Un ersatz de travail d'adoption
03 novembre 2011

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OLDENHOVE Etienne
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions

 

« Un ersatz de travail d’adoption »

 

Je me propose de poursuivre aujourd’hui le travail commencé lors des Journées préparatoires à celles-ci, à savoir ce dont vous avez pu éventuellement prendre connaissance soit en l’entendant directement, soit en le lisant dans le dossier joint à l’annonce de ces Journées sur le site de l’ALI : une intervention faite sous le titre « Tentatives de guérison ». Je vais rapidement rappeler l’essentiel de ce que j’y avançais avant d’explorer avec vous ce qu’il pourrait en être d’un ersatz de travail d’adoption.

Tout d’abord, cette découverte de Freud, cette invention, cette hypothèse particulièrement heuristique, qu’il a nommée « tentative de guérison » dans son travail sur Schreber. C’est un pas, une avancée capitale dans l’abord de la clinique. D’abord, parce que cela spécifie une clinique proprement psychanalytique par rapport à une clinique médicale. Dans le champ de la psychanalyse, on ne peut parler que de « tentative de guérison » et non de guérison en tant que telle, comme dans le champ de la médecine, car ce que, par analogie, on «appelle « maladie » dans le champ de la psychopathologie est radicalement différent d’une maladie qui ne serait liée qu’au fonctionnement organique, corporel.

Second point qui modifie grandement notre abord de la clinique, c’est le fait que la tentative de guérison constitue une part, qui est parfois la plus importante, du « tableau clinique ». Pour Freud, ce que nous rencontrons, c’est surtout la face « tentative de guérison ». Ce que Freud accentue, particulièrement dans la clinique des psychoses, c’est qu’une part importante de ce que nous adresse un sujet psychotique à travers sa parole, ses élaborations discursives ou à travers ses actes, c’est déjà une réponse par rapport à l’os, au Réel auquel il s’est trouvé confronté. Cet écart entre un Réel et la façon dont déjà il a été traité, ce que Freud appelle « tentative de guérison », nous allons constamment le retrouver dans nos débats. C’est sans doute ce que par exemple Jean-Jacques Tyszler approche, à sa façon, au travers de ce qu’il nomme « décohérence »[1]. C’est l’écart irréductible, malgré justement certaines tentatives paranoïaques exemplaires de le réduire à néant, entre le Un et le a, entre le signifiant et l’objet.

Freud reconnaît dans les élaborations délirantes des psychoses des tentatives de guérison.

Je me permets de vous citer le passage dans ses Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa (Schreber)[2], passage où Freud produit cette hypothèse des tentatives de guérison. Il écrit ceci : « Le malade a retiré aux personnes de son entourage et au monde extérieur en général l’investissement libidinal qui était jusque là tourné vers eux ; […] La fin du monde est la projection de cette catastrophe intérieure ; son monde subjectif a pris fin depuis qu’il lui a retiré son amour » ; suit une citation du Faust de Goethe ‑ Goethe est toujours convoqué par Freud au moment de ponctuations radicales. Par exemple, dans « Totem et tabou » : « Au début, était l’acte » ou « Ce que tu as hérité de tes ancêtres, il te faudra le reconquérir pour le posséder » ‑. Et Freud, revenant à Schreber, poursuit : « Et le paranoïaque le réédifie (ce monde détruit), pas plus splendide certes, mais du moins tel qu’il puisse de nouveau y vivre. Il l’édifie par le travail de son délire. Ce que nous tenons pour la production de maladie, la formation délirante, est en réalité la tentative de guérison, la reconstruction. Celle-ci réussit après la catastrophe plus ou moins bien, jamais pleinement… »[3].

Pour Freud donc, la tentative de guérison, c’est la formation délirante.

Lacan, dans ses derniers séminaires, notamment celui du Sinthome, va avancer qu’un quatrième nœud est le plus souvent nécessaire pour que les trois nœuds du R, du S, et de l’I fassent nœud. Ce quatrième rond est celui du sinthome, comme l’écriture pour Joyce, ou le nœud de la réalité psychique, à savoir celui de la religion ou du père pour Freud ou pour la névrose (cf. le Séminaire Le Sinthome).

Cela nous fait donc déjà deux types de tentatives de guérison dans la psychose :

– le travail du délire.

– le sinthome sous ses différentes formes sublimatoires : œuvres artistiques, scientifiques,

religieuses…

Ces deux types de tentatives de guérison sont le fait du travail du sujet psychotique lui-même.

Il est un troisième type de tentative de guérison que je voulais explorer plus avant dans ces Journées, c’est celui du transfert, car c’est à ce niveau que se situe, à mon avis, la part essentielle du travail que nous pouvons tenter de faire avec un sujet psychotique. Mais le transfert est une arme à double tranchant, particulièrement dans la psychose. C’est avec raison que Marcel  Czermak, depuis longtemps, nous a mis en garde en disant que « le psychotique résiste mal au transfert »[4]. Il nous faut donc trouver un minimum de boussole pour nous orienter correctement dans ce transfert et seule la psychanalyse peut nous la fournir, cette boussole. C’est peut-être par le biais de ce que l’abord de la psychose impose que la psychanalyse gardera son indispensable fonction dans le monde de demain.

Mais revenons un peu en arrière. Freud, dans son travail à partir de l’écrit du Président Schreber, non seulement relève la valeur de tentative de guérison du délire, mais il parvient également à articuler, à mon avis, la valeur transférentielle des grands types de délires paranoïaques. Je ne vais pas entrer dans le détail de son élaboration géniale, mais vous vous souvenez qu’il parvient à déduire logiquement les principaux types de délires paranoïaques des transformations (par négation et projection) d’une formule de base qu’il énonce ainsi : « Moi, un homme, je l’aime lui un homme ».

Ce que l’on a retenu de l’élaboration de Freud concernant la psychose c’est, traditionnellement, l’hypothèse d’une homosexualité déniée. Ce qui, à mon avis, reste pertinent dans cette hypothèse, c’est que les grands types d’élaborations délirantes paranoïaques, sont bien effectivement des tentatives de restaurer un lien transférentiel, un lien avec le grand Autre, une façon de trouver une place habitable dans un monde reconstruit.

Prenons, par exemple, le délire érotomaniaque qui le dit de la façon la plus claire. L’érotomaniaque dit, d’abord et avant tout, que l’Autre, le grand Autre, l’aime et s’il le dit avec une telle véhémence, s’il le crie parfois, c’est bien pour témoigner de sa détresse, de sa radicale solitude. Ce dont la religion a très bien pris le relais puisqu’elle se fonde sur l’affirmation : « L’Autre, Dieu, t’aime ou pourrait t’aimer à certaines conditions ».

Le délire de persécution, le délire de jalousie et le délire mégalomaniaque ne nous disent pas moins que le sujet y est au centre du monde, objet de toute l’attention du grand Autre, quitte à ce que celle-ci soit malveillante. Mais mieux vaut que l’Autre soit concerné par le sujet que la déréliction absolue de n’être qu’un objet erratique.

La valeur transférentielle des positions mélancoliques et maniaques est tout aussi évidente : l’immonde y complémente bien le monde. Bien que sur un siège éjectable, l’immonde y a sa place dans un monde. Seul, le passage à l’acte met parfois fin à cette danse macabre ou dionysiaque, où partenaires, il y a bien encore.

La valeur transférentielle de l’organisation d’un délire, on peut la suspecter dans d’autres organisations délirantes que ces quatre formes paradigmatiques de la paranoïa, par exemple, dans l’éclosion d’un syndrome d’illusion des sosies dans le discours d’une érotomanie.  Il est évident que lorsqu’une érotomane affirme qu’elle ne rencontre qu’un sosie de l’Autre qui l’aime, cela la protège de l’engloutissement dans la réalisation de l’Autre comme Un totalement unifiant.

C’est bien dans ce champ transférentiel que Schreber se meut au fil de ses tentatives de guérison, passant d’une position mélancolique, à une position de persécuté, pour finir par se stabiliser dans une position érotomane de « femme de Dieu », d’aimée.

 

Je vais reprendre maintenant cette question du transfert dans la psychose par le biais de celle de l’adoption.

« Adopter », dans notre langue française, n’est différent du verbe « adapter » que par un petit trait vertical, mais dans la différence entre ces deux signifiants, s’insinue l’altérité dans sa radicalité. C’est parce que l’être parlant, fondamentalement, n’est pas adapté au monde qu’il ne peut survivre à cette inadaptation qu’à adopter et à être adopté. Et c’est dans un certain ratage de cette opération d’adoption que quelque chose s’est joué pour le sujet psychotique qui fait que le monde, « le champ de la parole et du langage », lui est si difficilement habitable.

Cette pensée de l’opposition entre adopter et adapter, m’est venue suite au dialogue de sourds que je voyais s’instaurer entre les autorités de tutelle du secteur de l’institution psychiatrique dans laquelle je travaille et les projets thérapeutiques que nous voulions défendre. Ces autorités de tutelle insistaient sur le travail d’adaptation ‑ ou de « réadaptation psycho-sociale » dans leur langage technique ‑, en méconnaissant totalement que lorsque l’on travaille avec des sujets psychotiques, il s’agit toujours plus d’abord d’adoption ‑ c’est-à-dire qu’ils soient adoptés par un monde et qu’ils puissent adopter un monde ‑ que d’adaptation.

La question du travail d’adoption est extrêmement complexe et vaste et je ne ferai que l’approcher par petites incursions successives. Tout d’abord, je rappellerai qu’une mère autant qu’un père doit adopter son enfant, que celui-ci soit le fruit de sa gestation ou de celle d’une autre. Il faudrait donc peut-être distinguer ce qu’il en est de l’adoption par une mère, de l’adoption par un père. À propos de cette différence entre adoption paternelle et adoption maternelle, je pourrais reprendre ce que Jean-Pierre Lebrun a avancé sur « Fonction maternelle, fonction paternelle », dans son article paru dans la revue Yakapa[5] ou dans la récente intervention qu’il a faite aux Journées sur la famille, organisées par Hélène l’Heuillet à la Sorbonne[6].

En caricaturant ce que déploie beaucoup plus finement Jean-Pierre Lebrun, je résumerais son propos au sujet de cette différence entre ces deux Autres (maternel et paternel) par une formule du type : « L’Autre maternel doit faire un trajet d’un trop de présence initiale à l’absence, tandis que l’Autre paternel doit faire un trajet d’une grande absence initiale à une présence réelle ». Il écrit par exemple : « Le premier interlocuteur de l’enfant, nous l’appelons dans l’après-coup la mère ». Et il évoque à ce propos ce que Winnicott a appelé « Préoccupation maternelle primaire ». « Cette présence de la mère à l’enfant, du fait d’être parlante, témoigne aussi de l’absence qui l’habite et qu’elle habite ». Le père, lui, « est précisément celui qui donne la raison de l’absence de la mère. Si la mère n’est pas toute à son enfant, c’est parce qu’elle est en lien avec quelqu’un d’autre. » Remarquons dit J.-P. Lebrun, qu’au début, lorsque l’enfant naît, le père est, lui, plutôt du côté de l’absence, contrairement à la mère. Et c’est à partir de cette absence qu’il va devenir présent, d’abord via la parole de la mère, celle qui va le reconnaître à cette place.

Dissymétrie donc de deux grands Autre : l’Autre maternel et l’Autre paternel.

Il me semble ‑ mais le raccourci est trop  abrupt ‑ que l’on pourrait peut-être dire que ce qu’il en est du travail d’adoption par une mère mettrait plutôt en place l’espace ouvert, mais borné de la partie droite du tableau de la sexuation, mettrait donc en place l’espace du pas tout. Ce qui ne veut pas dire que la féminité se transmettrait par les mères. Ce que j’avance plutôt ainsi, c’est que dans toute psychose, ce qui est forclos, c’est d’abord la question de la féminité.

Le travail d’adoption par un père me semble plutôt mettre en place ce qu’il en est d’un tout, d’un espace fermé et borné qui ferait plus facilement le lit de la paranoïa (et non de la psychose en tant que telle, si tant est que la paranoïa soit déjà une tentative de guérison par rapport à la psychose et une folle mise en place du phallus.)

Il y a bien longtemps, lors de Journées d’étude de notre association, j’avais entendu le témoignage d’une femme vietnamienne sur sa langue et sa culture. J’en ai gardé le souvenir ‑ peut-être erroné, mais cela ne change rien à ce que je veux amener aujourd’hui ‑ que, dans cette culture, les parents doivent être adoptés par l’enfant : seront père et mère ceux que l’enfant élit à ces fonctions. Cela nous rend attentifs au fait que l’adoption va du sujet à l’Autre comme de l’Autre au sujet ‑ ce dont on retrouve une trace, à un autre niveau, dans la dimension amboceptrice de l’objet a entre le sujet et l’Autre, dont nous parle Lacan dans son séminaire L’Angoisse.

En quoi ce travail, cette opération d’adoption, concernent-ils le transfert dans la psychose ? Le travail d’adoption concerne particulièrement le transfert dans la psychose parce qu’il y s’agit d’y tenir lieu d’Autre, en sachant que ce lieu y est à constituer : l’Autre ne fait pas lieu ou fait insuffisamment lieu, habitat, ‘home’ pour le sujet psychotique.

Pour que l’Autre fonctionne éventuellement comme lieu d’adresse pour un sujet psychotique, il faut qu’il soit « troué », « barré », « décomplété » activement là où le sujet dans le transfert viendrait à en faire un tout, un espace compact et fermé.

Une autre façon d’approcher ce travail d’adoption est de le décrire comme l’opération où l’on passe d’un espace à un espace ayant une dimension en plus. Lors du dernier Séminaire d’été, il nous fut rappelé par Bernard Vandermersch qu’en topologie, le fait de plonger un objet dans un espace avec une dimension en plus, pouvait transformer cet objet, par exemple de tore en nœud. Fondamentalement, l’opération d’adoption, c’est peut-être cela : changer un espace, le métamorphoser, le transformer en un espace avec une dimension en plus. C’est cela ouvrir et maintenir un transfert.

C’est évident, par exemple, pour l’opération de la nomination symbolique. Lorsque nous allons déclarer notre enfant pour qu’il soit inscrit à l’état civil, nous le plongeons dans un espace qui comprend une dimension de plus que celui de la vie ou de l’affection. Lacan en parle lorsqu’il introduit pour la première fois le Nom du Père dans le séminaire sur les psychoses[7]. Il parle encore, à ce moment de son séminaire, du « Nom Père ». Je le cite : « L’ordre symbolique doit être conçu comme quelque chose de superposé, comme quelque chose sans quoi il n’y aurait pas de vie animale simplement possible pour cette sorte de sujet biscornu qu’est l’homme. ». Et il poursuit ‑ je me permets de vous le rappeler ‑, en parlant du sépulcre, c’est-à-dire d’un lieu. Il dit ceci : « …chaque fois que nous trouvons quelque chose qui ressemble à un squelette humain, plus ou moins parent de l’humanité, nous l’appelons humain quand nous le trouvons dans un sépulcre, c’est-à-dire dans quelque chose qui est complètement « cinglé », c’est-à-dire quelle raison peut-il y avoir de mettre cette sorte de débris de la vie qu’est un cadavre dans une enceinte de pierre, il faut déjà pour cela qu’il y ait instauré tout un ordre symbolique, à savoir qu’un monsieur a été monsieur Untel dans l’ordre social ; ce fait nécessite qu’on lui mette autour quelque chose qui rappelle simplement cela, comme il se doit sur la pierre des tombes, à savoir qu’il s’est appelé Untel et que le fait qu’il s’est appelé Untel est quelque chose qui dépasse en soi, ça ne suppose aucune croyance à l’immortalité de l’âme, ça suppose que son nom n’a rien à faire avec son existence vivante et que son nom en lui-même est quelque chose qui se perpétue par rapport à cette existence. ».

La nomination est bien une opération qui nous arrache à un espace pour nous plonger dans un espace qui a une dimension de plus.

Soutenir l’espace du transfert dans la psychose, c’est, à mon sens, introduire une dimension de plus, non pas du côté de l’énigme qui ne peut que faire flamber le transfert vers un savoir persécuteur, mais du côté d’une décomplétude de l’Autre dont nous essayons de tenir lieu : ce peut être parfois du côté d’une certaine naïveté ou d’un interdit venant inscrire notre limite, ou d’autres modes d’interventions. Dans ce travail, cette perlaboration du transfert dans la psychose, il s’agit d’éviter la fermeture compacifiante plutôt que d’ouvrir une béance engloutissante. Cela peut paraître identique et pourtant, c’est profondément différent : empêcher une fermeture n’est pas équivalent à ouvrir.

Autre façon d’approcher ce qu’il en serait du travail d’adoption, c’est de revenir à ce que Freud avance dans son article sur la dénégation à propos du jugement d’attribution. Freud assigne clairement au jugement d’attribution une fonction de fondation pour la vie psychique[8].

L’avènement à une vie psychique passe par une incorporation. Cette incorporation primordiale est d’abord celle d’un trou. Un corps ne peut rien incorporer s’il n’est pas d’abord troué. Ce corps premier, imaginaire chez Freud, ne fonctionne comme corps que comme Autre corps, corps de l’Autre : ce qui serait mis en place par le jugement d’attribution, au-delà de sa présentation imaginaire mythique, c’est un grand Autre qui ménage en creux une place au sujet.

Une autre approche encore de cette question de l’adoption pourrait être de reprendre ce que Freud avance dans sa dernière œuvre L’homme Moïse et la religion monothéiste[9], sur la légende de l’exposition, à savoir que l’histoire de héros tels que Moïse et Œdipe articule que chacun est issu d’une autre famille que celle où il se trouve. Cette Autre famille nous semble illustrer une nécessité structurale, celle d’une Autre famille qui est la famille d’adoption, Autre famille qui est venue se substituer à la famille « naturelle ».

Il me faut également rappeler en parlant d’adoption que Schreber lui-même a essayé de se sortir de ses difficultés par l’adoption. Le fait que son couple était resté stérile était un des grands malheurs de son existence. Après avoir écrit ce monument que constituent ses Mémoires d’un névropathe, travail sinthomatique qui lui permettra d’être libéré de l’asile de Sonnenstein à Pirna (en 1902), il adoptera une fille. Après cette hospitalisation, il « se retira dans une nouvelle maison qu’il édifia à Dresde et y vécut tranquillement, dit-on, avec sa femme et une fille, Fridaline (1890-1981), d’origine autrichienne, qu’il avait adoptée et qu’il éleva avec amour. »[10]. Il fut réhospitalisé en 1907, à la suite de la mort de sa mère et d’une affection vasculaire de sa femme et mourut quatre ans plus tard.

Avant de conclure, je résume très brièvement ce que j’ai avancé pêle-mêle sur l’adoption :

– l’adoption est un acte : elle change un monde.

– l’adoption est une opération toujours nécessaire.

– l’adoption est une opération qui n’est pas unilatérale : l’un et l’autre, impliqués dans cette relation, sont et adoptant et adopté.

Mais ce n’est pas une relation réciproque.

– l’adoption vous engage à vie. Elle ouvre la temporalité d’une relation, d’un champ transférentiel qui peut être de très longue durée. C’est pourquoi quand on s’engage dans un transfert avec un sujet psychotique, c’est parfois pour toute la vie.

– l’adoption est une opération sexuée car dans cette opération, c’est d’une position sexuée que nous opérons. Nous ne sommes ni des anges (comme dans la religion), ni des machines (comme dans la science) ; c’est du lieu de notre division entre signifiant et objet que nous opérons.

– l’adoption consiste en un changement d’espace.

 

J’ai intitulé mon intervention pour ces journées « Un ersatz de travail d’adoption »… parce qu’il faut être prudent et modeste quand l’on parle du traitement des psychoses.

Le travail que nous pouvons faire dans cette rencontre avec un sujet psychotique est délicat et limité… mais très important. Face à l’objet, face par exemple aux hallucinations d’un sujet psychotique, nous restons complètement démunis. Face à l’automatisme mental, il en est de même. La seule chose que nous puissions faire comme analyste ou comme médecin ou soignant orienté par la psychanalyse, c’est de nous engager, si c’est possible, dans un transfert et de veiller à ce que ce transfert ne se retourne pas contre l’un ou l’autre des partenaires de ce transfert.

C’est une ligne de partage dans la psychiatrie actuelle : il y a ceux qui s’engagent dans cette relation transférentielle périlleuse et il y a ceux qui s’en gardent bien, qui s’en abritent plus ou moins totalement par le biais de technologies, de traitements anonymes, ou d’objectivations pseudo-scientifiques.

Ersatz, ai-je dit. C’est un mot de la langue française depuis peu. C’est un mot allemand qui se serait introduit dans notre langue française, à l’issue de la Première Guerre mondiale et l’on devine facilement pourquoi. En allemand, Ersatz signifie « compensation », « équivalent », « restitution », « dédommagement », « indemnité », « remplacement », « substitution », « prothèse ». Quelque chose donc a été perdu et est remplacé par autre chose : c’est une opération fondamentale, fondatrice même, par exemple, du désir. Le plus souvent, ersatz sous-entend une dépréciation : l’objet qui remplace n’est pas vraiment équivalent à l’objet original, à l’objet perdu. Il n’en est que le succédané.

Ce mot, je l’emprunte d’abord à Freud qui l’utilise à plusieurs reprises dans son article « Constructions dans l’analyse ». Il y écrit, par exemple, que nos « symptômes et nos inhibitions […] sont les suites de tels refoulements, donc les substituts (Ersatz) de ce qui a été ainsi oublié. »[11]. Mais il écrit également, cette fois-ci à propos des constructions de l’analyste : « Très souvent on ne réussit pas à ce que le patient se rappelle le refoulé. En revanche, une analyse correctement menée le convainc fermement de la vérité de la construction, ce qui, du point de vue thérapeutique, a le même effet qu’un souvenir retrouvé. Dans quelles conditions cela a lieu et de quelle façon il est possible qu’un substitut (Ersatz) apparemment si imparfait produise quand même un plein effet, c’est ce qui devra faire l’objet de recherches ultérieures. »[12].

Freud parle ici des cures de névroses, mais c’est son expression « un substitut apparemment si imparfait » (ein scheinbar unvolkommener Ersatz) qui a retenu mon attention et qui a inspiré le titre de mon intervention.

Cette tentative d’appeler à un transfert ou de s’y prêter est certes un ersatz, un substitut très imparfait, mais c’est une des seules voies qui est praticable dans le travail avec un sujet psychotique.

À côté des deux autres grandes voies de travail, des deux autres tentatives de guérison que sont le délire et le sinthome, qui elles sont des inventions, des créations, des prothèses élaborées par le sujet psychotique lui-même, il y a cette troisième voie, celle de la relation transférentielle, celle dont j’ai accentué aujourd’hui la proximité avec une adoption, c’est-à-dire de la construction d’une altérité, d’une relation d’un sujet à un grand Autre, vaille que vaille.

Je dirais, pour conclure, que ce à quoi nous devons particulièrement veiller dans tout travail avec un sujet psychotique, c’est que les tentatives de guérison ne virent pas à la guérison, ne se dégradent pas en pseudo-guérisons. C’est à maintenir cet écart irréductible entre tentative de guérison et guérison que nous maintenons ouvert le champ du transfert et évitons le collapsus d’une compacité totalitaire et mortifère.