Troubles et symptômes en Psychiatrie : nosologie ou compilation ?
25 novembre 2006

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CLAVEIROLE Paul



Journées d’étude du Collège de Psychiatrie
à Clermont-Ferrant (21 et 22 octobre 2006)

Ces journées du Collège de Psychiatrie étaient prometteuses ; elles ont tenu leurs promesses. Loin de se cantonner dans l’éloge d’un passé révolu, elles auront permis de faire divers constats quant aux difficultés de l’exercice de la psychiatrie et de son enseignement, dès lors qu’ils ne sont plus orientés par des concepts solides et historiquement repérés.

L’intitulé de ces Journées suggérait bien les égarements terminologiques qu’imposent des façons de penser qui font table rase de l’histoire des concepts. Le terme de "trouble" traduit assez cette dérive, venue d’outre-atlantique sous les effets des classifications internationales, là où la langue anglo-saxonne utilise le terme de "disorder".

C’est à G. Lanteri-Laura que nous devons ce rappel qu’une nosographie ne peut être valide qu’à la condition que "du côté de l’ensemble des maladies fonctionne quelque organisation supérieure à l’énumération pure et simple".

Or, depuis 1975, avec Spitzer, la modélisation du DSM est devenue sensible aux changements motivés par la société – préoccupée au demeurant de circonscrire la maladie mentale – le critère essentiel devenant alors l’objectivation de signes dans la perspective de prouver la maladie. D’où la prolifération des troubles et l’éclatement des grandes entités morbides qui appartenaient à une classification nosologique. Les signes ainsi retenus l’ont été comme ceux qui pouvaient être reconnus par l’observation, leur collection venant fournir les donnés nécessaires à la constitution dudit trouble.

Il s’agissait ainsi surtout de reconnaître une maladie dans la perspective qu’elle soit reconnue quel que soit le clinicien en s’appuyant sur le principe de la meilleure concordance possible (fiabilité inter-juge). L’on sait aujourd’hui qu’il n’en a rien été et que cette illusion d’un esperanto en psychiatrie a été lourde de conséquences pour la formation des nouvelles générations.

Jean-Louis Chassaing a donné dans l’introduction des journées l’idée de cette compilation de signes répertoriés aujourd’hui, à l’image de ses conséquences : compilation de médicaments pour faute de diagnostic phénoménologique ou structural précis. L’emprunt au philosophe Michel Serres d’un propos de son chapitre "Guérison à Epidaure" laisse entendre, hors médecine, le style informatif et codé du langage, mécanicisé, ainsi dépossédé de sa dimension proprement subjective.

Le Professeur Patris a souligné l’existence de cette rupture entre processus et ce qu’on a appelé trouble, le processus devenant une notion appartenant à tous sans plus intéresser personne. De l’enseignement de la névrose, il a pu rappeler que nous aurions tout à gagner à nous laisser enseigner par elle, témoignant à cette occasion de toute la richesse de l’enseignement de L. Israël. A défaut de nous laisser instruire, nous reconnaissons les effets iatrogéniques de la méconnaissance de la névrose, y compris dans le champ de la médecine.

Désormais, l’étudiant est formé selon la méthode de "la résolution de problème" comme l’y invite l’adoption de conduites à tenir obtenues par consensus. C’est oublier, bien évidemment, à quel point le sujet peut tenir à son symptôme qui fait de lui un quémandeur. Pourtant, la dimension du symptôme chute lorsqu’il est permis qu’une parole se déroule. Le médecin peut-il encore tenir cette position éthique qui consiste à terme d’avoir à renoncer à son "vouloir guérir", tant le conditionnement dont il est l’objet vise à le soulager de son acte, c’est-à-dire de ne pas avoir à sup-porter le transfert ?

J.J. Tyszler insistait sur le fait que nous soyons menés par des slogans qui déterminent peu ou prou nos actions. Simultanément, un désir de faire science – qu’adoptera tout bon obsessionnel – anime les attentes contemporaines, obéissant au mythe d’une unification avec l’objet : c’est ainsi que sont reliés artificiellement des états aussi différents que l’infiniment petit de la chimie moléculaire et l’infinement grand des comportements. Ce type de forçage est aujourd’hui banalisé et se voudrait annonciateur des grandes découvertes de demain. La référence au terme de décohérence, emprunté au physicien autrichien Schrödinger, n’incite pas à l’ incohérence : il permet de tenir compte de la superposition d’états différents, et en apparence incompatibles. Cela nous invite à maintenir ouvertes les questions que posent les grands tableaux cliniques décrits par la psychiatrie classique. Si un auteur a pu resserrer tel ou tel tableau clinique, il nous appartient de le ré-interroger en soulevant les questions posées par la juxtaposition de certains états. L’incohérence serait plutôt du côté de cette unification outrancière, là où la psychose oblige à dés-unifier. L’invention clinique est envisageable si l’on tient compte de cette impossible unité.

Ainsi, à contre-courant de cet ordre imposé et illusoire d’unité, A. Bellet a présenté l’expérience de l’école de Ville-Évrard qui s’inscrit dans cette perspective d’échanges et de réflexion venant "troubler" en quelque sorte des consensus établis à la hâte. C’est, sur ce point, la difficile question de la transmission de cette clinique dont il s’est agi, car chaque praticien doit pour lui-même avoir cette exigence de fournir l’effort nécessaire pour s’approprier ce qui pourrait apparaître comme une banale évidence théorique. La transmission est rendue d’autant plus difficile que les jeunes générations ne sont plus outillées pour réceptionner une situation clinique, là où les signes cliniques devraient être davantage à identifier qu’à reconnaître. A. Bellet rappelait en quoi la psychanalyse constituait "une boîte à outils" précieuse pour parler "juste" d’un patient, autrement dit "de ce qui constitue le cas avec lui" et non "de quelle pathologie répertoriée, il en est un cas".

L’expérience d’une présentation de malade en Chine a été l’occasion de percevoir, grâce à M. Lerude, l’influence exercée par une sorte de clinique internationalisée sous la pression des effets pharmacologiques. Sa communication mettait en exergue les points invariants d’une clinique de la psychose, que des considérations transculturelles auraient eu tendance à obscurcir. Il est légitime cependant de se demander si un sujet n’est pas toujours reçu avec son contexte, et à quel point il est d’ores et déjà impossible de séparer l’un de l’autre, le contexte étant pris à partie dans la chaîne signifiante du patient.

Nous constations à quel point la psychiatrie était en train d’être passée au tamis d’une industrialisation du système de soins, à travers une standardisation des demandes et une mise en protocole des réponses apportées. Comment maintenir la vie psychique des patients au centre de nos préoccupations cliniques ? Telle a été la question posée par J.J. Laboutière, président du SNPP, question abordée sous l’angle de la stratégie syndicale. Force est de constater la tendance impérieuse à faire du clinicien un expert dans un temps clinique volontairement isolé, sollicité qu’il est sur toutes les questions du malaise social, avec en corollaire l’instrumentalisation de la psychiatrie à laquelle se prêtent un nombre grandissant de sociétés savantes chargées de se prononcer sur tous ces sujets.

Les propos de J.M. Forget et de C. Mathelin ont pu nous paraître beaucoup plus proches de la clinique : ils ont décliné, chacun à leur façon, la nécessité du temps pour déplier le symptôme et permettre à l’enfant d’élaborer une place qui ne soit plus celle du "chargé de mission" d’une jouissance parentale. Le symptôme est, aujourd’hui confondu avec le signe, pris qu’il est dans un discours obturé, sans perte, où tout se résume à l’instant de voir de l’observateur. Chez l’adolescent, réintroduire ce temps d’une contradiction signifiante – là où son malaise et sa souffrance s’expriment comme clivés de celle-ci – est une étape décisive dans la démarche clinique.

J. Garrabé, dans une reprise historique des fondations de la psychiatrie, a souligné comment les paradigmes successifs en psychiatrie ont pris appui sur une pensée et sur d’autres disciplines, donnant consistance aux élaborations en jeu. M. Czermak a illustré à partir d’une clinique, toujours rigoureuse, et renouvelée par la psychanalyse, à quel point nous naviguions actuellement sans boussole, compte tenu de cette absence de référence à une théorie. Si Lacan concevait l’éthique comme la pratique de sa théorie, nous pouvons craindre que nous ayons largué les amarres et que nous dérivions sur une mer démontée, aux risques et périls du malade comme du citoyen.