« Un barbare de ouf ! »
26 mars 2024

-

BERGÈS BOUNES Marika
Le Grand Séminaire
image_print

« Non, un homme, ça s’empêche. »

Albert Camus, Le premier homme

 

Je commence par cette phrase d’Albert Camus, qui situe la castration comme une opération symbolique, logique, effet de discours, caractéristique de l’humain, capable de faire limite à la barbarie.

 

Mon propos va tenter d’apporter des éléments de discussion sur ce thème : « Castration ou barbarie ? » à propos de la Psychanalyse d’enfants.

 

« Mon frère, c’est un barbare !  Un barbare de ouf ! Un sauvage ! Et ça s’arrange pas ! Hier matin, il a trouvé que j’avais un bol de céréales plus gros que le sien, il a voulu me le prendre, j’ai pas voulu , il m’a renversé le bol par terre , il a écrasé les céréales , moi j’ai fait pareil ,et là il m’a mordu le bras jusqu’au sang , il m’a griffée avec ses ongles sales .. il dit rien ..sauf des injures…il explose grave ! il finira en hôpital psychiatrique ! la prochaine fois , il me tuera ! Il me fait peur ! Il me tombe dessus quand les parents sont pas là évidemment , parce que c’est pas le genre de la famille , et puis il s’en va ! Il me fait peur ! Il va me tuer un jour ! ».  Elle a 12 ans, il en a 17. On retrouve ici , chez le frère , le premier sens du mot «  barbare «  , celui qui ne parle pas la même langue , l’usage «  incorrect  «  de la langue , grossier , rude , – qui caractérisait les barbares chez les Grecs et les Romains – celui de l’ » étranger «  ( ici , à sa famille ) ;  et l’extension , plus tardive , de la violence des moeurs .

 

Des « barbares de ouf », il y en a dans toutes les familles, dans toutes les fratries ; la clinique infantile, adolescente, puis adulte, résonne de ces tentatives de meurtre – réelles ou des voeux de mort – d’agressions plus ou moins violentes, de maltraitances et harcèlements divers, toutes manœuvres visant à détruire l’autre, à l’éliminer.

 

Le barbare organise sa relation sociale sur un rapport de force, comme l’écrit Charles Melman, sur un pouvoir réel.

 

Comme l’a dit Nazir Hamad, à la fin du dernier Grand Séminaire : « Le civilisé se promène avec un vernis, le barbare est dessous, et c’est nous tous. Nous transportons toujours notre barbare en nous. »  Et, en effet, la soumission aux lois de la parole et du langage, la nécessité du manque et de l’incomplétude pour que le sujet soit désirant, suffiraient-ils à nous préserver de la barbarie ? La restriction de jouissance – comme l’a proposé Martine Lerude, volontaire (au sens de la servitude volontaire de La Boétie) – l’inhibition, le renoncement, le refoulement, suffiraient-ils à produire une société civilisée, sans barbarie ? A voir la folie actuelle de la marche du monde, il semble bien qu’il n’en est rien !  La barbarie n’est pas refoulée, elle s’expose, obscène, crue et angoissante dans le monde entier.

 

1- LA PSYCHANALYSE DE L’ENFANT

 

Freud, dans Malaise dans la civilisation parle de « tendance innée au mal (…) et aussi à la cruauté » chez l’homme. La barbarie, elle, est bien présente dans les discours des enfants : « Affreux ! Un rêve affreux ! Un zombi, on dirait mon père, il me saute dessus et il me mange, il me bouffe ! Pas dégusté, mais défoncé, dévoré, dégagé, dégagné, englouti ! Plus personne ! »  dit Arthur, 6 ans. Ou Juliette, avec ses nattes sages, 8 ans : « Mon père, il me demande toujours de faire un câlin à mon demi-frère de 4 ans, moi, j’ai envie de le décapiter »

 

Les psychanalystes anglais ont largement débattu de cette barbarie : Melanie Klein notamment, « la géniale tripière », comme la nommait Lacan, pointant par là son intérêt pour les pulsions cannibaliques, destructrices du bébé, liées à la pulsion de mort de Freud. Jouissance innée kleinienne, attaque sadique, vorace, originelle, du corps de la mère : « Dans ses fantasmes, le nourrisson soumet le corps de la mère à des attaques voraces, dans lesquelles il la dépouille de ses richesses et se livre à des agressions envieuses et destructrices, motivées davantage par la haine que par le désir » écrit Hanna Segal. Il n’est pas question ici de barbarie, à proprement parler mais de haine et d’envie, une « invidia » qui peut aller jusqu’à éliminer l’autre dans des jalousies fratricides, qui annoncent les rivalités meurtrières de la vie professionnelle.

 

Dans Agressivité en Psychanalyse (1948), Lacan parle de « l’atlas de toutes ces images agressives qui tourmentent les hommes » dans l’œuvre de Jérôme Bosch, et ajoute : « Il est des imagos qui représentent les vecteurs électifs des intentions agressives, qu’elles pourvoient d’une efficacité qu‘on peut dire magique. Ce sont des images de castration, d’éviration, de mutilation, de démembrement, de dislocation, d ‘éventrement, de dévoration, d’éclatement du corps, bref les images que, personnellement, j’ai regroupé dans la rubrique qui parait bien être structurale, d’imagos du corps morcelé (…) il n’est besoin que d’écouter la fabulation et les jeux des enfants, isolés ou entre eux, entre 2 et 5 ans, pour savoir qu’arracher la tête et crever le ventre sont les thèmes spontanés de leur imagination. » Lacan n’est pas très loin ici de Melanie Klein …

 

Les férocités kleiniennes, on les repère déjà, à la crèche, premier lieu de socialisation, donc de castration symbolique, chez les enfants qui mordent jusqu’au sang leurs petits camarades, les tapent, détruisent les jouets, sans autre loi que celle de leur jouissance ; puis à l’école, haut lieu de la transmission symbolique et de la soumission aux codes scolaires, dans des harcèlements, souvent à la limite de la barbarie, qui réduisent l’autre à l’état de déchet, et peuvent même le détruire.

 

Impossible, à propos de cette question « Castration ou barbarie ? » de ne pas évoquer Donald Winnicott, psychanalyste anglais lui aussi, qui parle d’abord pour l’enfant, d’« agressivité primaire », de «  cruauté primitive », puis de haine . Mais, d’une haine qui, pour lui, n’est pas constitutive du parlêtre, qui n’est pas destinée à détruire, comme dans le sadisme kleinien, mais qui est structurante, séparatrice, du côté de la pulsion de vie. Et, chose étonnante, à la fin de sa vie, il dira que   la haine est d’abord du côté de la mère : il décrit, dans « la haine dans le contre transfert », les 17 raisons que la mère a de haïr son enfant, (je pourrai vous en donner quelques-unes, si vous le souhaitez), « même un garçon »  , « dès le début », sans le détruire. C’est ainsi que la mère se définit pour Winnicott, pas de destruction. Il écrit : « Il faut qu’une mère puisse tolérer de haïr son enfant sans rien y faire. Ce qu’il y a de plus remarquable chez une mère, c’est son aptitude à être tellement maltraitée par son enfant, et à haïr autant sans s’en prendre à l’enfant ni attendre la récompense qui s’offrira ou ne s’offrira pas à une date ultérieure ». C’est un enfant déjà séparé d’elle. Mais Winnicott ne parle pas de père ici…le père ne vient pas faire coupure.

 

Cette définition de la mère par Winnicott, ne serait-elle pas un équivalent du terme « castration » ? Comme le signifiant « abnégation », proposé par Jean Bergès (dans Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse), abnégation de la mère, terme religieux, impliquant un sacrifice. Je le cite : « Dans quelle mesure, la mère va-t-elle faire preuve d’abnégation ? Il faut que la mère puisse faire l’hypothèse que le fonctionnement des fonctions de l’enfant doit déborder ce en quoi elle est-elle même la fonction (…) il faut que la mère amène du symbolique, non seulement en parle, mais soit capable de faire l’hypothèse de son propre débordement. (…) c’est du caractère hypothétique des dispositions de la pensée des mères qu’émerge, dans leur discours, la métaphore paternelle. » Pour Jean Bergès, c’est le père qui vient sexualiser le manque.

 

L’ « abnégation »  de la mère , dans l’anticipation de la séparation d’avec son enfant , et de sa propre  incomplétude,  et la mère de Winnicott qui ne détruit pas, expriment toutes deux une limite à une jouissance illimitée, côté mère et côté enfant, une «  castration «  qui fait barrage à l’inceste, à la barbarie.  « Une mère, ça s’empêche », pourrait-on dire, en plagiant Albert Camus.

 

L’« empêchement »  à la barbarie , serait une qualité logique, symbolique, de la mère ? Mère qui véhicule la loi du père, et qui, d’avoir anticipé sa condition d’être parlant, est toujours manquante .

 

Dur « métier » que celui de la mère !  On comprend qu’il y ait des résistances … dont la clinique quotidienne témoigne abondamment.

 

Je cite Jean Pierre Lebrun, dans « La dysphorie de genre » : «C’est tout l’intérêt d’une fonction séparante que de permettre de se dégager d’un corps à corps pour atteindre …le mot à mot, de telle sorte que la parole puisse fonctionner comme instance tierce.»

 

2 – CLINIQUE

 

Un enfant arrive toujours avec ses parents en consultation. Il est, le plus souvent, dans une « non-demande » (Jean Bergès), c’est à dire qu’il tient à rester par son ou ses symptômes, le maître de la situation, « le maître de la jouissance » (Jean Bergès). C’est une constante, en clinique infantile.

 

Rappelons rapidement la place du symptôme de l’enfant pour Lacan (Lettre à Jenny Aubry, dans Autres Ecrits) :

 

    – celle où « l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptômatique dans la structure familiale », représentant « la vérité du couple familial ».

 

     – celle où l’enfant est l’objet a de la mère.

 

Et celles, plus tardives, où le symptôme est effet de structure du sujet, chez l’adolescent, par exemple.

 

Enfants, toujours au carrefour, le produit de deux langues, la langue de chacun des parents, qui n’est pas la même, puisque référée, pour l’un et pour l’autre, à sa propre histoire familiale, à ses traditions, ses interdits, ses silences, ses secrets, ses priorités, sa lalangue : l’enfant doit consentir à se repérer dans au moins deux langues et à les accepter, «  pour avoir ses titres en poche » comme le dit Lacan .

 

Par ailleurs, la clinique de l’enfant est peu structurée : les symptômes, les identifications, glissent, s’enchevêtrent pour lui ; rien n’est figé, d’où tout est possible.

 

Donc, se méfier des diagnostics hâtifs que l’HAS (Haute Autorité de Santé) réclame très tôt, trop tôt, de manière systématique, en ce moment.

 

Les tout jeunes enfants, autour de 3, 4, 5 ans, sont dans la toute-puissance infantile : « je suis le chef ! » clament-ils, refusant les contraintes des parents, les règles de la maison, poussant les parents à bout, testant leur autorité par des symptômes variés : difficultés de sommeil, crises surtout, « à la moindre frustration », comme disent les parents. « La toute-puissance infantile est une puissance qui, pour des raisons biologiques et culturelles, ne s’est pas encore affrontée à l’amputation de la toute-puissance que produit la sexualité » écrit Charles Melman dans La dysphorie de genre. Cette revendication bruyante de pouvoir – qui déstabilise grandement les parents – fait partie de la construction et de l’affirmation subjectives de l’enfant ; c’est le moment du « non ! » généralisé, mais aussi la « conquête » de l’autonomie (« Moi, tout seul ! »  réclament ils, dans leurs diverses activités , où ils ne supportent pas l’aide de l’adulte ); il n’y a alors  pas d’impossible pour eux ; ils sont dans une exigence de parité avec les parents , une abolition des générations – dont Charles Melman a toujours dit que c’était là l’inceste – . Mais ils connaissent l’illusoire de ces tentatives de domination et vont, dans un moment de « fading », consentir à lâcher cette toute puissance imaginaire, en même temps que la réalité de la mort et les limitations biologiques de leur corps les percutent : le réel sexuel et le réel de la mort. L’école et les apprentissages scolaires, lieux de la soumission aux lois du symbolique par excellence peuvent alors commencer.

 

Cette perte de la toute-puissance infantile permet un rapport au réel moins violent et la reconnaissance de l’autorité et de la légitimité de la fonction maternelle et paternelle -que les enfants recherchent ! Ils tiennent à ce que les parents fassent autorité et soient fiables : les promesses doivent être tenues ! L’angoisse est provoquée par les adultes qui n’ont pas tenu parole en n’endossant pas leur rôle d’adultes protecteurs (guerres, attentats, réchauffement de la planète …), ou par des parents « au discours inconséquent » comme le dit Jean-Marie Forget, notamment dans les divorces. Les enfants réclament des repères symboliques et somment leurs parents de répondre à la question : « qu’est-ce qu’un père ?  « Qu’est-ce qu’une mère ? »  « C’est quoi, un papa ? » demande une petite fille de 3 ans, qui réveille ses parents plusieurs fois par nuit, à son père, ébahi … et exténué … Ils le réclament par des symptômes bruyants, et leur demandent de tenir leur engagement dans la place de parents que leur naissance a ordonné pour eux, et à laquelle les parents n’étaient peut-être pas préparés ?

 

Les enfants sont freudiens : à la fois, ils testent la solidité et la consistance des marqueurs symboliques des parents par leurs symptômes, tentant de les séparer, et à la fois, ils réclament du rapport sexuel entre les parents, pour que l’armature indispensable à leurs identifications et à leurs projections tienne bon. Ils questionnent l’énigme du non-rapport sexuel, et aussi l’énigme du lien du sexe à la mort par l’intermédiaire de la reproduction – mort qui les obsède, le réel.  Pourrait-on ne pas mourir ? L’impossible est-il possible ?

 

Cette appétence symbolique est particulièrement visible dans les situations de séparation des parents, actuellement banalisées parce que très fréquentes, mais laissant des traces douloureuses, tenaces, mêlant amour, haine et questionnement identitaire, où ils ne cessent de se poser la question de leur responsabilité : tous les moyens sont bons pour « remettre les parents ensemble » ; ils en rêvent pendant longtemps. Ils « se débrouillent » dans les nouvelles configurations familiales, mais restent en demande de symbolique, et les parents sont leur lieu d’adresse. C’est leur survie à tous …

 

3 – CONCLUSION

 

On pourrait parler ici de l’« éducation positive à la  française » , qui fait  actuellement couler beaucoup d’encre , en défendant le droit au bonheur de l’enfant, avec la gabegie d’objets  , dans l’immédiateté , que le bonheur exige : les enfants sont gavés , avant même d’avoir pu émettre un souhait – il n’est même pas question de désir ici …Les parents , réputés incapables d’exercer leurs fonctions , et supposés sans division subjective  , sont coachés , pour répondre positivement aux demandes de leur enfant, en les valorisant sans cesse pour renforcer leur confiance en eux et «  ne pas éteindre leur joie «  ( Héloïse Junier ) en leur mettant des limites  . C’est la recherche permanente du « bon   objet », du « bon parent », de l’harmonie, de l’amour, et de l’enfant roi …En cas de crise, les parents doivent faire un câlin à leur enfant car « le caprice est un abus de langage » ; un enfant en crise exprime une colère, un besoin insatisfait. A contrario, Caroline Goldman, dans son livre File dans ta chambre ! préconise d’enfermer quelques minutes dans sa chambre l’enfant en crise- « ce qui est indispensable pour donner un système éducatif de bon sens et de bienveillance » à des enfants excités et dans la transgression, face à des parents en difficulté de limites éducatives.

 

Le discours d’un garçon de 8 ans est édifiant : « j’ai pas envie d’aller à l’école, je voudrais rester à la maison, laser Game, Mac Do, télévision, vidéos, et pas se brosser les dents, et pas ranger ma chambre … mais y ‘a toujours quelqu’un qui dit non … »

 

Le débat  éducatif fait rage et fait écho aux questionnements actuels , me semble-t-il , sur les transformations socio-économiques néolibérales : depuis le « déclin du Nom du Père » supposé , dans la famille et dans la cité, au Droit à l’autodétermination de l’enfant qui met à mal l’ altérité, néglige la dette, la transmission  et la succession des générations : les «  trans » en sont l’illustration énigmatique et outrancière actuelle ; en passant par les nouveaux maitres du Marché :  le numérique et les réseaux sociaux ordonnent de nouvelles jouissances immédiates, les addictions en tous genres, expérimentées surtout par les adolescents, inféodés à ces nouvelles servitudes.

 

Je ne développe pas ici.

 

Pour terminer,  l’enfant est actuellement pris dans un paradoxe :  d’un côté, un statut juridique qui le protège et lui donne des droits (jusqu’à l’autodétermination),  au risque d’oublier le temps de son immaturité ; et de l’autre, l’enfant objet de la Neuro Science ( tous les symptômes pédopsychiatriques sont rangés dans la catégorie TND, c’est-à-dire Troubles Neuro Développementaux,  réduit à quelques lettres ( TDAH, TSA , etc.) dans des diagnostics internationaux obligatoires, soumis à des protocoles rigides dans des plate formes d’orientation,  d’où la parole est exclue. Les politiques de soins actuelles privilégient les moyens de rééducation codés et surtout la médication.   Exit la subjectivité, la psychanalyse, le discours de l’enfant et de sa famille, les productions de l ‘inconscient et l’altérité.

 

Je termine par une phrase de Voltaire à Helvétius, en 1758, philosophe français anti religieux qui venait de publier, dans le scandale, son ouvrage De l’Esprit, phrase illustrative de l’altérité, de la reconnaissance de l’autre et de son discours : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’ à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. » C’est bien l’inverse de la barbarie, non ?

 

 

***

Discussion après l’intervention de Marika Bergès Bounes

 

Thierry Roth : Merci Marika. Est-ce qu’il y a des questions tout de suite, dans la salle ou sur Zoom?

 

Nathalie Delafond : On s’est beaucoup intéressé à la castration, mais peut-être pas à la barbarie, peut-être pas assez. Parce que finalement quelle est la différence entre la barbarie des fantasmes ou des rêves, et puis la barbarie de la guerre, par exemple? Ce n’est quand même pas tout à fait la même chose, non?

 

Marika Bergès-Bounes : Je crois que c’est la même, sauf qu’il y en a une qui est actée.

 

N.D. : Justement, l’acte fait toute la différence.

 

Jean-Paul Beaumont : Je voudrais défendre le titre, parce qu’il a été attaqué, pas par Marika, mais par la cruauté. Que ce soit très clair. Par barbarie, nous n’entendions pas la cruauté. Ce n’est pas castration ou cruauté, ce qui n’aurait eu aucun sens. Nous défendions à la commission d’enseignement l’opposition entre la castration,  qui suppose une jouissance sexuelle, une jouissance liée au langage. L’aphorisme de Lacan “il n’y a pas de rapport sexuel”, que ce soit lié au nom du père dans nos sociétés mettons judéo-chrétiennes ou individualistes, ou que ce soit lié à la société humaine dans une société holliste, et d’autre part la barbarie où le sexe n’est qu’une jouissance parmi d’autres, des jouissances qui ne sont pas forcément liées au langage. Et d’autre part on peut dire que si la symbolisation n’est plus sexuelle on peut se demander ce qu’on a à y gagner. Dans ce cas-là, le vide qui tient aux lois du langage sera-t-il compensé par des produits marchands ou par des produits toxicomaniaques, ou de manière encore plus bizarre comme l’anorexie.  Si on a opposé la castration et la barbarie, c’était d’un côté la castration, le langage, le sexe, “il n’y a pas de rapport sexuel”,  et la barbarie – je suis en train de me répéter – qui suppose que le sexe est une jouissance parmi d’autres, il y a éventuellement du rapport sexuel mais dans ce cas-là ça pose le problème tératologique des formes d’interprétation du manque que nous trouvons dans la société. Nous n’avons absolument pas opposé la castration et la cruauté bien sûr. Je crois qu’on n’a pas été assez clair là-dessus.

 

Dans barbarie, Melman insistait sur le fait que le mot de barbare désignait les gens qui ne savaient pas parler grec. Autrement dit par rapport à la société grecque où le mot a été créé, ils étaient hors langage.

 

C’est là-dessus que nous insistions, pas du tout sur la méchanceté. C’est pour ça que je trouve très bien que Marika finisse là-dessus, par la citation de Voltaire à Helvétius, où l’important était le dire bien sûr.

 

Pascale Belot-Fourcade :  je crois que tu as amené aussi quelque chose qu’il ne faut pas du tout annuler : cette abnégation maternelle, comme antécédence de ce que serait la castration. On est en train de parler de patriarcat, de matriarcat, auxquels je n’adhère pas tout à fait d’ailleurs, mais la position maternelle telle que tu viens de l’énoncer demande un petit peu d’explicitation. Ce que c’est que cette limitation de la mère comme étant finalement prémonitoire d’une possible castration? Est-ce que c’est ça que tu as voulu dire ?

 

M.B-B : Non, c’est même une qualité interne à la mère. Je me suis aussi posé beaucoup de questions : comment ça arrive à la mère, cette envie ou ce besoin de ne pas détruire? Et d’abord pourquoi est-ce qu’il y aurait un besoin de détruire chez la mère? Et pourquoi est-ce qu’elle serait obligée de le refouler on va dire, ça m’a beaucoup interrogée. Parce qu’en effet il est  question de mère, là, il est question de la mère.

 

P.B-F. : Je voudrais te répondre. J’ai écrit récemment quelque chose sur la haine des femmes, c’était il y a quinze jours à la Maison de l’Amérique latine, et il m’a paru important de situer une certaine abnégation des femmes dans la relation sexuelle. Ce n’est pas indépendant d’une position peut-être plus féminine. En tout cas, il était écrit dans Libération que le nec plus ultra de l’affranchissement, ce serait de se débarrasser de la procréation, pour les femmes; c’est bien de celà dont il s’agit au total, la procréation des femmes, c’est de ça dont on parle. Et je pense que tu passes par Winnicot ou par Bergès sur ces positions que l’on n’a pas assez exploitées, sur la façon dont une mère amène des enfants à la parole, comme tu dis au mot à mot. Si tu as quelque chose d’autre à nous dire ce serait bien parce que c’est vraiment important dans ton texte.

 

Nazir Hamad: Est-ce que je peux dire quelque chose? Il n’y a pas une civilisation que n’a pas traité l’autre de barbare. Les Perses étaient barbares pour les Grecs, les Grecs étaient barbares pour les Perses. Si on citait le nom des civilisations qui traitaient l’autre de barbare, on n’en finirait pas ce soir et on continuerait à discuter longtemps. A partir de quel moment ça a pris un tournant violent? A partir du moment où le barbare est celui qui vient détruire la civilisation, à l’avancée des cosaques des steppes vers les villes.  Leur but était vraiment de détruire toutes les villes parce qu’ils ne supportaient pas une civilisation basée sur les villes. Ils ont brûlé Samarcande et d’autres, Bagdad, ville démolie, avec tous les livres de la bibliothèque de Bagdad jetés dans l’Euphrate. C’est à ce moment-là que ce terme de barbare s’étend,  avec l’avancée de ces gens qui étaient contre les villes.

 

Mais, ceci dit, quand Marika m’a cité, il y a beaucoup de pays qui vivent dans un état de guerre civile permanente. Aux états-Unis, par exemple, c’est pas les islamistes qui tuent, c’est cinquante mille morts par an tués par arme; au Brésil, les collègues brésiliens le savent aussi bien que moi, il y en a aussi quarante à cinquante mille, ajoutez le Mexique, la Colombie, et là, on voit que le barbare est là. Le barbare, c’est l’état de guerre civile permanente dans chaque pays. Faut-il compter les pays qui vivent dans une vigilance permanente au point  qu’on n’ose même plus sortir dans les grandes villes, les gens riches dans une prison dorée, et les autres qui tuent volent, etc. Le barbare est toujours là, j’ai envie de dire que c’est le fils de la civilisation. La civilisation produit forcément son barbare.

 

M.B-B. : Oui, je suis d’accord, bien sûr oui. Mais pour répondre aussi à Jean-Paul, la barbarie ce n’est pas nécessairement cruel.  La cruauté n’est pas synonyme de barbarie. J’ai bien entendu que le barbare c’est celui qui ne parle pas la même langue, mais…

 

J-P. B. :  Dans l’éducation classique – celle que réclament les enfants freudiens dont parle Marika – ce que demande l’enfant c’est d’être dans le langage, dans le symbolique, et dans une jouissance liée au sexe et différée, ce qui va les introduire au désir, si on peut dire.  Pour l’éducation des parents modernes, il s’agit de mettre les enfants dans le plaisir et dans une jouissance immédiate,  qui n’est pas liée au langage. C’est pour celà que les enfants freudiens dont tu parles, Marika, c’est justement les enfants qui demandent à être dans le désir, dans le langage, et finalement dans la castration, dans quelque chose qui soit solide et qui pose le désir.

 

M.B-B. : Mais c’est bien ce que je pense en effet. Et ils le demandent à leurs parents.

 

J-P.B. : Mais les parents ne répondant pas, puisque pour eux ce qu’il faut à l’enfant c’est du plaisir et de la jouissance immédiate hors langage.

 

M.B-B. : Pas tous, pas tous.

 

J-P.B. : Oui, bien sûr, ce sont deux pôles possibles.

 

T.R. : Mais justement Marika, on en avait parlé un peu en privé, on rigolait ensemble : enfants freudiens, ado melmaniens! C’est-à-dire qu’est-ce qui fait qu’on retrouve de grands ados, alors qu’enfants ils réclamaient les repères symboliques parentaux, mais peut-être justement parce qu’ils ne leur ont pas donnés, ils sont passés sur autre chose, sur une autre rive.  Je me souviens d’un séminaire d’hiver il y a longtemps, où Melman avait parlé de la récusation en disant qu’elle peut venir des enfants, mais elle peut venir aussi des parents, c’est parfois les parents qui récusent leur rôle éducatif.  Et donc je me demandais si ces ados, sans fonctionner hors castration, dans le passage à l’acte, dont  Jean-Paul dit bien que c’est l’éducation d’un certain nombre de parents qui peut les amener là, c’est intéressant de voir comment les enfants pour l’instant – est-ce que ça va durer je ne sais pas –  qu’est-ce qui fait que l’enfant qui réclame ça  passe à autre chose?  Est-ce qu’on va encore accuser les parents qui n’ont pas mis les limites, n’ont pas donné les repères, ils n’ont pas été assez solides, et que l’ado ensuite est plus ou moins à la dérive, ou est-ce qu’il y a d’autres raisons? C’est une question ouverte.

 

Claude Landman :  il y a peut-être une raison à la question que tu poses, c’est l’exercice effectif de la sexualité. L’adolescent  est confronté à la nécessité d’exercer sa sexualité, du fait qu’il y a la formation de la puberté. il y a bien sûr une sexualité infantile, mais elle ne peut pas se réaliser réellement, physiologiquement. C’est quand même un élément qui est à prendre en compte. Il y a un moment où l’adolescent, est confronté à ces questions: où? Comment? Avec qui? Dans quelle orientation? D’autant plus aujourd’hui.

 

T.R. : Oui, de nouveaux évitements.

 

Jean-Marie Forget : Tout d’abord, merci de ce que vous nous avez amené. Il me semble qu’il y a un fil qui était intéressant à travers vos exposés.  Thierry a  rapporté la castration à la rigueur des lois de la parole et du langage comme condition nécessaire, et Jean-Pierre est intervenu pour rappeler le rapport à l’Autre comme structure langagière à laquelle se confronte le sujet pour inscrire un  fantasme intime, et Marika tu as bien souligné les provocations tous azimuts des jeunes,  sous des variantes multiples, plus ou moins directes ou indirectes, à l’égard du monde adulte, pour quêter au fond des repères qu’ils n’arrivent pas à trouver.

 

Et à ce titre-là,  quand tu reprends les termes de Camus: “un homme c’est celui qui s’empêche”. Il me semble que c’est un point qu’on perçoit pertinent dans les propos de Camus, mais qui reflète assez bien les difficultés de référence des adultes, parce que les provocations des jeunes c’est la référence à une rigueur langagière, à un interdit. Ce n’est pas la même chose la référence à l’interdit, et la référence à l’empêchement de jouissance, parce que souvent ils se confrontent à des adultes,  à une logique où il s’agirait de s’empêcher à une jouissance alors que les adultes y ont accès, à cette jouissance. Il y a une sorte d’injustice qui se voit dans des tas de domaines, au niveau de toutes les consommations, au niveau des écrans, au niveau de la sexualité, etc. Donc c’est cette référence-là, rigoureuse, au niveau des lois du langage, qui fait référence à un interdit. et on voit bien, que ce soit avec les jeunes ou les adultes, cet appui qu’on peut leur offrir sur le plan analytique à cette rigueur qui apaise les choses et qui effectivement leur permet de structurer des symptômes. Il me semble qu’il y a cette différence entre l’interdit et l’empêchement de jouissance, qui est un point assez éclairant sur les malaises et qui risque de se réitérer si on n’y prend pas garde. Ou la difference aussi entre la sanction et la punition : La punition, c’est le fait de payer le prix de la transgression. D’ailleurs on le voit au niveau du droit aussi. On souffre de payer le prix de la transgression, tandis que la sanction, c’est qu’on n’y revient pas.

C’est sur ce plan-là qu’il y a quelque chose de tout à fait saississant dans les difficultés qu’on rencontre dans le champ social par rapport  à des symptômes.

 

M.B-B : Je ne sais pas si j’ai bien compris ce que tu veux dire, Jean-Marie. Je pensais que l’interdit venait du social en effet, et l’empêchement c’est, comme l’abnégation d’ailleurs, comme une qualité de la mère puisque c’est la mère que j’ai repris, comme une qualité de la fonction maternelle, alors que l’interdit est quelque chose qui vient du social, de l’extérieur.

 

J-M.F. : L’interdit se situe du côté de la rigueur de la parole et du langage. Je ne voulais pas du tout remettre en cause ce que tu as amenais tout à l’heure avec ces termes-là. Mais s’empêcher, c’est une forme pronominale quand même. Pour consentir à l’interdit, ça amène à une forme pronominale. il faut déjà faire un tour au niveau de la pulsion, au niveau de la structure langagière. Je suis un peu tâtillon là-dessus, mais c’est pour souligner cette nuance parce qu’il me semble qu’il y a quelque chose où on se confond.  Les parents qui interdisent aux enfants l’accès aux écrans et eux-mêmes, qui sont collés sur leurs écrans, voilà un type d’empêchement, ce n’est pas de la référence à  l’interdit. Il y a ces ambiguités qui s’entretiennent beaucoup si on n’y prend pas garde.

 

P. B-F. : Effectivement quand les parents font ce qu’ils interdisent, nous ne cessons de traiter la délinquance du social, c’est plutôt ça qui nous arrête, même dans notre possibilité d’interpréter. C’est un acting out, et tu ne peux pas l’interpréter.

 

M.B-B. : tu peux l’interpréter en passant par l’humour.

 

T.R. : Est-ce qu’il y a une toute dernière question avant qu’on s’arrête?

Bon, alors, merci à tous, et à la prochaine fois.