture lacanienne de ce texte, et même si, bien entendu, nous aurons à poser nos propres questions.
Mais le plus important n’est sans doute pas là. Dire : un fantasme est analysé, dans une formule parallèle à celle de Freud, qu’est-ce que ça implique ? Eh bien ça situe l’analyse du fantasme exactement au même niveau que le fantasme lui-même. C’est une façon de nous rappeler que nous ne serons jamais totalement assurés que notre analyse du fantasme ne soit pas fantasmatique, qu’elle ne soit pas prise dans un fantasme. En tout cas, il est important d’y prendre garde.
Et puis, enfin, dire un fantasme est analysé, ça fait du fantasme en général quelque chose de très impersonnel. De même qu’« Un enfant est battu » c’est un énoncé à sa façon très impersonnel, puisqu’on ne sait pas qui est l’enfant battu, qui est-ce qui bat, etc., eh bien un fantasme (quelque fantasme que ce soit) est analysé, sans qu’on indique forcément par qui, cela nous renvoie à une sorte d’effacement des particularités imaginaires qui constitue un des aspects de notre travail. Et quand je dis cela, ça ne signifie pas que notre pratique ne soit pas attachée au singulier, mais celui-ci se situe à un autre niveau que les particularités immédiates imaginaires.
Je vais dire tout cela autrement. Quand un sujet s’adresse à un ami, pourquoi pas à son analyste, et évoque un fantasme, il s’en fait souvent l’idée qu’il s’agit de quelque chose de très personnel, de quelque chose d’intime. C’est ce qui fait sans doute qu’on n’exprime parfois « ses fantasmes » qu’avec réticence, comme si c’était difficilement partageable, et cela même dans la cure. Il y a d’ailleurs des analyses où l’on n’apprend que très tard quels sont les scénarios, pourtant parfois conscients, qui ont une place importante pour le sujet. Certains analysants n’en parlent pas, avec l’idée que ces fantasmes apparaîtraient comme trop singuliers. Mais précisément dans son article, dans l’article donc dont nous allons un peu parler, Freud se réfère à 6 exemples, quatre femmes, et deux hommes, qui partageraient le même fantasme.
Il y aurait ici une parenthèse à faire sur le fait que parmi les analysantes, l’une d’elles est… la propre fille de Freud, Anna. Celle-ci écrivit d’ailleurs elle-même un article sur le même sujet : « Fantasmes de fustigation et rêves diurnes », dont il faudrait retrouver le texte.
En tout cas, Freud dit qu’il se réfère à six cas, et il affirme même avoir un matériel plus important. C’est un matériel moins précis, et qu’il préfère donc négliger, mais déjà six cas, alors que Freud ne recevait pas plus de dix ou douze personnes dans la journée, ça fait quand même beaucoup, même si ces cas proviennent de plusieurs années de travail différentes. Cela montre bien combien un fantasme, c’est en fait assez trivial.
Il y a alors une autre idée que l’on peut associer à celle-là. Si chez des sujets différents les fantasmes, et même les transformations de ces fantasmes, peuvent être très proches, est-ce que nous ne devons pas les aborder autrement que nous ne le faisons habituellement ? Habituellement, dans un fantasme comme dans un rêve, nous nous attachons à ce qu’on peut appeler l’imaginaire, disons les traits les plus pittoresques, les plus saillants, de l’histoire. C’est à propos de cela que je parlais de « particularités ». Mais ne pouvons-nous pas plutôt nous attacher à la structure ? Non pas, par exemple, au récit particulier dans lequel s’insère ce fantasme, mais aux éléments, apparemment plus abstraits, qui le rapprochent de fantasmes énoncés par d’autres sujets ?
Vous noterez d’ailleurs aussi qu’en poussant cette seconde remarque un peu plus loin, nous n’aurions aucune peine à en venir à l’idée de Lacan, à savoir qu’il y a une logique du fantasme. Cette logique, elle concerne le rapport entre un sujet et un objet, elle les relie mais aussi les sépare l’un de l’autre. Cette logique, nous en parlerons davantage plus tard, et nous essaierons – c’est cela qui est essentiel – de ne pas la séparer de notre clinique. Aujourd’hui Bernard Vandermersch va au moins montrer la construction, au fil de deux séminaires de Lacan, de la formule $<>a. Nous tenterons donc de nous situer à un niveau structural, sans perdre de vue que la logique ne vaut ici que lorsqu’elle est liée de façon forte à notre clinique.
Une dernière chose avant de commencer vraiment la présentation du texte. Je l’ai opposé à ce que Freud pouvait avancer dans ses premiers articles, concernant des rêveries érotiques ou ambitieuses, en tout cas des rêveries qui apportent une satisfaction narcissique. Normalement ces rêveries, en tant que telles, sont conscientes. Pourtant dès ces premiers textes, Freud dit que les fantaisies dont il parle peuvent être refoulées. Et de fait, le fantasme est intéressant précisément en tant qu’il peut être, soit conscient, soit inconscient. Le même fantasme pourrait ainsi changer relativement facilement de statut, et on conçoit que cela lui donne une fonction essentielle dans la direction de la cure.
Il est peut-être temps d’en venir au fantasme qui donne son titre à l’article de Freud : « Un enfant est battu ». Comme je vous le disais, dans la forme où Freud le rencontre le plus souvent, forme consciente, on ne sait pas qui bat ni qui est battu. Mais quoi qu’il en soit « à ce fantasme sont attachés des sentiments de plaisir à cause desquels il a été d’innombrables fois reproduit ou est encore toujours reproduit ». Alors c’est de ce fantasme, accompagné de plaisir, que Freud nous dit qu’il apparaît avec une fréquence étonnante chez des personnes qui ont demandé un traitement psychanalytique pour une hystérie ou une névrose obsessionnelle.
Il y a déjà là pour nous une première question. Freud dit que ce fantasme est très fréquent dans ces névroses. À ce que je sais, les analystes aujourd’hui ne rencontrent plus si souvent ce fantasme chez leurs patients. Est-ce que ce ne serait pas parce que la réalité sociale se transforme ? Au temps de Freud, les châtiments corporels existaient dans les écoles, et Freud n’omet pas de se demander si ce fantasme ne renverrait pas à des impressions devant la réalité de tels traitements. Il pense cependant que non. En effet, dans plusieurs des cas dont il parle, il est assuré que ce fantasme est apparu avant que l’enfant soit d’âge scolaire. Est-il alors lié à des punitions familiales, sur l’enfant ou sur un frère ou une sœur ? Là encore ce n’est pas la réalité qui lui paraît déterminante, puisque le fantasme apparaît dans des familles où l’on n’use jamais de violence. Tout au plus peut-on dire, pense-t-il, que l’enfant est confronté à la différence de force entre lui et l’adulte.
Nous reviendrons là-dessus. Pour l’instant, reconnaissons que Freud ne nous donne pas beaucoup d’éléments pour penser le rapport d’un fantasme au discours social dans lequel il apparaît, alors que nous aurons sans doute à nous interroger sur le rapport entre le fantasme et le discours social.
Venons-en à ce qui est peut-être le plus important. Ce fantasme, selon Freud, connaît successivement plusieurs formes. « Un enfant est battu » c’est la dernière de ces formes. Freud ne dit pas seulement que sous cette forme, ce fantasme apporte du plaisir. C’est plus précis que cela. L’évocation de ce fantasme apporte une excitation sexuelle, ce qui fait qu’il peut servir de support masturbatoire. Freud qualifie alors ce fantasme de fantasme pervers, puisque la jouissance est recherchée dans un scénario fixé, figé, qui est sexuel mais détaché du désir génital. Notez cependant que ce fantasme apparaît chez des sujets qui ne sont pas pervers mais névrosés. Autrement dit des fantasmes qui apparaissent chez des névrosés permettent d’apprendre quelque chose sur la genèse des perversions sexuelles (puisque c’est le sous-titre de Freud : contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles). Cela pose alors la question de savoir si tout fantasme, au sens où Freud en parle à partir de cet article, ne serait pas un fantasme pervers. Et nous aurons aussi à nous demander que faire aujourd’hui de cette notation. Est-ce que par exemple cela faciliterait cette perversion commune contemporaine sur laquelle plusieurs d’entre nous insistent ?
Ce fantasme, cependant, n’est pas apparu d’emblée sous cette forme. Examinons cela d’abord rapidement, quitte à reprendre ensuite quelques points. La première forme, dont à l’occasion le sujet peut se souvenir pendant l’analyse, ça a été celle-ci : le père bat un autre enfant, le frère ou la sœur, en tout cas l’enfant rival. Et alors ça veut dire que le père préfère le sujet. En somme : non pas un enfant indéterminé est battu, mais « je » suis aimé par le père. Et comme il y a dans la liste de Freud plus de femmes que d’hommes, il faudra le plus souvent écrire aimé(e) avec un e.
Mais ce fantasme va être refoulé, et il prend alors une autre forme dans l’inconscient du sujet. Ça devient : je suis battu(e) par le père. Cette forme est reconstruite par l’analyse. Et là le fantasme prend une double valeur. D’une part, il satisfait à la culpabilité ressentie par rapport à la première forme : si j’ai souhaité que l’autre soit battu, il est juste que finalement je le sois. D’autre part, il comporte une satisfaction déplacée. Être battue, cela peut être un substitut masochiste à être aimée. En somme, ce second temps lie être battue et être sexualisée.
Ce qu’il faut sans doute souligner, c’est que cette forme, « je suis battue », ne parvient en principe jamais à la conscience, et c’est intéressant parce que c’est elle, néanmoins, ou pour cette raison même, qui aura le plus d’influence sur la vie du sujet. Nous allons le voir dans un instant.
Et puis alors, finalement, le fantasme va trouver sa forme ultime, celle où l’essentiel de toute cette histoire œdipienne se trouve dissimulé. Un enfant indéterminé est battu par un adulte indéterminé.
Il y aurait évidemment beaucoup de choses à apprendre à partir de toute cette construction. Je vais le présenter en plusieurs points. Le premier va nous permettre de dire quelque chose d’une question qui aura à nous occuper, celle du rapport du fantasme à la réalité. On croit souvent que le fantasme détourne de la réalité. Mais ça, c’est la rêverie diurne au sens le plus trivial. Pour nous autres, c’est le fantasme qui forme la fenêtre à travers laquelle nous percevons ce que nous appelons réalité. Nous avons une entrée possible dans cette question, lorsque Freud évoque la face masochiste du fantasme, qui est en même temps sa face inconsciente. Parlant de cette face dont la formule, je vous le rappelle est « être soi-même battue par le père », Freud affirme que « Des êtres humains qui portent en eux un tel fantasme font preuve d’une sensibilité (…) particulière vis-à-vis des personnes qu’ils peuvent insérer dans la série paternelle. Ils se laissent facilement offenser par ces personnes et ainsi procurent sa réalisation à la situation fantasmée, à savoir qu’ils sont battus par le père, pour leur plus grand malheur ».
Vous voyez en quel sens très particulier on peut dire que le fantasme organise la réalité. Le sujet se débrouille pour subir une injustice de la part d’un substitut du père. Désormais ce sera cela sa réalité.
Le second point concerne précisément cette idée de substitut. Vous avez relevé que dans la troisième forme le père n’apparaît plus sous sa propre forme. Il apparaît sous la figure d’un personnage puissant, qui détient force et autorité. Mais alors, si le fantasme ne met pas forcément en scène le père de la réalité, est-ce que ne n’est pas au père symbolique qu’il faut prioritairement penser ? Cela, Lacan le dit explicitement dans Les Formations de l’inconscient, le 12 février 1958. Ce qui est en jeu ici il faut, dit-il, le situer « dans l’au-delà du père, à savoir dans cette catégorie du Nom-du-Père que nous prenons soin de distinguer des incidences du père réel ». En somme ce qui bat, c’est le Nom-du-Père. Pourquoi ne pas dire aussi les signifiants de l’interdit que ce Nom-du-Père organise ? Et donc : est-ce que dès lors ce fantasme ne pourrait pas donner une forme imaginaire à une expérience humaine fondamentale, celle du signifiant qui vient marquer le sujet ? Tout cela est développé assez clairement dans Le séminaire sur Les formations de l’inconscient, et ce n’est pas rien, d’autant que si, comme nous le savons, c’est le fantasme qui vient organiser le désir du sujet, si c’est lui qui a une fonction d’érotisation, vous voyez comment cette fonction peut être liée au Nom-du-Père, voire à l’interdit lui-même. Il y aurait en somme une érotisation de l’interdit, de la castration.
Et alors à ce moment là, il faudrait sans doute aussi reprendre d’une autre façon une des questions que j’ai posées, celle du caractère historique ou non de ce fantasme de fustigation. Peut-être vient-il donner une forme imaginarisée à ce qui est vrai pour tout sujet, à savoir que ce qui vient le frapper, c’est le signifiant. Mais évidemment la forme imaginarisée pourrait ne pas se présenter de la même façon à toutes les époques. Donc en quelque sorte je suis battu(e) par le signifiant, ça c’est l’expérience commune, mais un enfant reçoit le martinet, ça en serait une expression imaginarisée propre à une époque particulière. Et il resterait alors une question à se poser : Quelle forme pourrait prendre aujourd’hui ce fantasme ?
Le troisième point va concerner la question de l’objet. En fait, quant à cette question de l’objet, il y aurait beaucoup de choses à dire. Alors, au moins deux. Lacan, vous le savez, élabore sa théorie du fantasme comme celle d’un rapport complexe entre sujet et objet, S barré poinçon a, puisque l’objet, c’est évidemment l’objet a, un objet qui vient causer notre désir. Est-ce que dans le fantasme « un enfant est battu », on trouverait quelque chose qui au moins annoncerait cela ?
Les objets a, selon Lacan, sont en nombre assez réduit. Le fouet, ce n’est pas un objet a. Alors si vous voulez chercher ce qui dans le texte freudien, a valeur d’objet, vous allez le trouver dans un point apparemment inessentiel du texte. Lorsqu’on interroge le sujet qui avoue le fantasme « un enfant est battu », lorsqu’on lui demande où il est, lui, par rapport à cette scène, il répond qu’il regarde. Or le regard est un des objets a de Lacan.
Mais alors, et en se référant à divers textes, on pourrait dire qu’à proprement parler, c’est plutôt que ce qui se passe dans cette fustigation, ça le regarde. C’est quelque chose qui, ayant eu lieu ou non, vient en tout cas rompre les représentations qui lui sont habituelles, quelque chose qui vient le fasciner. Et là donc nous sommes assez proches de Lacan, avec sans doute une question, que nous aurons à poser. Est-ce que le regard, l’objet regard, n’aurait pas une place particulière dans tout fantasme ?
Je vous signale à cet égard que vers la fin du séminaire, sur La logique du fantasme, Lacan ne craint pas de revenir sur « Un enfant est battu », et que cela lui permet d’associer deux idées. La première, c’est que « le fantasme n’est rien d’autre que ce qui engendre le sujet comme sujet barré, à savoir une phrase » (…) « à ceci près, ajoute-t-il (et c’est la deuxième idée) que là-dessus vole, que là-dessus erre, rien d’autre que ceci – mais impossible à éliminer – qui s’appelle le regard ».
Il y a autre chose à dire sur cette question de l’objet, mais cela suppose d’abord de reprendre ce que je vous disais il y a un instant sur le signifiant et le sujet. En effet dans Les formations de l’inconscient, à peu près là où il parle du Nom-du-Père et de la frappe du signifiant, Lacan va rappeler que celle-ci a pour effet de rayer le sujet, de le barrer, de l’abolir. Le sujet, pour nous ce n’est pas un individu avec ses propriétés, c’est un trou ou en tout cas une question : entre deux signifiants, où suis-je donc ?
Or que le sujet se définisse comme annulé, l’enfant en prend d’une certaine façon conscience lorsqu’il voit l’autre enfant être battu, être déchu, rayé. Mais c’est le sujet lui-même qui, dès lors qu’il est l’effet du signifiant, est d’une certaine façon annulé. Est-ce là le dernier mot de ce qu’apprend l’analyse, et plus précisément l’analyse du fantasme ? Non parce que le sujet, précisément parce qu’en tant que sujet, il est d’une certaine façon annulé, réduit en tout cas à un intervalle entre les signifiants, va dès lors se précipiter dans une position d’objet, position qu’illustre parfaitement l’article de Freud. Que suis-je là, moi qui suis battu ? Que suis-je sinon un objet du désir ou de la jouissance de l’Autre ?
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce fantasme. Par exemple, la question du père, je ne l’ai prise que d’un seul côté. Il y aurait d’autres côtés parce qu’il me semble que le père imaginaire est aussi concerné dans un grand nombre de fantasmes. Je préfère pourtant finir sur une autre question qui me permettra de lier le thème de cette année à celui qui nous a occupés l’an dernier, et en même temps de prendre, selon l’habitude qui est un peu la nôtre ici, un exemple clinique.
Ma question ce sera celle-ci : Est-ce que nous continuons à analyser le fantasme comme le faisait Freud ? Il me semble que généralement, nous n’essayons pas trop de mettre en place une dimension diachronique, de faire l’histoire d’un fantasme (sauf peut-être dans certains cas où il nous semble que nous sommes tenus de proposer une « construction »). Pourtant nous gardons sans doute l’essentiel, à savoir la possibilité des retournements. Mais ceux-ci jouent en quelque sorte dans la synchronie. Comme dans le rêve lorsqu’un élément peut prendre un sens, et en même temps le sens contraire.
Et si je parle du rêve c’est pour deux raisons. La première, c’est que j’avais envie de relier notre travail de cette année à celui de l’an dernier. Et la seconde, c’est que si le rêve est la réalisation d’un désir, et si le fantasme est ce qui soutient le désir, c’est peut-être l’analyse du rêve qui apprend le plus sur le fantasme.
Alors je dirai que dans l’analyse du rêve, on arrive au fantasme à un moment où le rêve se réduit à une formule. Et je vais vous proposer un tout petit exemple, qui ne correspond sans doute pas au fantasme fondamental de l’analysant dont il sera question, mais qui s’en rapproche. Cet analysant, en tout cas, rêve qu’il est avec son épouse dans un hôtel restaurant. Il y passe quelques jours. Au moment où il veut payer la note, son épouse près de lui veillant à ce que tout se passe bien, il s’aperçoit qu’on lui a facturé un grand nombre de glaces en supplément. Il proteste. On le renvoie à la cafétéria de l’hôtel. Il arrive finalement à faire reconnaître que – disons le tout de suite pour faire vite, mais dans l’analyse il faut tout de même quelques minutes – il arrive donc à faire reconnaître qu’il n’a pas consommé.
Ici la forme grammaticale est importante : « je n’ai pas consommé », dit-il. On pourrait alors penser que cette forme est assez différente de la formule impersonnelle dont nous avons parlé à propos du fantasme. Pourtant rien n’interdit de penser que « je n’ai pas consommé » soit une transformation d’une formule qui serait « une glace est consommée », d’autant que la glace peut valoir métaphoriquement. Et alors qui donc a consommé ?
Disons-le autrement. Sommes-nous ici très loin de ce que l’on entend ordinairement par « fantasme » ? Certes nous n’avons pas en l’occasion une rêverie consciente où le sujet s’imaginerait consommer sexuellement « une autre femme », ce qui expliquerait le regard soupçonneux de son épouse. Dans cette formation de l’inconscient que constitue le rêve, il n’a pas consommé. On pourrait d’ailleurs dire qu’il ne s’agit que du rêve manifeste. Au-delà de la dénégation, est-ce que le rêve manifeste dirait le contraire (j’ai consommé) ?
Pas exactement. Il est d’ailleurs finalement assez rare que l’on obtienne le rêve latent par simple renversement du rêve manifeste. En fait, l’érotisme de ce patient, c’est plutôt le flirt, le frôlement, en tout cas une satisfaction prise aux préliminaires. Or de cela, il n’a pas tout à fait conscience, ce qui fait que le rêve, une fois analysé, lui apprend tout de même quelque chose.
Est-ce que cette « explication » supprime d’ailleurs tout étonnement ? Peut-être pas. Parce que nous pouvons avoir l’impression qu’il y a dans toute cette histoire une dimension plus ou moins masochiste. Cet analysant se trouve tout de même, dans son rêve, dans la situation pénible d’avoir, sinon à payer, du moins à s’expliquer, à faire valoir sa bonne foi. Mais précisément le modèle du fantasme, « je suis battu(e) par le père » n’est-il pas un fantasme masochiste ? Est-ce qu’il n’y a pas, dans ce qui s’est inscrit en nous comme fantasme, une dimension masochiste à distinguer d’ailleurs du masochisme pervers ? Il ne s’agit ici que de prendre en compte ce qui pousse un sujet à se faire objet à la disposition de l’Autre. Le masochiste pervers, lui, en est conscient et en jouit consciemment.
On pourrait, à partir du masochisme, en venir à une toute dernière question. Une des portes d’entrée de Freud dans la question du fantasme, c’est la question du traumatisme. C’est parce qu’il a renoncé à l’idée que toutes les hystériques avaient été traumatisées, violées par leur père ou par quelque proche, que Freud a introduit l’idée d’un fantasme sexuel précoce et de ses avatars névrotiques. Mais cela ne nous interdit pas de nous demander quel est le rapport entre fantasme et traumatisme, rapport sans doute plus complexe qu’on ne pourrait croire. Nous en parlerons sans doute plus tard, comme nous parlerons aussi du rapport entre le fantasme et le traumatisme « historique », qui vient frapper une société tout entière. Mais pour aujourd’hui je m’arrêterai là…