J’ai choisi d’examiner ici trois figures du disciple dans la philosophie ancienne:
le socratique, l’épicurien, l’aristotélicien. Ce choix est dû
à deux types de considérations: l’importance « objective » de ces
trois courants et le caractère typique des figures du disciple qu’ils
ont engendrées. Il est sans doute difficile de comparer l’importance
de doctrines en tant que telles mais il est facile d’évaluer à
ses effets objectifs l’importance d’un courant ou d’une école de pensée
descendants d’un même maître. Or, de Socrate sont issus, directement,
quelques-unes des philosophies les plus marquantes de l’histoire (dont celles
de Platon) et indirectement, presque tous les courants philosophiques ultérieurs.
D’Epicure est issue une doctrine qui est sans doute, de toutes les doctrines
philosophiques (c’est-à-dire non religieuses), celle qui s’est conservée
intacte le plus longtemps (le stoïcisme a eu la vie aussi longue mais la
doctrine elle-même s’est transformée à chaque génération).
Enfin d’Aristote est issu l’ensemble de textes profanes le plus lu et le plus
commenté de toute l’histoire de ces deux millénaires. En même
temps, il m’a semblé que nous avions là trois figures de disciples,
d’une part parfaitement distinctes (même s’il existe entre elles des constantes,
vous en jugerez) et d’autre part tout à fait typiques, et non seulement
dans l’histoire de la philosophie mais peut-être, on en jugera, typiques
de toute relation maître/disciple . Ces trois figures épuisent-elles
tous les types possibles, au point que tous les disciples réels devraient,
comme je le pense, se ranger en dernière analyse dans une de ces trois
figures; ou y en a-t-il d’autres tout à fait irréductibles à
ces trois là ? on en jugera encore.
Commençons par caractériser d’une manière encore générale
et schématique chacune de ces figures, en mettant en évidence
le destin du disciple, le mode de relation qui le liait au maître et la
contradiction qui définit ce destin et cette relation.
Le socratique, c’est le disciple dont le destin consiste à créer
une doctrine propre en s’appuyant sur l’autorité du nom du maître
et à fixer définitivement et pour tous ce qu’il tenait
personnellement du maître mais que le maître ne pouvait pas avoir
entièrement dit. La relation qui le liait au maître est une relation
d’amour. Chaque disciple socratique développe pour son compte après
la mort du maître cette relation personnelle qui le liait au maître
en écrivant et donc en systématisant les propos qu’il tenait du
maître; ce faisant il se heurte aux condisciples qui en tout autant et
disent donc le contraire. Il rencontre la contradiction dans l’autre disciple.
Son destin est lié à cette contradiction de ne pouvoir se dire
légitimement disciple du maître qu’à condition de nier que
les autres le soient.
A l’opposé l’épicurien. L’épicurien, c’est le disciple
que son destin condamne au contraire à ne pouvoir rien ajouter, rien
retrancher à la lettre déjà écrite une fois pour
toutes par le maître et qui ne peut donc que la répéter.
La relation qui le liait au maître est celle du malade au médecin
qui l’a guéri. Ce faisant, c’est dans sa propre position de disciple
qu’il rencontre la contradiction; s’il ne peut finalement être un bon
disciple qu’en répétant le maître, il ne peut être
un disciple qu’en se faisant maître lui-même, en occupant pour un
autre cette position du médecin que le maître occupait pour lui.
Son destin est lié à cette contradiction de ne pouvoir être
disciple qu’en se faisant maître.
Entre l’épicurien et le socratique, il y a l’aristotélicien.
L’aristotélicien, c’est le disciple dont le destin consiste à
rechercher à l’infini ce que le maître a bien pu vouloir dire et
n’en finit pas par son commentaire de totaliser, d’achever les écrits
du maître. La relation qui le liait au maître n’est pas directe
puisqu’elle passe par l’entremise des textes laissés par le maître;
cependant cette relation est pensée sur le mode de la relation enseignante
de l’élève au professeur. En réalisant son destin, qui
est d’expliquer, de commenter, d’interpréter la pensée du maître,
le disciple se heurte aussi à une contradiction qui en est ici encore
le moteur: mais cette fois, il la rencontre dans le texte même du maître,
dont les tensions ou l’ambiguïté sont indépassables et condamnent
son entreprise au recommencement indéfini.
Voyons cela de plus près: les socratiques, frères orphelins déchirés;
l’épicurien, malade guéri mais psittaciste; et l’aristotélicien
herméneute insatisfait.
I/ Le disciple socratique: le fils jaloux.
La première figure qui nous est offerte du disciple est en même
temps la plus problématique. Elle est peut-être, en un autre sens,
la plus emblématique.
On sait que la majeure partie des doctrines philosophiques qui naquirent dans
l’Antiquité sont considérées comme les différentes
branches d’un même tronc ayant pour nom Socrate. Dès la mort de
Socrate, en effet, ses anciens auditeurs se mirent à écrire en
son nom selon un genre littéraire, le dialogue socratique – dont ne nous
sont parvenus que les oeuvres de Platon et de Xénophon et de très
rares lambeaux des dialogues d’Eschine de Sphettos, dit « le socratique », qui
en écrivit sept, paraît-il, de ceux de Phédon d’Elis ou
d’Antisthène. Chacun y invoquait et y défendait la mémoire
du maître, en prétendant restituer la lettre des entretiens
de Socrate avec ses interlocuteurs. Mais en même temps, parallèlement
à ce geste qui fixait la parole du maître dans l’écrit (un
écrit qui s’avançait d’ailleurs masqué derrière
le mime de la parole vivante du maître, le dialogue), chacun instituait
par la fondation d’une école, la transmission du seul enseignement authentique
et légitime de cette parole du maître. Platon fonde à Athènes
l’Académie, Aristippe fonde une école à Cyrène,
Phédon en fonde une à Elis, Euclide une autre à Mégare,
et Antisthène inspire le mouvement des Cyniques. Chaque école
se prétendait bien sûr la seule dépositaire légitime
d’un testament spirituel que le maître n’avait pas laissé et c’est
pourquoi une des fonctions non négligeable des dialogues socratiques
était d’offrir un artifice littéraire commode pour les réfutations,
calomnies et excommunications diverses que les héritiers se lançaient
mutuellement: chacun d’entre eux pouvait mettre dans la bouche de Socrate ses
propres positions et dans celles des interlocuteurs que Socrate réfutait
les positions des ses rivaux socratiques .
La question classique est de savoir comment tout cela est possible. Car l’historien,
plus naïf en cela peut-être que le psychanalyste, s’étonne
que des fils si dissemblables et souvent antagonistes aient pu se réclamer
d’un même père. Comment ont pu se dire socratiques au même
titre et apparemment selon les mêmes droits l’ascétisme d’Antisthène
et l’hédonisme d’un Aristippe , le logicisme d’un Euclide et l' »idéalisme »
d’un Platon ?
De même qu’on parle de paradoxe socratique à propos de la philosophie
morale de Socrate, il est peut-être permis de parler du paradoxe du
socratique à propos du disciple de Socrate. Ce paradoxe définira
en même temps notre première figure.
Il y a trois façons équivalentes de le formuler.
Le premier aspect du paradoxe du socratique réside dans le seul fait
qu’il y ait des disciples. Certains parmi les auditeurs de Socrate étaient
considérés comme ses disciples . Or Socrate, lui, ne se reconnaît
aucun disciple et se dénie toute maîtrise . Là encore
les textes sont sans ambiguïté : Socrate ne voit en aucun de ses
auditeurs ou des compagnons de sa bande un disciple au sens vrai du terme. Comment
donc être le disciple de celui qui ne se veut pas maître ?
Deuxième aspect du même paradoxe. Etre disciple, cela implique
que l’on apprenne quelque chose du maître et que le maître ait quelque
chose à enseigner, un certain nombre de doctrines considérées
comme vraies que le disciple doit lui-même tenir pour vraies après
les avoir comprises, assimilées, retenues. Or Socrate va répétant
qu’il ne sait rien, qu’il n’a pas de leçon à donner, qu’il n’a
rien à offrir que sa « fréquentation » (" µ… "ß`)
. D’ailleurs il n’écrit rien, ne fixe aucune doctrine que l’on puisse
ou doive retenir de lui. Comment être un disciple sans discipline, le
disciple d’un maître sans enseignement ?
Troisième aspect du même paradoxe. Etre disciple, ce n’est pas
seulement se reconnaître un maître à qui l’on doit ce que
l’on est et un corpus de savoir ou de vérités que l’on tient de
lui, mais en outre se reconnaître en d’autres et voir en eux le produit
du même maître et du même enseignement. Bref, pas de disciples
sans condisciples. Or, voilà que les soi-disant socratiques, loin de
former une école ou même un groupe de pensée, prennent les
chemins les plus divers après la mort du maître, s’en disputent
l’héritage, et deviennent à leur tour les chefs d’écoles
les plus antagonistes. Comment être disciple sans condisciples ?
Nous avons donc un schéma du type suivant: chaque discours du disciple
est défini par une double relation d’affirmation qui se heurte dans les
deux cas à sa négation: vis-à-vis du maître, l’affirmation
« je suis ton disciple » se heurte à la négation « tu n’es pas mon
disciple parce que je n’ai aucun disciple »; vis-à-vis des condisciples
l’affirmation « je suis son disciple » se heurte à la négation des
autres condisciples « tu n’es pas son disciple parce que c’est moi qui suis son
seul disciple ».
Voyons à quoi cette relation renvoie, premièrement du point de
vue doctrinal, deuxièmement du point de vue du mode de discursivité
propre à la parole du maître et troisièmement du point de
vue du mode de relation du disciple au maître.
Du point de vue doctrinal, on peut repartir de notre interrogation antérieure:
le maître n’a rien à enseigner mais chaque disciple fonde son enseignement
sur la parole du maître. Comment cela est-il possible ? On peut être
ici avancer une thèse, qui a été parfois défendue,
selon laquelle chaque socratique s’est en quelque sorte « contenté » de
pousser à l’extrême une thèse de Socrate, et d’en développer
toutes ses conséquences. En somme, on retrouverait facilement ici, et
d’une manière pure et donc presque caricaturale, une des « fonctions »
classiques des disciples par rapport au maître. Ce qui était recherche,
problème, aporie, interrogation chez le maître devient chez le
disciple leçon, doctrine, dogme. Ce qui faisait chez le maître
la vie de la pensée, les concepts qu’il dut constituer à mesure
que s’imposaient à lui les problèmes, ces outils sont devenus
chez le disciple les différents éléments d’un système
entièrement cohérent et totalisant, sans faille ni silence, et
développant à partir de quelques principes initiaux la suite entière
des conséquences jusqu’à leurs limites. Et comme, en l’occurrence,
le maître n’avait confié sa pensée que dans des conversations
dont chacun pouvait se réclamer, qu’il y avait donc encore plus de « jeu »
que d’ordinaire dans la parole du maître, il était logique que
ce fût par des doctrines diverses et incompatibles que ce « jeu » pouvait
être dénié. L’unité (totale, systématique,
universelle) prêtée ordinairement et a priori par le disciple
à la pensée du maître ne pouvait donc en l’occurrence être
constituée et pour ainsi dire produite que par chaque disciple individuellement
et séparément des autres; de telle sorte que du maître aux
disciples, de Socrate aux socratiques, ce n’est pas cette fois une doctrine
qui fût constituée mais autant de doctrines unes qu’il avait d’auditeurs.
Il n’est pas possible d’entrer ici dans les détails de cette démonstration.
Contentons nous d’une esquisse, à propos de l’éthique, le seul
domaine pour lequel nous soyons un tant soit peu renseignés, le domaine
dont toute la tradition s’accorde à attribuer la fondation à Socrate.
Considérons donc quatre disciples de Socrate, fondateurs d’écoles
rivales, Aristippe chef de file des Cyrénaïques, Antisthène,
inspirateur des Cyniques, Euclide, chef de file des Mégariques et Platon,
fondateur de l’Académie. Selon Aristippe, « la fin est le plaisir » qui
se confond avec « le bien » ; selon Antisthène, au contraire, « la fin consiste
à vivre selon la vertu » qui « suffit à procurer la bonheur »
et il jugeait, paraît-il , que le plaisir était non pas bon mais
mauvais; selon Euclide de Mégare le bien est ce qui est un, toujours
semblable et identique à soi ; selon Platon , le bien est ce qui
préserve chaque chose et lui est utile.
Or, il est évident qu’aucune de ces thèses en tant que thèses
sur la nature du bien n’a pu être soutenue par Socrate, non seulement
parce qu’on nous le présente toujours comme interrogeant son interlocuteur
sur la nature de telle ou telle valeur mais sans jamais répondre lui-même,
mais plus fondamentalement parce qu’il ne s’interroge jamais sur la nature du
« bien » lui-même en tant que tel, c’est-à-dire comme le principe
fondamental unique et absolu de la conduite. Doit-on en conclure que ces thèses
n’ont rien de socratique, qu’elles sont des inventions de disciples couvrant
du nom du maître leurs propres doctrines ? Ce serait trop simple.
Si seulement on inverse, en effet, dans chacune de ces thèses, le sujet
et le prédicat, on constate alors qu’elles deviennent authentiquement
socratiques. Au lieu d’être des thèses sur ce qu’est le
bien (voire sur la nature de la « fin » ou du « souverain bien »), elles deviennent
des affirmations sur ce qui est bien et retrouvent alors leur sens proprement
socratique. Socrate pourrait en effet accorder à Aristippe que le plaisir
est bon; il pourrait reconnaître avec Antisthène que la vertu est
bonne et apporte le bonheur; il admettrait avec Euclide que le bien est toujours
identique à soi et serait d’accord avec Platon sur le fait qu’il est
utile à chaque chose. On ne peut ici montrer pourquoi la théorie
éthique de Socrate pourrait en effet admettre chacune de ces thèses.
Contentons-nous de dégager la différence entre les thèses
accordées par le maître et celles soutenues par les disciples.
Les thèses que Socrate approuverait de chacun de ses disciples (par
exemple le plaisir est bon) ne sont pas fondatrices d’une théorie
éthique. Car il n’existe pas de tel fondement chez Socrate. En revanche,
on peut dire que chacun de nos quatre philosophes fait de chacune de ces thèses
(par exemple la thèse: « le bien c’est, ce n’est rien d’autre que le plaisir »)
la thèse fondatrice de son éthique. Du discours du maître
au discours du disciple, les propositions, par simple inversion de la position
du sujet et du prédicat dans la proposition définitionnelle, changent
complètement de statut et de place dans la doctrine; elles deviennent
les fondements premiers, initiaux, axiomatiques d’une chaîne de raisons
qui en est issue.
Mais en même temps, et par voie de conséquence, ces thèses
qui pouvaient coexister dans la pensée du maître deviennent contradictoires
entre elles dans la bouche, ou plutôt sous le stylet, des différents
disciples. Car on peut affirmer à la fois la valeur du plaisir et celle
de la vertu sans se contredire, on peut à la fois tenir pour vrai que
tout ce qui est bien est un et est aussi ce qui préserve chaque chose
– et c’est même, en quelque sorte, dans cet ensemble cohérent de
thèses que consiste la théorie socratique. En revanche, il devient
parfaitement contradictoire, et c’est là que réside la contradiction
entre Aristippe et Antisthène, de soutenir, par exemple, que le bien
est – n’est rien d’autre – que le plaisir ou qu’il est – n’est rien d’autre
– que la vertu.
On voit donc comment, sur le plan doctrinal, chaque disciple peut à
bon droit prétendre fonder sa propre doctrine sur la parole du maître
et tenir pour constant que celle des autres disciples qui la contredisent trahissent
cette même parole, sans qu’elle-même puisse être tenue pour
incohérente. On voit aussi ce qui, de la parole de maître à
l’écrit des disciples, se modifie: le disciple prend comme objet de sa
propre doctrine la parole du maître, mais la pensant sur le mode de la
totalité, il fait de cette parole le moment d’une chaîne de vérités
enchaînées entre elles, des premiers principes jusqu’à leurs
ultimes conséquences.
Telle est donc la première explication – doctrinale – que nous pouvons
donner du paradoxe du socratique, qui renvoie et reproduit le rapport des différentes
doctrines du maître à la parole initiale du maître.
Mais le paradoxe du socratique peut renvoyer encore à un deuxième
type d’explication, le mode de discursivité propre à la parole
du maître. Or, nous allons constater que la structure des rapports des
disciples au maître reproduit très exactement le mode d’énonciation
de la parole du maître. Contentons-nous, là encore,d’une esquisse.
On sait que le mode par lequel Socrate s’adresse à ses interlocuteurs
(et donc à chacun de nos disciples de la première génération)
est un mode oral qui a quatre caractéristiques.
Premièrement, ce mode est duel: jamais Socrate ne s’adresse aux hommes
en général (c’est ce qui l’oppose à la plupart des philosophes
ultérieurs) ni même à ses concitoyens (c’est ce qui l’oppose
aux rhéteurs de son temps) voire à un petit groupe d’amis (ce
qui le distinguerait d’Epicure par exemple) mais toujours à un individu
déterminé avec qui il dialogue en particulier, selon les particularités
de cet individu.
Deuxièmement, ce mode est dialectique: dire qu’il est dialectique, cela
veut dire, que, par différence avec d’autres modes duels, on pose en
principe que l’on ne doit jamais admettre comme vrai que ce à quoi l’autre
donne formellement son accord et on cherche en outre à établir
ces vérités à partir et à partir seulement de ce
que l’interlocuteur admet déjà initialement comme vérités.
Troisièmement ce mode est « elengtique » – c’est-à-dire réfutatoire.
La position qu’occupe Socrate dans la relation duelle est, comme on sait, celle
de l’interrogateur, tandis qu’il place son interlocuteur dans la position de
celui qui doit répondre. Mais comme Socrate prétend ne rien savoir,
la seule vertu immédiate de l’interrogation ne peut être que négative:
montrer à l’interlocuteur que la thèse qu’il tenait initialement
pour vraie est réfutable, c’est-à-dire entre en contradiction
avec d’autres thèses plus fondamentales auxquelles il est obligé
de donner son accord. L’interrogation socratique fait donc par la réfutation
l’épreuve de la cohérence absolue des positions spontanées
de l’interlocuteur.
Enfin, quatrièmement, étant donné que les thèses
initiales (celles qui vont être mises à l’épreuve justement)
sont laissées à l’initiative de l’interlocuteur, la seule chose
que Socrate exige de lui, c’est la parrhesia , concept essentiel
de la pratique socratique rarement mis en évidence. La parrhesia,
c’est le fait pour l’interlocuteur de dire ce qu’il pense, ce qu’il pense vraiment,
sans se préoccuper ni de l’opinion des autres, ni de la cohérence
a priori de cette opinion initiale avec ses autres opinions, mais en
s’engageant seulement à adhérer totalement à la vérité
de ce qu’il dit. Cette exigence est non seulement une nécessité
morale pour Socrate (on ne saurait faire sur l’interlocuteur l’épreuve
nécessaire à la connaissance de soi sans cette exigence) mais
en outre une exigence épistémologique: c’est ce qui distingue
l’interrogation socratique de l’interrogation éristique où ce
qui importe c’est de vaincre l’adversaire ou de ne pas être vaincu par
lui, où donc chacun choisit sa position initiale, non par parrhesia,
mais par simple commodité stratégique: dans la joute en effet,
chacun tâche d’adopter la position la plus facile à défendre,
indépendamment de tout engagement à la vérité de
ce qui est soutenu.
Telles sont donc les particularités du mode d’adresse de Socrate à
ses auditeurs, sa « méthode » si l’on veut: elle suppose le face à
face avec l’autre, repose sur le principe dialectique de l’établissement
des vérités, met à l’épreuve la cohérence
de ses propos et implique son adhésion à la vérité
de ces mêmes propos.
On voit à l’évidence comment cette structure est exactement reproduite
dans le paradoxe du socratique vis-à-vis du maître et des autres
disciples. L’exigence de dualité explique que chacun peut s’estimer en
droit de se fonder sur l’accord individuel que le maître a donné
des propos qu’il tient, sans pouvoir jamais s’appuyer sur un discours à
prétention universelle. L’exigence dialectique se traduit par le fait
que chacun n’est tenu d’accorder pour vrai que ce à quoi il a effectivement
accordé dans le dialogue avec le maître, à l’exclusion de
tout ce qui aurait été concédé dans des dialogues
avec d’autres. L’épreuve de la cohérence absolue des thèses
initiales avec tous leurs conséquents se traduit doctrinalement par le
fait que chaque disciple, partant effectivement d’une opinion initiale tente
de la fonder sur ses premiers principes et de la pousser jusqu’à ses
ultimes conséquences, en se préoccupant seulement de la cohérence
des thèses au sein de ce qui devient dès lors un système
philosophique. Enfin l’exigence de parrhesia explique les contradictions
entre les disciples. Chacun part en effet d’une proposition ni démontrée
ni démontrable (par exemple sur la nature du bien) mais qui lui paraît
indiscutablement et indubitablement vraie, d’une part parce qu’il l’énonce
avec parrhesia (ce qui était l’unique exigence du maître),
et d’autre part parce qu’une version « souple » – i.e. non systématique
– de cette même thèse a en effet été accordée
par Socrate, comme on l’a vu.
On voit donc comment le mode même d’énonciation et de transmission
de la parole du maître, Socrate, se reproduit dans la position paradoxale
occupée par le disciple socratique à son égard d’une part,
à l’égard de tous les autres disciples d’autre part.
Mais le paradoxe serait encore plus clairement éclairé d’une
troisième façon, non plus sur le plan des doctrines, ni sur le
plan de son mode de transmission par le maître, mais tout simplement par
le type de relation entre le maître et le disciple.
Là encore, il n’est guère loisible de rentrer dans tous les détails.
Contentons nous de rappeler que la doctrine elle-même comme son mode de
transmission (duel, probatoire et franc) supposent que la relation de Socrate
à ses disciples soit une relation affective, comme nous le rappellent
de nombreux textes; la condition même de la réussite de la réfutation
socratique est que le lien du disciple au maître soit l’amour, au moins
en ce sens unilatéral de l’amour du disciple pour le maître; cette
relation particulière du disciple socratique à l’égard
de Socrate est, comme Foucault l’a en un sens montré dans l’Usage
des plaisirs , l’inverse de celle que les règles traditionnelles
de la cour et de l’initiation posaient ordinairement (où le maître
est l’amant et le jeune élève l’aimé).
Comment ne pas voir dans cette structure où chacun aime le même
maître qui lui n’en laisse rien paraître et où chacun
exige pour lui seul et contre ses rivaux l’amour unique d’un maître qui
demeure bienveillant à l’égard de tous mais ne rend son amour
à personne la structure même de notre paradoxe du socratique où
chaque relation d’affirmation du disciple comme tel se heurte à sa négation:
vis-à-vis du maître, l’affirmation « je suis ton disciple » (traduisons
désormais « je t’aime ») se heurte à la négation « tu n’es
pas mon disciple parce que je n’ai aucun disciple » (traduisons: « je ne t’aime
pas parce que je n’aime personne »); vis-à-vis des condisciples l’affirmation
« je suis son disciple » (traduisons: « c’est mon aimé ») se heurte à
la négation des autres condisciples « tu n’es pas son disciple parce que
c’est moi qui suis son seul disciple » (traduisons: « tu n’es pas son aimé
parce que c’est moi son seul aimé »). On peut bien sûr penser, ailleurs
que dans la philosophie, à d’autres exemples d’un tel mode de relation
du maître à ses disciples, constitutif d’un tel mode de relation
des disciples entre eux…
Ainsi le paradoxe du disciple socratique reproduit à la fois le mode
de relation de toutes les doctrines dites socratiques à la théorie
de Socrate lui-même, le mode de discursivité propre à son
énonciation par le maître (la réfutation dialectique), et
le mode de relation que le maître entretient vis-à-vis de ses disciples,
la relation amoureuse unilatérale.
Nous allons retrouver ces trois modes de reproduction du discours du maître
par le disciple dans notre deuxième figure, pourtant totalement opposée
à la première, celle du disciple épicurien.
II/ Le disciple épicurien: le malade guéri et psittaciste.
Un premier fait que l’on peut remarquer lorsque l’on en vient à aborder
le disciple épicurien est encore un paradoxe. La philosophie d’Epicure
nous a été principalement transmise par l’oeuvre d’un disciple,
Lucrèce, qui, dans son immense poème, le de natura rerum,
nous a fourni l’exposé le plus complet qui nous soit parvenu sinon de
toute la doctrine épicurienne du moins de toute sa physique. Et pourtant,
cette philosophie est bien celle du maître. Dans toute son oeuvre,
Lucrèce multiplie les déclarations de fidélité inconditionnelle,
d’allégeance totale au maître, voire de servilité. Le maître
a dit la vérité, ce fut un dieu, Lucrèce ne peut plus que
la répéter, ou mieux la traduire; doublement: du grec au latin
avec toutes les inventions lexicales que cela suppose, de la prose rude et utilitaire
du maître aux vers imagés et séducteurs du disciple.
Un autre fait : en 1884, à Œnoanda, au coeur de la Lycie, fut
découvert un immense ensemble de pierres gravées constituant les
restes d’un mur sur lequel un citoyen nommé Diogène, vivant au
deuxième siècle de notre ère, avait écrit à
destination de tous les passants, compatriotes ou étrangers de passage
dans sa bourgade, un véritable traité complet (physique et éthique)
de philosophie épicurienne dont certains fragments sont encore en cours
de déchiffrement. Or, fait remarquable, on constate que la philosophie
du maître est là encore intacte, inaltérée; de nombreux
fragments des pensées d’Epicure mêlés à la prose
du disciple attestent une fois de plus de la fidélité absolue
du disciple à la lettre même du texte magistral. On a donc affaire
à un cas unique dans l’histoire de la philosophie d’une doctrine qui
survécut pendant six siècles au moins et s’est répandu
dans tout le bassin de la Méditerranée sans qu’un iota de la lettre
originale s’en trouvât modifié, ou même actualisé,
adapté aux circonstances, au lieu, à l’époque de ses disciples.
Le disciple ne se donne pas même pour tâche de commenter ou d’expliquer
l’oeuvre du maître, mais seulement de la transmettre, en somme de
la répéter. Il a pu certes arriver que tel disciple, par exemple
Hermarque, successeur d’Epicure à la tête du Jardin ou Philodème,
vivant à Naples au 1er s. av. J.C., se soit donné pour tâche
de prolonger ou de compléter tel ou tel point de doctrine que le maître
n’avait pas eu l’occasion de traiter, mais en tout cas aucun écho d’une
quelconque divergence entre tel disciple éloigné dans le temps
ou l’espace et le maître ne nous est parvenu, et, fait plus remarquable
encore, pas même l’écho de la moindre querelle entre disciples .
A quoi attribuer cette longévité inhabituelle de la lettre magistrale,
cette pieuse fidélité de disciples entièrement soumis à
cette lettre et cette discipline inouïe entre condisciples ? A trois types
de raisons liées entre elles, et qui renvoient, cette fois encore, premièrement
au mode de discursivité propre à la doctrine, deuxièmement
à la forme même de cette doctrine et troisièmement au mode
de relation qu’elle engage entre maître et disciple.
Quel est donc d’abord le mode de discursivité propre à l’énoncé
de la doctrine ? Les textes qui nous sont parvenus de l’épicurisme ne
sont pas à proprement parler des traités, encore moins des méditations,
des dialogues ou des mythes. Dans leur immense majorité, ils appartiennent
à un même genre littéraire, énoncé par un
même type de sujet et destiné à un même type de destinataire.
Dans tous les cas, les textes d’Epicure (les trois lettres qui nous sont parvenues
de sa main) et l’oeuvre de Lucrèce elle-même sont des discours
qui exposent la doctrine épicurienne comme un ensemble achevé
de vérités, un tout déjà constitué de doctrines
articulées entre elles, et dont le mode d’énonciation ne laisse
aucune place au doute, à l’interrogation ou à la recherche. En
ce sens, ce sont des discours dogmatiques (ce qui ne les empêche pas d’ailleurs
d’être argumentatifs). Dans tous les cas, il s’agit en outre de discours
prononcés par un maître et adressés explicitement à
un disciple déterminé (Hérodote, Ménécée,
Pythoclès dans le cas d’Epicure, Memmius dans le cas de Lucrèce),
c’est-à-dire des discours énoncés du point de vue du sage
déjà possesseur et déjà pratiquant de la vraie doctrine,
à un disciple qu’il s’agit de convertir, de guider, ou de faire progresser
dans la voie de son assimilation. En ce sens ce sont des discours magistraux.
Significativement, Lucrèce lui-même, le disciple par excellence,
s’adresse à son propre disciple en se mettant lui-même dans la
position ainsi définie du maître. Double discours de Lucrèce
qui s’adresse tantôt comme maître omniscient au disciple qu’il tente
de convertir et tantôt s’adresse comme disciple converti au maître
pour qu’il l’aide dans son oeuvre de conversion. Dans tous les cas, ce sont
des discours qui non seulement disent ou prétendent dire une vérité
déjà entièrement constituée et la transmettre
à celui à qui ils s’adressent, mais qui en outre l’exhortent,
l’enjoignent à cette conversion et se pensent eux-mêmes comme ayant
en fait, en pratique, cet effet sur leur destinataire. Ils ne s’énoncent
pas en effet comme de simples vérités qu’il s’agirait seulement
de comprendre ou d’admettre, mais comme des actes ou des pratiques discursives
qui, par le seul fait d’être entendues, comprises, admises, mais aussi
répétées, mémorisées, pratiquées par
le disciple permettent de le transformer dans tout son être et lui donnent
accès au bonheur. Bref, non seulement un discours qui révèle
ce qui est de toute éternité mais qui en outre agit sur l’être
de son destinataire.
Voilà donc une première explication de l’étrange pérennité
de la lettre épicurienne à travers ses disciples: le mode d’énonciation
propre à la doctrine. Il s’agit, on l’a vu, d’énoncer un ensemble
de vérités posées par le maître comme toujours
déjà-là avant même leur énonciation, d’un
discours qui place donc nécessairement celui qui l’énonce en position
de maître convertissant à nouveau un disciple, pour le faire accéder
à un bien suprême qui sans la doctrine lui demeurerait interdit
ou impossible. A ces particularités du discours épicurien est
évidemment liée, deuxièmement, la forme même de la
doctrine qu’il proclame.
Cette forme est bien sûr celle d’un système complet et achevé.
Plus précisément celle d’une totalité organique. La doctrine
se présente ainsi souvent sous forme de résumés (petits
ou grands); elle se donne ainsi comme pouvant encore et toujours être
condensée sans perdre aucune des caractéristiques de la totalité.
De même, inversement, elle peut toujours être développée
sur tel ou tel point, à condition que la position du point dans l’ensemble,
sa fonction dans le corpus des vérités, soit toujours rappelée.
Le maître ne se prive pas de résumer lui-même la doctrine
pour les débutants afin qu’ils puissent d’emblée avoir le tout
à l’esprit avant d’entrer dans l’étude des parties; afin que le
disciple plus avancé n’oublie jamais l’ensemble, ne se perde pas dans
des détails étudiés pour eux mêmes séparément
de leur fonction de simples moyens en vue de la possession du tout de la doctrine .
De là le rôle fondamental de l’apprentissage de recueils de maximes,
la récitation de résumés, de là l’importance des
exercices de répétition menés par les disciples seuls ou
en groupe . Du plus petit résumé, modèle réduit
du tout, où se condense déjà toute la doctrine en quatre
formules lapidaires, que sait déjà celui qui vient à peine
d’entrer au Jardin et qui demeure à la disposition permanente de tout
disciple comme autant de vade-mecum indispensables face à toutes les
situations de l’existence, jusqu’aux trente-sept livres de la Physique
écrits par Epicure à destination des plus avancés, le disciple
se développe comme un corps en expansion: il ne progresse pas, en effet,
par une accumulation progressive de vérités, selon l’enchaînement
irréversible de l’ordre des raisons et le long de l’axe unilatéral
d’un discours menant des premiers principes aux ultimes conséquences,
tel qu’on peut le voir chez Aristote, par exemple, mais selon un modèle
biologique de la croissance, d’une totalité organique se dilatant quantitativement,
de l’intérieur et pour tout dire par assimilation, sans que le rapport
interne entre ses organes, le fonctionnement réciproque de ses parties
et l’organisation de l’ensemble s’en trouvent altérés, depuis
le concentré minimal de la doctrine jusqu’à son expansion maximale.
On voit là une seconde explication de l’étrange pérennité
de la lettre épicurienne à travers ses disciples: un système
qui se transmet toujours selon l’idée du tout qu’il constitue et qui,
à chaque moment de son apprentissage par le disciple, est toujours entièrement
assimilable comme un tout sans trou ni manque, ne peut que produire un disciple
répétiteur. Mais il y a à cela une autre raison qui réside
non pas dans le mode de discursivité dans lequel s’exprime la doctrine
ni dans la forme qu’elle prend, mais, troisièmement dans le rapport qu’elle
nous entre maître et disciple.
On a déjà souligné en passant que le maître instruisait
moins le disciple qu’il ne le transformait. Mais de quelle transformation s’agit-il
et quel est exactement le lien qu’institue le discours philosophique entre maître
et disciple ? Très exactement celui de médecin à malade.
La philosophie est en effet définie par les épicuriens comme médecine:
elle guérit les hommes de la situation initiale et nécessaire
de douleur et de malheur dans laquelle ils se trouvent ordinairement. L’homme,
c’est-à-dire celui qui n’est pas encore entré dans le Jardin,
est accablé par diverses maladies, quatre principales, le désir
vain qui s’entretient lui-même à l’infini sans jamais atteindre
son bien, la crainte des dieux, celle de la mort et celle de la douleur. A ces
maux, il y a diverses causes, dont l’ignorance dans laquelle se trouve la plupart
des hommes de la nature des choses, aggravée par les faux remèdes
qu’ils s’auto-prescrivent, par exemple le recours aux mythes de la religion
populaire, dont les malades attendent qu’ils calment leurs craintes mais qui
ne qu’exploiter leur ignorance et augmenter le nombre et la gravité de
leurs craintes vaines. A ces maux, il n’y a qu’un vrai remède, la pratique
de la vraie philosophie . Celle-ci commence par l’assimilation, à
tous les sens du terme, du quadruple remède (tetrapharmakos),
traitement polyvalent susceptible de répondre d’urgence à la plupart
des symptômes du malade, mais qui n’attaque pas encore les causes de la
maladie notamment l’ignorance de la nature des choses. Mais, dans le tetrapharmakos
déjà, toute la doctrine est concentrée. Petit à
petit, à mesure de la progression du malade, et selon la dose exigée
par ses besoins, le médecin prescrira un approfondissement de la cure
lui permettant d’aller jusqu’au traitement radical des causes de la maladie
et mèneront le patient-disciple jusqu’à la connaissance complète
de la nature des choses (i.e. la physique). Le maître n’est donc rien
qu’un médecin et cette position qu’il occupe n’est rien d’autre que le
point qu’il a atteint lui-même, la sagesse, c’est-à-dire la fin
de la philosophie, dans le triple sens du mot fin (achèvement, limite
et but) et en même temps le point où il peut mener le disciple,
en le guérissant; celui-ci pourra alors guérir d’autres hommes
qui en acceptent le prix: la cure philosophique. C’est précisément
le destin du disciple de devenir lui-même médecin. Exemplaire à
cet égard est, une fois de plus, le cas de Lucrèce. Ne pouvant,
comme disciple épicurien, que répéter le discours du maître
à destination de celui qu’il prétend guérir, Memmius, il
fait en même temps la théorie de sa propre pratique de poétisation
du discours du maître et invente une nouvelle dimension de la thérapeutique
elle-même: de même que les nourrices, écrit-il, enduisent
de miel la coupe contenant le remède amer pour l’enfant malade, de même
il enduit du miel de sa poésie la trop amère doctrine physique
épicurienne pour l’indocile dédicataire . Tel est le génie
de Lucrèce de savoir en même temps être maître d’un
discours inédit, sans sortir de son rôle de disciple condamné
à la simple reproduction du discours du maître.
Soit, dira-t-on, la lettre se conserve parce que par elle se transmet le savoir-faire
permettant au maître-médecin de guérir les maux de l’humanité
et de former des disciples. Le disciple devient lui-même maître
lorsque, guéri définitivement des maux dont il souffrait comme
homme, il atteint, en même temps que l’état irréversible
de félicité, la position inexpugnable du sage. Si tel est bien
le destin du disciple épicurien, devenir maître et transformer
d’autres disciples en maîtres à l’infini, si telle est bien la
chaîne ordonnée qui relie à travers les générations
chaque disciple au maître qui l’a formé et guéri, et tous
les disciples au maître premier, maillon initial et principal de la chaîne,
Epicure, qui les a tous formés, une question se pose: qui donc a formé
– et guéri – Epicure lui-même? La réponse de nos textes
est là encore sans ambiguïté et reproduit un schéma
classique dans cette figure: le maître est auto-formé et ne se
reconnaît lui-même aucun maître; en outre, ses propres disciples
affirment que le maître absolu n’a été le disciple de personne
: « Apollodore dit de lui [Epicure] dans ses Chroniques qu’il a été
le disciple de Nausiphane et de Praxiphane. Lui-même le nie dans la Lettre
à Euryloque et affirme qu’il n’a été le disciple que de
lui-même. Et lui et Hermaque [son premier disciple] nient même qu’il
ait existé un Leucippe philosophe, dont certains (…) disent qu’il a
été le maître de Démocrite » . On peut bien sûr
penser à d’autres exemples d’une telle chaîne de transmission obéissant
à ce même schéma, où chaque disciple en forme d’autres
conformément à une tradition réglée, des pratiques
de formation et de cure et une doctrine constituée qui remontent au maître,
instaurateur de ces règles, ayant pratiqué sur lui-même
cette formation et cette cure en accord avec la doctrine qu’il a lui-même
constituée…
Entre ces deux figures extrêmes du disciple socratique et du disciple
épicurien, il y place pour une troisième figure, celle du disciple
aristotélicien.
III/ Le disciple aristolélicien: le commentateur insatisfait.
Il est assez difficile de caractériser d’un mot le disciple d’Aristote.
Il est plus facile de caractériser ce que l’on peut appeler l' »aristotélisme »,
qui est une tendance récurrente tout au long de l’histoire de la philosophie,
celle qui a consisté à considérer l’autorité du
texte aristotélicien comme un des critères possibles de la vérité.
Comment s’est constitué cet aristotélisme et qu’en est-il de la
position de l’aristotélicien ainsi défini par rapport au maître
et à son discours ?
Au contraire du socratisme, l’aristotélisme ne s’est pas constitué
dès la mort du maître par l’écriture et la systématisation
par chacun des disciples des liens personnels qui le liaient au maître;
c’est longtemps après la mort d’Aristote et tout à fait indépendamment
de quelque lien personnel à ses disciples immédiats que l’aristotélisme
s’est constitué. Au contraire de l’épicurisme, l’aristotélisme
ne s’est pas constitué par le maintien ininterrompu d’une tradition doctrinale
littérale remontant au maître; la tradition aristotélicienne
est au contraire pleine de ruptures, pleine de bruit et de fureur; bref, l’aristotélisme
a une histoire, au moins en ce sens trivial que chaque époque de l’histoire
de la philosophie a eu un Aristote à sa propre image. Ainsi, comme le
socratisme, l’aristotélisme se dit au pluriel: les disciples sont nombreux
et invoquent le nom du maître en des sens opposés, se lancent les
uns les autres l’autorité de son nom à la figure, en guise d’argument
ou de réfutation. Mais comme dans l’épicurisme, c’est par un recours
constant, permanent et pour ainsi dire unique à la lettre même
du texte comme figure absolue de l’autorité que la position du discours
du disciple est possible. Ce rapport ambigu au texte du maître, à
la fois source première de la vérité et pourtant source
de vérités multiples n’est possible que porté par une troisième
figure du disciple: ni le disciple créateur de doctrines (comme
le socratique), ni le disciple répétiteur de celle du maître
(comme l’épicurien) mais le disciple interprète. L’aristotélisme
peut en effet être défini provisoirement comme l’interprétation,
indéfiniment renouvelée et discutable, de la doctrine ou des textes
d’Aristote. C’est donc un échafaudage complexe et variable de thèses,
de gloses et de théories, où se sont évidemment diversement
entremêlées, selon les époques, les parts de la traduction,
du commentaire et de l’adaptation du texte aristotélicien mais où
certaines constantes peuvent être aperçues permettant de dessiner
une figure de l’aristotélicien. Elle apparaîtra mieux si nous rappelons
très brièvement comment s’est constitué l’aristotélisme.
Après la mort d’Aristote (422 avant J.C.), même si le Lycée
qu’il avait fondé demeura pendant quatre siècles un centre de
recherches important, notamment en physique et en rhétorique, il ne semble
pas qu’il y eût de philosophe important qui dirigeât l’école,
à l’exception de son successeur immédiat Théophraste, dont
le nom demeura longtemps associé à celui du maître. Par
ailleurs, si l’autorité dont jouissait Aristote durant toute cette période
demeurait immense, à l’égal au moins de celle de Platon, il semble
qu’elle reposait principalement sur les oeuvres publiées par Aristote
de son vivant (notamment des dialogues à la manière de Platon,
aujourd’hui perdus). L’oeuvre que nous connaissons d’Aristote, et qui devait
être à l’origine de l’aristotélisme ultérieur, était
en gros ignorée des Anciens; il est vrai qu’il s’agissait le plus souvent
de simples notes, plus ou moins rédigées et classées, écrites
par Aristote à divers moments de sa carrière à fin d’enseignement,
et que l’état dispersé ou le style elliptique, voire la difficulté
du sujet rendaient impropres à la publication hors du cercle de l’école.
La manière dont cet important lot de manuscrits pratiquement perdus parvint
en 60 avant J.C. dans les mains d’Andronicus de Rhodes, le dixième et
dernier scolarque du Lycée, était dès l’Antiquité
un sujet de légende. Toujours est-il qu’Andronicus réunit cette
masse de documents pour en faire des livres publiables: cette publication s’accompagna
donc d’un travail de classement et d’organisation des matériaux selon
un ordre des matières et conformément à une organisation
rationnelle du savoir. Il donnait par là au monde ce qu’on appelle couramment
le Corpus aristotélicien, qui devait progressivement éclipser
l’oeuvre publiée par Aristote lui-même, et allait constituer
l’ensemble de textes profanes le plus lu et commenté de toute l’Histoire.
Ce geste peut en même temps être considéré comme l’acte
de naissance de l' »aristotélisme ». Deux de ses constantes y sont en effet
déjà présentes: la systématisation du texte
aristotélicien en un ensemble pouvant servir de fondement à une
unité doctrinale; mais, en même temps, une volonté de
retour (par delà la tradition) à la lettre du texte d’Aristote
considérée comme garante de vérité. Cette première
édition eut en outre un autre effet déterminant pour toute l’histoire
de l’aristotélisme: étant donnée la distance entre cette
forme éditoriale garantissant l’unité d’une oeuvre (apparemment
systématique: livres de logique, « organon » général de la
science, livres de physique, suivie de ceux de métaphysique etc.) et
cette lettre (cursive, inachevée, difficultueuse voire incohérente),
l’aristotélisme, à tous les moments de son histoire, ne pourra
s’instituer et se perpétuer que par le biais du commentaire, destiné
à combler autant que faire se peut cette distance. Telles sont les trois
caractéristiques fixes, d’ailleurs liées entre elles, de l’aristotélisme
(systématisation, retour à la lettre, commentarisme indéfini)
dont on pourrait suivre les méandres au long de plus de 13 siècles
d’histoire.
Depuis les premiers siècles, en effet, où s’effectue déjà
un véritable travail philologique (comparaison des copies, établissement
de variantes, conjectures: par exemple la pratique d’Alexandre d’Aphrodise,
surnommé le « second Aristote » ou « l’Exégète » vise le plus
souvent à éclairer Aristote par lui-même, en moulant le
plus possible le commentaire sur les textes originaux) jusqu’à Guillaume
de Moerbeke qui, au XII ème s., accomplit un nième retour à
la lettre par la transcription en latin mot à mot du texte grec à
la demande de saint Thomas d’Aquin, en passant par les arabes al-Fârâbî,
surnommé « le second maître » (après Aristote), pour ses « paraphrases »
des Catégories ou des Analytiques , ou Averroès,
qui dans ses commentaires d’Aristote (« grands commentaires » qui recopient et
expliquent le texte pas à pas, « moyens commentaires », qui le paraphrasent
librement, et « épitomés » qui le résument), veut promouvoir
un retour au « vrai » Aristote, « corrompu » par les lectures platoniciennes, apparaît,
en dépit des oppositions de cultures et de doctrines, une constante historique:
la figure de l’aristotélicien dont les trois traits s’étaient
déjà dégagés dès la publication du Corpus
par Andronicus.
Premier trait, le commentaire. Pour l’aristotélicien, la pratique de
la philosophie, c’est-à-dire la recherche de la vérité
n’est possible qu’à travers la lecture et le commentaire de l’oeuvre
d’Aristote, posée comme doctrine achevée et intemporelle. Chaque
mot, chaque phrase, chaque chapitre, chaque oeuvre doit pouvoir être
déchiffrée et avoir un sens énonçable, sens suprême
qui déborde toujours le sens manifeste, manifestement obscur ou équivoque,
sens suprême pourtant autorisé et garanti par ce seul sens manifeste,
qui est à la fois et paradoxalement le principe et la fin du commentaire,
sa pierre de touche en même temps que son objet. Ce commentaire n’est
donc pas une simple répétition, mais la recherche indéfinie
et inachevable d’un sens originel, d’une authenticité perdue, d’une cohérence
suprême et primordiale à laquelle le disciple n’a plus accès,
parce que l’épaisseur de l’histoire, l’opacité des textes et l’inflation
des médiations des autres commentaires lui en barre l’accès.
Ce commentarisme repose donc sur le mythe herméneutique de la vérité
originelle perdue à retrouver dans les lambeaux précaires d’un
texte éparpillé et sous les couches de médiations sédimentées
par la tradition. Il a donc, comme on l’a vu, deux pratiques conséquentes,
reposant elles-mêmes sur leurs mythes respectifs.
Outre le commentaire du texte dont il dispose, l’aristotélicien doit
en effet en permanence systématiser l’oeuvre qu’il commente, en faire
un tout cohérent, que ce soit sur le plan éditorial ou sur le
plan doctrinal. Cette pratique repose sur l’illusion de l’unité systématique
du Corpus, illusion tenace en dépit de la forme dispersée, aporétique,
ouverte dans laquelle se présentait la lettre du Corpus, mais illusion
rémanente parce que fondée sur un mythe plus puissant que tous
ces signes manifestes, celle de l’unité absolue, de l’univocité
primordiale, de la cohérence totale, de la totalisation englobante et
compréhensive de la Vérité à son origine. De ce
point de vue, on peut dire que la fin (sans doute provisoire) de l’aristotélisme
peut être datée de 1912, date de la publication des travaux de
l’historien W. Jaeger, qui en démontant dans le corpus aristotélicien
la série de couches superposées écrites par le maître
à différents moments de sa vie et de sa pensée détruisait
l’illusion de l’unité d’un Corpus sorti un jour achevé, avec armes
et bagages, de l’esprit d’Aristote et rendait ainsi définitivement (ou
plus probablement provisoirement) Aristote à l’histoire de la philosophie.
Enfin, ces deux pratiques du commentaire et de la totalisation ne seraient
pas possibles sans une troisième, celle du retour à la lettre.
Car, bien sûr, le principal obstacle que l’aristotélicien rencontre
dans son travail de commentaire, c’est la masse indéfinie des autres
commentaires comme autant de trahisons; et la principale difficulté qu’il
éprouve à comprendre, c’est-à-dire à embrasser l’oeuvre
du maître en un tout cohérent, c’est l’épaisse accumulation
des autres interprétations qui barrent l’accès au texte
et à la vérité originelle. De là le mot d’ordre
périodique lancé par l’aristotélicien: revenons enfin une
bonne fois à la lettre du texte d’Aristote; foin de commentaires
et d’interprétations; laissons notre propre interprétation et
notre propre commentaire se modeler sur la lettre nue du texte originel, travestie
par les trahisons, les préjugés, en somme l’histoire. A cette
histoire, bien sûr, le disciple ne se pense pas appartenir lui-même,
de même que, par hypothèse, il exclut de l’histoire le maître
originel, mais c’est à elle que sont voués et renvoyés
tous les autres commentateurs. L’aristotélicien réclame
donc le pur face à face transcendantal avec la lettre du texte, enfin
accessible sans médiations superflues et déformantes, le texte
enfin débarrassé des contresens des autres aristotéliciens,
le texte enfin rendu à lui-même par-delà la « tradition »
et en deçà de l’histoire.
Ces trois types de pratiques et ces trois mythes (commenter pour retrouver
enfin un sens originel pensé comme vérité perdue;
systématiser pour retrouver derrière les lambeaux épars,
les fragments disséminés ou les pauvres miettes éclatées
dont les contingences de l’histoire nous ont fait l’héritier, la cohérence
et la totalité d’une oeuvre pensée comme vérité
originairement une et univoque; enfin revenir à la lettre
pour contourner la somme des autres commentaires qui la trahissent et retrouver
dans ce face à face enfin possible avec le texte nu la vérité
enfouie) n’alimentent certes plus directement les aristotéliciens,
au moins depuis Jaeger. Il vaut peut-être la peine de noter par parenthèse
qu’ils continuent et continueront sans doute d’alimenter la pratique de lecture
de tous ceux qui abritent leur propre dogmatisme derrière le paravent
d’une herméneutique. On pense bien sûr à Heidegger, le grand
maître contemporain de cette lecture thaumaturgique des textes grecs .
Il est sans doute possible de montrer, là encore, comment ces trois
aspects indissociables de la pratique du disciple aristotélicien (commentaire,
systématisation, retour à la lettre) trouvent appui tant dans
la doctrine elle-même que dans la manière dont y est conçue
la relation du maître au disciple. On ne peut ici qu’esquisser quelques
remarques.
Sur le plan doctrinal, au contraire de Socrate, Aristote n’identifie pas le
bien suprême de l’homme avec la compréhension rationnelle par chacun
de sa propre conduite et l’exigence de cohérence absolue dans sa pratique
éthique; au contraire d’Epicure, Aristote n’identifie pas ce bien suprême
avec la perpétuation d’une vie sans troubles, sans maux et sans craintes;
mais il pose que ce bien consiste pour l’homme dans la perpétuation,
autant que faire se peut, d’une vie contemplative, c’est-à-dire l’acte
de connaissance achevée de tout ce qui est et se donne à comprendre.
La philosophie n’est donc ni interrogation critique comme pour Socrate, ni pratique
thérapeutique, comme pour Epicure, mais processus, mouvement de co