Séminaire Questions Cliniques 2016-2017
14 janvier 2017 – Roland Chemama
Ce titre, je l’avais choisi avant de commencer à préparer vraiment cette intervention Je ne suis pas sûr d’en être très content, mais j’espère qu’il va s’éclairer peu à peu. Je vais en tout cas repartir du point où j’en étais la dernière fois.
Lors de la discussion de mon intervention, la dernière fois, je vous ai parlé du rêve d’un analysant, un analysant qu’aujourd’hui j’appellerai Pierre. Le récit de ce rêve mettait en scène des individus qui pénétraient chez lui, qui ne disaient rien, et Pierre, qui tentait de parler de ce qu’il éprouvait dans son rêve, disait qu’il ne savait pas trop – c’était une question présente dans le rêve manifeste lui même – il ne savait pas trop si ce qui prédominait pour lui c’était l’impression d’être face à une énigme, l’énigme de savoir ce que ces hommes lui voulaient, ou bien si ne prédominait pas plutôt une réelle inquiétude, une peur liée à la certitude que ces hommes lui voulaient du mal.
Ce qui l’amène à évoquer cette dimension, ce qui l’amène peut-être, dans un premier temps, à la privilégier, c’est un reste diurne auquel se rattache son rêve. Il se trouve qu’avant de se coucher, la nuit du rêve, il a été confronté à des récits d’exaction djihadistes. Ainsi Pierre ne croit pas possible que ce rêve, fait dans les heures qui ont suivi, soit sans rapport avec le sentiment d’horreur qui l’envahit dans ces circonstances. Néanmoins il maintient, comme je vous l’ai dit, les deux dimensions : peur, mais aussi énigme. Eh bien les choses, assez souvent, dans les analyses que nous conduisons aujourd’hui, peuvent basculer dans un sens ou dans un autre. Plutôt qu’une topologie cela évoque pour moi une topographie sommaire, une ligne de crête, et on peut glisser d’un côté ou d’un autre.
Un des côtés, celui de l’énigme, nous le connaissons bien. C’est la question bien connue : que me veut l’Autre ? Question dont nous avons tendance à penser qu’elle vaut pour chacun, puisque c’est à partir de cette question sur le désir de l’Autre que se met en place le désir du sujet. Mais le second côté, que souvent nous ne pouvons pas néglige, il est en quelque sorte moins favorable. Le sujet est dans une sorte de certitude, certitude qui n’est pas forcément paranoïaque, certitude que l’autre, que cette fois-ci j’écris avec un petit a, l’autre qui tend à se réduire à l’étranger, lui veut du mal. Je dis que ce côté est moins favorable, peut-être précisément parce qu’il ouvre moins facilement à la question du désir du sujet, et qu’il est sans doute impossible de l’aborder sans évoquer la question du traumatisme
Avec d’ailleurs toute la complexité de ce dernier terme.
Avant cependant de m’engager dans cette question du traumatisme, je voudrais relever quelque chose. Quelque chose qui m’est apparu en relisant mon texte de la dernière fois ainsi que la transcription de la discussion. C’est qu’au fond ce partage que j’évoque ici, ces deux côtés que je distingue à partir du rêve de l’analysant que j’ai présenté tout à fait à la fin dans la discussion, il n’était peut-être pas sans rapport avec une question abordée dans mon intervention elle même. Cette question je l’avais posée en partant de ce que Christiane avait dit sur l’Autre trompeur cartésien, c’est à dire que pour faire écho à cet Autre trompeur j’avais cité ce que Lacan dit du héros moderne, héros qu’il incarne dans Hamlet, parce que Hamlet est confronté non à une absence de savoir mais à un savoir. Il sait, parce que le spectre le lui a appris, que même l’amour est trompeur, que Claudius, son oncle, a tué son père pour épouser sa mère
Et donc, vous disais-je, ce n’est pas tant qu’il n’y ait pas pour lui – pour le héros moderne- de garantie de la vérité. C’est qu’il y a , en quelque sorte, une garantie du mensonge. Est-ce que nous ne retrouvons pas quelque chose de très proche dans ce qui fait passer, dans l’analyse d’un rêve, d’une énigme concernant le désir de l’Autre, à une certitude sur la volonté mauvaise de l’autre ?
Alors je vais vous parler de traumatisme. Et puisque j’ai évoqué, à la suite de mon patient, le djihad, vous vous doutez du fait que c’est principalement de ça que je vais parler, avec cependant une remarque de départ. Quand je vais parler de traumatisme je ne vais pas me limiter à ce qu’on pourrait appeler un traumatisme direct, celui de personnes blessées ou encore de personnes dont des proches ont été blessés ou tués. En fait il me semble que bien au delà de ce premier cercle beaucoup de gens, aujourd’hui, et donc nécessairement beaucoup de nos analysants se trouvent, qu’ils le sachent ou non, dans un état de choc qui a nécessairement des effets.
Et puisque dans mon titre j’oppose les traumatismes d’hier aux traumatismes d’aujourd’hui, je peux peut-être dire que c’est sans doute cette diffusion sourde et insidieuse de ce qui fait traumatisme qui me paraît être un des traits caractéristiques aujourd’hui. Peut-être faudrait il d’ailleurs, pour évoquer les effets des attentats djihadistes, s’attarder un peu sur la dimension collective du traumatisme. Mais pour l’instant je ne vais pas le faire, parce que plusieurs livres, au fond, abordent cette question.
L’un des derniers, écrit par Antoine Garapon et Michel Rosenfeld, a été publié en octobre 2016, et son titre c’est Démocratie sous stress. Alors évidemment « stress » ce n’est pas une catégorie clinique dont nous nous servons volontiers, mais peut-être permettrait elle de faire un lien entre une tension existant à l’échelle collective d’un côté, et d’un autre côté des effets pathogènes individuels qui, pour nous, n’apparaissent bien sûr pas comme le résultat automatique des actes terroristes. En fait ce qu’il faut relever, si nous poussons assez loin le dialogue avec certains des sujets qui viennent nous consulter, qu’ils fassent directement état d’un traumatisme, ou que celui-ci se révèle dans le cours de la cure, c’est que ce qui a fait traumatisme mêle les événements brutaux survenus au niveau de la société tout entière à des faits relatifs à la sphère familiale. Cela apparaîtra dans un cas dont je ferai état tout à l’heure
Je vais, pour commencer, pour souligner que nous avons notre approche propre du traumatisme, rappeler que la psychanalyse commence avec une conception traumatique de la névrose. Et en ce sens le traumatisme d’hier, c’est d’abord le traumatisme au sens freudien. Freud commença en effet par chercher la cause de tous les processus névrotiques dans des agressions sexuelles, réalisées sur un enfant par un adulte ou un enfant plus âgé. Sans nier, par la suite, que de tels faits existent, Freud comprit qu’il leur avait donné une extension trop grande, et que le conflit psychique d’un désir œdipien et d’un interdit, organisé dans un scénario fantasmatique, constituait bien plus souvent le facteur pathologique essentiel.
Vous me direz que de toutes manières, avec les traumatismes que j’évoque aujourd’hui, nous sommes bien loin de la séduction sexuelle de l’enfant, et que précisément ce qui donne aux événements que j’évoque leur valeur traumatique la plus fort, c’est de ne pouvoir entrer dans un discours inconscient qui les sexualise. Quoi qu’il en soit, si je suis remonté jusqu’au temps d’une théorie freudienne d’abord centrée sur le traumatisme de l’agression sexuelle, puis rectifiée dans le sens de la théorie de la sexualité infantile, il faut bien dire que cette rectification ne résout pas tout.
Je ne m’arrêterai pas sur l’idée qu’on peut aussi bien dire, à l’occasion, que c’est le langage qui fait traumatisme, qui fait traumatisme en tant qu’il réduit le sujet à être seulement représenté. Mais en donnant au terme de traumatisme un sens moins général, on ne saurait nier que, tant dans la sphère de la famille que dans celle de la société, un sujet peut se trouver confronté à des événements soudains et violents qui ont un effet psychologique considérable, et c’est de cela que je veux parler.
Cet effet traumatique, nous savons à présent assez bien en décrire les formes. Pour aller vite je vais me référer à Ferenczi. Dans un de ses derniers articles, « Analyses d’enfant avec des adultes »(1), Sandor Ferenczi évoque ce qu’il appelle le « mécanisme de la traumatogenèse » : « d’abord la paralysie complète de toute spontanéité, puis de tout travail de pensée, voire des états semblables aux états de choc, ou de coma même, dans le domaine physique (…) ».
Ajoutons que dans le même article Ferenczi complète cette description en utilisant le terme de clivage. Évoquant les petits contes qu’on raconte aux enfants, il en vient à parler de la méduse qui grâce à sa malléabilité esquive tous les coups et morsures des autres animaux, pour reprendre ensuite sa forme en boule. « Cette histoire, dit-il, peut être interprétée de deux manières : d’une part elle exprime la résistance passive que le patient oppose aux agressions du monde extérieur, d’autre part elle représente le clivage de la personne en une partie sensible, brutalement détruite, et une autre qui sait tout mais ne sent rien, en quelque sorte ». Or ce clivage, nous le retrouvons souvent aujourd’hui chez les sujets confrontés à des événements violents et traumatiques, même si ce n’est pas une confrontation directe. Nous retrouvons ce clivage chez eux, de même que nous retrouvons aussi chez eux la paralysie de tout travail de pensée. C’est d’ailleurs sans doute parce que ce clivage détache chez le sujet une partie insensible. C’est parce qu’ils n’est pas dans la plainte que bien souvent nous ne saisissons pas qu’il y a eu traumatisme.
Bon tentons d’avancer un peu. Affirmer que nous pouvons, dans nombre de traumatismes, ne pas même percevoir cette dimension, cela signifie qu’un traumatisme peut circuler dans l’histoire individuelle d’un sujet, voire dans l’histoire de sa famille, d’une façon qu’il faut bien dire souterraine. Et cela je voudrais tenter de l’illustrer, en me référant à la vie et à l’œuvre d’un artiste que je connaissais à peine il y a quelques mois, mais qu’une exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme m’a fait découvrir. Cet artiste, qui a longtemps été pour moi un artiste d’art brut parmi d’autres, il s’appelle Michel Nedjar, et je l’ai en quelque sorte découvert, même si j’en avais auparavant une connaissance très restreinte, à l’occasion de l’exposition Présences, une présentation d’œuvres qu’il a données à ce musée, et qui a eu lieu entre février et octobre 2016.
Cette exposition, Il faut bien le dire, a été l’exposition qui m’a le plus impressionné depuis plusieurs années. Je ne verrai guère, pour évoquer des modernes qui m’ont aussi beaucoup touché, que le peintre espagnol Barcelo. Mais Nedjar m’impressionne davantage. Il m’impressionne avec des personnages peints de façon grossière sur un fond uni, dans une monumentalité frontale. Mais il y a aussi, parmi ses œuvres, des poupées inquiétantes, faites de matériaux frustes, tissu, terre, colle, ficelles.
C’est donc une œuvre à découvrir, mais il faut bien le dire, au delà de l’œuvre, j’ai beaucoup appris à partir de ce que l’artiste raconte de sa vie. C’est que dans son enfance Michel Nedjar récupérait les poupées brisées de ses sœurs, il enveloppait de tissu leurs membres disjoints, de façon à en faire de nouvelles poupées, et pour finir il les enterrait. Or ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il découvrit, dans Nuit et Brouillard, d’Alain Resnais, ce qu’avait été la shoah. Qu’est-ce à dire, sinon que le traumatisme historique avait eu des effets sur lui, lui, fils d’un juif algérien et d’une juive polonaise alors même qu’il n’en avait aucune connaissance consciente ? C’est d’un deuil qu’il s’agit chez le jeune Nedjar, comme on le voit au rituel d’enterrement des poupées, les poupées qu’il réalisa par la suite n’étant pas sans évoquer, par ailleurs, les corps éprouvés de ceux qui travaillaient ou mouraient dans les camps.
Ce deuil, on ne peut donc guère se tromper si on imagine que c’était d’abord celui auquel avaient été confrontés, non seulement ses parents, mais au delà d’eux les juifs ashkénazes qui avaient cru trouver en France un asile, et au delà encore tous ceux qui furent confrontés à ce qu’ils ne pouvaient d’abord croire, parce que dans la shoah il ne s’agissait pas seulement de la tentative de destruction d’un peuple, mais de la tentative de réduire tous ceux qui le composaient à de simples choses, des pantins… ou des poupées inanimées.
En ce sens d’ailleurs la démarche de l’artiste, dont il faut parler de façon un peu moins incomplète, est exemplaire. Après le premier temps, où l’enfant réalise ses poupées dans cet étrange savoir fait de non-savoir, il assume, au moment où il fabrique de nouvelles poupées dans la maturité, qu’elles portent la trace de ce qu’il y a de plus déchirant dans l’existence humaine, lorsqu’elle est confrontée à l’horreur. Rien de plus impressionnant que ces figurines de chiffon, de terre et de sang, si ce n’est certaines les peintures que j’ai évoquées, ces « présences » où le corps et le visage tendent à se dissoudre dans une tension monochrome qui leur donne une force exceptionnelle.
Enfin on relèvera que dans une troisième période apparaissent de nouvelles poupées, dites poupées de Pourim. Or Pourim est une fête juive qui commémore des événements rapportés dans La Bible, plus précisément dans le livre d’Esther, qui relate la façon dont furent sauvés du massacre un grand nombre de juifs de l’empire perse d’Assuérus. A cette fête les enfants sont associés plus qu’à nulle autre (jeux, déguisements) et il faut bien dire que les poupées de Pourim de Michel Nedjar sont pour la première fois colorées et finalement assez gaies. C’est comme si un travail psychique avait eu lieu à la faveur de l’œuvre artistique elle même, un travail semblable à celui que permet une psychanalyse.
Bon vous ne pouvez plus aller voir l’exposition du musée d’art juif. Elle est terminée. Mais il y aura une grande exposition de Michel Nedjar au musée de Lille Métropole à Villeneuve d’Ascq, à partir du 23 février. Et puis il y aura une exposition à Paris à partir du 23 juin, à la Maison rouge, autour du travail sur le tissu avec entre autres des œuvres du même artiste.
Alors si je donne, à l’œuvre de Michel Nedjar, une telle importance, c’est aussi parce qu’il me semble qu’elle constitue une tentative pour répondre, avec les moyens de l’artiste, à un phénomène historique qui en tant que tel est collectif mais qui a des répercussions au niveau de la clinique individuelle. J’ai déjà indiqué la place que j’attribuais à la dépression dans les pathologies de l’homme contemporain. On peut traiter celle-ci avec dédain, sous prétexte qu’elle constituerait une étiquette bien commode pour parler de difficultés très diverses, et dont certaines sont de simples réactions à des incidents ponctuels, comme il en arrive dans toute vie (chômage, séparation, deuil…). Mais on peut aussi relever que si le dix-neuvième siècle fut le siècle de l’hystérie, les dernières décennies ont plutôt constitué une époque où, tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, le sens que chacun pouvait donner à son existence semblait en quelque sorte s’épuiser.
On a précisément défini l’époque post-moderne comme celle de la fin des « grands récits », ceux qui donnaient un sens à l’existence humaine, que celui ci soit religieux ou « laïque » (idéologies de la science, du progrès, de la justice sociale). Et sur le plan individuel l’analyste est amené à rencontrer moins souvent des sujets qui font état de symptômes précis (obsessions, phobies…), que des sujets témoignant d’une difficulté à vivre, difficile à préciser, mais qui semble en tout cas accompagner une asthénie permanente, un découragement qui n’est pas la conséquence d’un échec, puisque le plus souvent le sujet n’a rien tenté.
C’est tout cela que dans La psychanalyse comme éthique (2) j’ai tenté de regrouper en parlant de dépressivité contemporaine. Or si vraiment cette dépressivité est omniprésente dans notre monde ce ne peut pas être un hasard. Mais à quoi peut elle être liée ? Certes il n’y a sans doute pas de réponse univoque. Le poids par exemple d’un certain positivisme de la pensée contemporaine, qui prétend imposer à chacun un point de vue « objectif », c’est à dire finalement un point de vue pseudo-scientifique, hors de toute prise de position subjective, concourt sans doute à la morosité ambiante. Mais peut-on penser que ce qui s’est passé avec la Shoah, et qui montre ce que, malgré toute la rationalité du monde occidental, l’homme a pu être pour l’homme, ait été pour rien dans le nihilisme du sujet contemporain ?
Alors, au point où j’en suis, et avant de revenir à des cas cliniques, je voudrais faire deux remarques. La première c’est que quand on tente d’élaborer quelque chose dans les zones un peu difficiles que j’évoque aujourd’hui, on est toujours content de trouver dans d’autres travaux des recoupements qui encouragent à soutenir son point de vue. Ainsi j’ai évoqué le livre intitulé Démocraties sous stress. Je dois dire que j’ai été intéressé d’y trouver, concernant les effets psychiques des attentats, l’idée d’une sidération qui bouleverse le rapport du sujet au temps.
Le sujet traumatisé contemporain se trouve projeté dans ce que Garapon et Rosenfeld appellent un présent « pur », « sans passé ni futur, saturé d’une urgence absolue ». Or pour parler de ce rapport au temps, ils se réfèrent à ce que l’historien François Hartog a appelé présentisme, et qu’il a caractérisé comme temps qui n’avance pas. Or déjà en 2006, dans mon livre sur la dépression, je m’étais moi même référé au présentisme comme caractéristique de la dépression. Et il me semble alors que ce terme peut faire le lien entre les effets de phénomènes historiques brutaux d’un côté. Et de l’autre côté une pathologie qui existe bien sûr hors de ces phénomènes, mais que ces phénomènes renforcent
Et puis, deuxième remarque, Il faut bien reconnaître, puisque j’ai parlé de la shoah, que le vingtième siècle est riche en conflits et en massacres de toutes sortes. Estimera-t-on alors que mon insistance sur la spécificité de la Shoah est illégitime, qu’il faudrait plutôt prendre en compte les exactions qui ont endeuillé le monde entier, et qui continuent à le faire ? Je ne le crois pas. Outre qu’une telle comptabilité a quelque chose d’indécent (chaque groupe étant alors appelé à une sorte de surenchère dans le recensement de ses propres victimes) il faut plutôt relever qu’au niveau inconscient l’émotion suscitée par un acte terroriste actuel peut faire résonner l’horreur génocidaire, et que celle-ci, dans l’imaginaire contemporain, renvoie assez souvent, au moins en Europe, à celui perpétré par les nazis. C’est d’ailleurs à partir de là que je pourrai reprendre, avec mon titre, l’idée que le traumatisme d’aujourd’hui c’est en même temps le traumatisme d’hier.
Cependant c’est à travers un cas qui n’a pas cette résonnance concernant la shoah que je voudrais reprendre, pour finir, la dimension clinique et peut-être aussi ce qu’on hésite vraiment, ici, à appeler une dimension technique. Si je me bornais à reparler du cas de Pierre je pourrai maintenir ce terme de technique. On pourrait dire que c’est un point technique que de privilégier, quand on est sur la ligne de crête dont je parlais tout à l’heure, la pente vers l’énigme (Que me veut l’Autre ?), plutôt que la pente vers la certitude pseudo paranoïaque : l’étranger veut me tuer.
C’est un choix technique, si vous voulez, même si il vous apparaît bien que c’est aussi un choix éthique. Mais je vais vous parler d’un autre cas où je n’ai vraiment pas eu l’impression de choisir. Mon intervention s’est en quelque sorte imposée à moi. C’est un cas un cas que pour des raisons de discrétion je transformerai un peu, et que je résumerai beaucoup.
Il s’agit d’un homme, d’origine libanaise, mais qui vit en France. Il est très jeune, ce qui explique qu’il n’a pas été confronté directement à la guerre du Liban, mais ses parents l’ont été, au moins durant les premières années de ce conflit, ce dont d’ailleurs il ne parle pas. En revanche il fait souvent état de ses propres accès de violence, y compris avec sa compagne, qu’il aime pourtant profondément. Il est très affecté par ce qui lui arrive, et plus affecté encore, peut-être, par le fait que ses impulsions agressives lui paraissent incompréhensibles.
Il dit par ailleurs que dans sa famille régnait un climat de violence qu’il supportait mal, ce qui l’a poussé à quitter ses parents très jeune. Mais curieusement il ne fait aucun lien entre cette violence qu’il a fui et celle qui est la sienne et dont il se plaint. Un jour cependant il évoque son ambivalence devant les atrocités de DAESH. Bien sûr il les condamne avec force, mais il ne peut éviter de consulter des sites qui en parlent et a même visionné une fois une vidéo de décapitation. Est-ce une fascination ? Il n’en sait trop rien et il est vrai que ce mot ne suffit pas à éclairer ce dont il est question dans ce comportement.
Quoi qu’il en soit une question me vient à ce moment là, et je la lui pose sans du tout y réfléchir. Sait-il si ses parents ont été confrontés, lors de ce qu’on a appelé la « première guerre du Liban », à des massacres qui les auraient traumatisés ? Or cette question, que sans doute inconsciemment il avait rejetée, suffit à faire remonter des souvenirs de récits qu’il avait eu l’occasion d’entendre dans son enfance. Elle le conduit surtout à éclairer autrement ce qu’il « n’avait pas voulu voir » : que la violence de son père était d’abord une violence contre lui-même, puisque celui-ci, à des moments dépressifs, voire mélancoliques, buvait jusqu’à l’excès, et que ce n’était qu’alors qu’il se montrait brutal, comme s’il était dépassé par cette brutalité, comme si ce n’était pas la sienne propre, mais une violence qui lui venait de l’extérieur.
Ainsi se trouvent articulées la violence de l’analysant, consciente mais incompréhensible, et celle du père, incompréhensible aussi tant qu’elle n’est pas rapportée à une autre violence encore, celle dont le père avait été le témoin, et jusqu’à un certain point la victime. Or cette construction nous dit quelque chose non seulement de la façon dont la violence se transmet en se transformant, mais de la façon dont un analyste peut l’approcher, dans une démarche qui soulage l’analysant.
On se demande parfois à quelle condition la pratique analytique peut conserver une pertinence spécifique là où apparemment les enjeux ne sont pas individuels mais collectifs, là où le Réel des massacres prévaut sur tous les fantasmes, fussent-ils sadiques ou masochistes. Sans trop développer ce cas on a ici une idée de la façon peuvent se lier ces différents plans. Et on peut mieux concevoir non pas de formuler une règle méthodologique consciente mais de voir plus simplement ce qui, dans un cas comme celui-ci, a pu se révéler déterminant. Parce que, de fait, après cette intervention le sujet se sent moins emporté par sa propre violence.
Ce qu’il me paraît alors important de dire, c’est que l’intervention n’a pas consisté à renvoyer de ce qui se passe pour l’analysant à ce qui existait dans les relations entre parents et enfants. C’est en questionnant le traumatisme dont avaient été victimes les parents qu’elle permit de nouer finalement ce sans quoi on ne comprendrait rien à ce qui se passe dans le cas de ce jeune homme. Est-il inconcevable de penser que c’est ce nouage qui a un effet de sédation du symptôme, que c’est lui qui vient en définitive rassurer l’analysant ?
(1) S. Ferenczi, Psychanalyse IV, Œuvres complètes 1927-1930, Paris, Payot 1982, p 98-112.
(2) R. Chemama, La psychanalyse comme éthique, érès 2012.
Discussion à la suite de l’exposé de R. Chemama
R.C : Il y a quelqu’un qui a demandé la parole, mais ordinairement, ce sont les discutants en titre qui commencent et ensuite…
B.V : Non, mais on peut quand même… subvertir l’ordre.
R.C : Voilà, pourquoi pas.
X : C’était juste pour ajouter une référence à ce que vous dites de ce cas. Enfin c’est très, très passionnant ce que vous dites. Ça me rappelle un livre qui est sorti il y a deux ans au moment du centenaire de la guerre de 14. C’est le livre d’un historien, Stéphane Audouin-Rouzeau, qui est un des grands spécialistes de la guerre de 1914. Il a écrit un livre sur son histoire personnelle, qui s’appelle Quelle histoire ! Un récit de filiation (Seuil 2013) et sur la transmission du traumatisme de la guerre sur trois générations. Donc il parle de son grand-père, il raconte son grand-père officier qui est parti à la guerre, et donc la transmission, avec cette violence inexplicable, inexpliquée, qui s’est transmise jusqu’à ce qu’il la mette au jour, qu’il mette au jour les causes. Donc, c’est exactement le même schéma que ce vous avez décrit pour ce patient, mais dans une histoire plus contemporaine. Là, ce qui est intéressant avec la guerre de 14, c’est que voilà, il y a cent ans…
R.C : Merci beaucoup pour ce que vous amenez. On pourrait même pousser un peu plus loin, et se demander jusqu’à quel point, bien souvent, le fait de choisir le métier d’historien n’est pas une façon de tenter de reconstituer quelque chose d’une histoire en elle-même traumatique.
C.L.D : Moi, je voudrais dire un certain nombre de choses sur ces problèmes très passionnants. Je pensais à la démarche de beaucoup de nos patients, qui disent ‘ah, j’ai quitté la maison à 16 ans, à 15 ans’, c’est-à-dire très tôt. Et puis ils viennent en analyse beaucoup de temps après. Mais c’est très intéressant : qu’est-ce que c’est que ce départ que beaucoup de nos patients mettent, ces kilomètres qu’ils mettent, comme une espèce de temps un peu immobile, qui donne d’ailleurs très souvent la dimension du trauma qui leur a été, j’allais dire, prescrit. J’ajouterais quelque chose, c’est une obligation pour eux de prendre en charge quelque chose qui ne vient pas d’eux même vraiment, mais qui est inscrit dans l’histoire, et qu’ils arrivent à dire enfin, petit-à-petit. Et c’est une précaution, j’allais dire, de partir de chez eux, c’est une nécessité, une nécessité assez énigmatique, parce que ce ne sont pas toujours des familles épouvantables qu’ils quittent. Mais ils partent et puis après, il se passe des choses très semblables à celles que tu décris.
La deuxième chose que je voudrais dire, c’est ce terme de violence qui est quelquefois beaucoup ressassé dans les cures, et qui n’est pas très consistant en fait, qui essaie de susciter chez l’analyste un pathétique qui recommence la sidération qu’ils ont subie. Alors je n’aime pas ce terme. Il est évident que je préfère, comme j’avais commencé à le faire au début de ce séminaire, parler du crime, et de la cruauté, dont parle Lacan qui est le… comment dirais-je, il disait que c’était spécifique à l’homme, à l’humanité, hein ! C’est-à-dire l’homme est cruel ! C’est ce qui le distingue des animaux. Je m’y retrouve beaucoup plus que sur la violence, qui est un terme évidemment très important, mais là, il s’agissait de crime dans ce que tu disais.
R.C : Voilà ! Non, non, mais par exemple dans ce que raconte l’analysant de ce qui se passait dans sa famille, on ne pouvait pas parler de crime, puisqu’il n’en était pas question ! Donc quel autre mot il aurait pu trouver ? je ne sais pas. En tout cas, il en parlait comme ça.
C.L.D : Pourquoi il ne parlait pas de crime ?
R.C : Parce qu’il n’y avait pas de crime ! Personne n’était tué. Enfin tout dépend de ce qu’on entend par crime. Non, non ! En parlant de la violence qu’il y avait dans la famille elle même ?
C.L.D : Oui, c’est ça !
R.C : En fait, tout est parti de la famille.
C.L.D : Enfin de la guerre du Liban.
R.C : Non, avant ! Avant de parler de la guerre du Liban ! Parce qu’il y avait une « violence » entre guillemets – je ne sais pas quel mot il aurait pu employer – dans la famille elle-même. C’est-à-dire des parents par rapport aux enfants.
C.L.D : Et c’était quoi la violence. Ils les battaient !
R.C : Oui c’est ça, c’est quelque chose comme ça.
B.V : Ça partait facilement.
R.C : Oui, oui un peu plus que ça.
B.V : Tu veux dire, c’est dans les trois-quarts des familles que c’est comme ça.
R.C : Enfin… apparemment, c’était un peu plus. Moi je dois dire, ce n’est pas le mot qui spécialement suscite une attention à un pathos ! C’est le mot employé, c’est souvent les mots dont on se sert. Je suis d’accord avec toi quant au fait qu’il y a des mots qui spécifient mieux, par exemple, quand Lacan parle de la cruauté qu’il y a en nous, c’est vrai, il va … Oui
C.L.D : Effectivement ça recouvre beaucoup de chose de ce qu’on dit, violence.
B.V : C’est l’occasion de parler de la guerre de 14, parce que tu l’as en même temps associée à la disparition des grands récits. La guerre de 14 a été vraiment cette trahison de la bourgeoisie, de ceux qui étaient les … et qui ont envoyé au casse-pipe des quantités de gens. Et ça reste encore très vivant ! Si vous habitez dans un endroit où il y a des cimetières de 14-18 partout, c’est extrêmement vivant. Et alors la Shoah, évidemment, s’inscrit dans cette continuité par la perte, parce qu’on a cherché à dévier la culpabilité. Il y a eu une espèce de collusion lâche sur ces questions qui sont effectivement très dures à supporter.
IDS : Et qui se répète, sans arrêt, avec la guerre de 40.
B.V : Et qui se répète. Oui.
R.C : Est-ce que quelqu’un se souvient du nom de ce film sur la guerre de 14 qui est sorti il y a quelques mois ? Cet homme, cette femme qui trouve un homme sur la tombe de…
IDS : Franz
R.C : Voilà, Franz, qui est un très beau film sur la façon dont les pères peuvent être amenés à penser à la façon dont ils ont amené les fils à la mort. Ce qui est quand même un renversement du mythe freudien ! Ce n’est pas le fils qui tue le père, c’est le père qui tue le fils.
B.V : Et Freud lui-même, au début de la guerre, était un petit peu ambigu, presque fier que son enfant soit parti à la guerre. Bon, quand il a vu la suite…
Alors je crois que la perte des grands récits, c’est peut-être lié aussi à la perte de la garantie minimale de ce qui les soutenait, ces récits.
R.C : Oui, oui.
B.V : Et quand tu parles de La démocratie sous stress… J’avais fait un topo il y a longtemps, en Bretagne : De l’angoisse au stress, sur le fait que dans le langage quotidien les gens ne parlent plus d’angoisse, mais disent : « je suis stressé ». Ce n’est pas synonyme, puisque l’angoisse renvoie à quelque chose qui prend le sujet, dont le sujet a à tenir compte, tandis que dans le stress c’est l’autre qui coince le sujet…. Et cette dimension désubjectivée, c’est un peu ce que tu décris là. Alors, quand tu poses la question de cette dépressivité contemporaine, il s’agit de cette sorte de temps figé, qui est en fait le temps de l’inconscient, un temps qui ne s’écoule pas, ne passe pas.
C.L.D : Ah oui !
B.V : C’est comme s’il n’y avait pas d’acte qui venait réintroduire une origine au temps, et une perspective dans le temps… mais pas un temps linéaire, un temps qui …
D’ailleurs il y a aujourd’hui des grands physiciens qui se demandent si le temps existe réellement. Est-ce que le temps est une fiction ? Bon ça c’est sur le plan physique mais enfin les idées passent d’un champ à un autre. Oui, ce clivage, effectivement, c’est assez curieux que des évènements aussi anciens, cent ans, puissent être, comme la Shoah, absolument actifs… On n’y pense plus, on vit très bien, et puis, paf ! Ça ressort sous une forme extrêmement virulente à l’occasion probablement quand même, comme tu dis, d’un évènement singulier, qui remet en question la possibilité de se référer à un minimum de …, que le désir de l’Autre reste encore un peu à questionner, et non pas que la réponse soit : c’est foutu. Et tu parles de la cruauté de l’être humain, mais actuellement, je crois qu’on a dépassé cela, parce que quand on voit le discours dominant, ce n’est plus une question de cruauté dont on pourrait jouir. C’est-à-dire que il ne s’agit pas de jouir de quoi que ce soit, il s’agit que chacun accomplisse sa tâche dans l’entreprise, sur un mode complètement désubjectivé. On fait des faux, des story telling, on raconte des histoires un peu publicitaires, mais où, en fin de compte, on s’aperçoit que les gens sont manipulés, et d’une façon où l’énonciation même est un peu perdue. Evidemment, il ne faut pas généraliser, mais il y a quand même un envahissement de ce discours qu’on entend, peut-être moins de chefs d’entreprises, mais de petits chefs qui tiennent un discours faux ! Il s’agit de promouvoir l’enthousiasme, l’intérêt de toute une série de choses qui, en fin de compte, ne riment strictement à rien, qui sont simplement de la mousse pour que chacun bosse, rende le maximum. Il y a quelque chose d’assez étrange dans cette ambiance contemporaine. Alors, la dépressivité, elle est là à mon avis. Combien de gens vont au boulot, tout au moins ceux qui viennent en analyse, les autres je ne sais pas, ils doivent s’y faire, et disent : « je fais un boulot de con qui n’a pas d’intérêt » et…Oui ?
IDS : Oui c’était à propos de ce que vous appeliez le présentisme, ça me faisait penser à deux choses. D’abord, ce que me disait un jeune homme d’une vingtaine d’années : Moi et mes copains, de toute manière, on ne sait pas si on sera en vie demain, avec les attentats, donc on en profite pour vivre maintenant. Sans que ça paraisse lourd, hein, avec une sorte … Voilà, on ne sait pas, alors on en profite maintenant. Quelqu’un qui n’est pas théoriquement, étant donné là où il habite, en grand danger d’être sous attentat, bien que ça puisse se passer un peu partout, mais quand même. Et alors ça me faisait penser au livre de Dugain et Labbé qui s’appelle L’homme nu. Donc l’homme nu, également l’homme numérique ou numérisé, dans lequel effectivement ils insistent sur le fait que le numérique a rompu le temps en tant que linéaire, mais il nous a inscrit dans une instantanéité, plutôt, je dirais une juxtaposition, et ces jeunes qui tiennent ce genre de discours, « On ne sait pas demain ce qui se passera », ce sont aussi, et je pense que ça joue beaucoup là-dedans, des personnes qui sont connectées sans arrêt, même s’ils ont tous une vie florissante, sur les réseau sociaux, et qui sont donc sans arrêt inscrits dans cette juxtaposition, mais pas quelque chose qui se construise d’une manière linéaire, une juxtaposition donc, quelque chose qui est fragmenté. Donc, il me semble que cette question, par exemple de ce présentisme, c’est aussi la conjonction d’évènements qui sont sûrement très traumatiques politiquement et socialement, mais repris dans cette structure qu’impose maintenant le numérique dans notre pensée et dans notre rapport au temps, que nous je pense, parce que nous ne sommes pas nécessairement de cette culture numérique, nous avons tendance, parfois, je pense à sous-estimer. Ça me paraît extrêmement important quand on parle ou qu’on travaille avec des jeunes.
R.C : Je vais essayer de commencer à répondre quand même, parce qu’il y a beaucoup de choses, y compris, alors je n’ai pas tout répondu pour Christiane. Il y a un point qui me paraissait intéressant, c’est quand tu as parlé de traumas prescrits. C’est vrai qu’il y a aussi cette dimension, c’est-à-dire que le trauma est redoublé par le fait qu’il est prescrit. Et il y a quelqu’un qui nous avait pas mal parlé de ça. Comme d’habitude j’oublie les noms, les titres, mais c’était aux journées sur la fonction paternelle, et c’est quelqu’un qui disait que assez souvent il n’y avait pas de raison d’avoir peur à l’endroit où les gens étaient, mais qu’il était…
Ids : Magoudi.
R.C : Magoudi. …qu’il était en quelque sorte prescrit d’avoir peur. Ça c’est effectivement quelque chose d’intéressant. Il y a deux choses par rapport à ce que tu dis Bernard, tu dis : aujourd’hui on est au-delà de la question de la cruauté, il n’y a plus de cruauté dont on pourrait jouir.
B.V : Oui, je ne dis pas tout à fait ça. Oui j’exagère, mais c’est quand même ça.
R.C : C’est ça ! C’est-à-dire que si ça nous secoue tellement, ce qui se passe avec le Djihad etc., et certaines des choses qu’on a dites sans même aller les voir, les visionner, c’est que là, la jouissance elle est à plein tube. La jouissance de la cruauté.
B.V : Oui, oui.
M. Dokhan : Excusez-moi, c’est pour dire, ça me revient, c’était d’ailleurs la prescription nazie : vous n’avez pas à jouir. Vous accomplissez une tâche, et il n’est pas question de prendre du plaisir.
R.C : Oui mais là, ce n’est pas dit comme cela. Je n’ai pas l’impression que dans le Djihad ils prescrivent aux gens de ne pas jouir.
B.V : C’est mis sur Internet pour que ça fasse justement un maximum de jouissance.
M.D. : Non, je revenais simplement sur cette formulation.
R.C : Quant au temps, alors là c’est vrai que c’est un grand problème. Est-ce que je dirais que le temps de l’inconscient est un temps figé ? C’est en tout cas un temps structuré autrement que notre temps de la succession, de la pure et simple succession, notre temps dans lequel nous pensons vivre, c’est-à-dire, aujourd’hui je fais ça, et demain je ferai autre chose. Et ça j’avais essayé, effectivement, d’en parler l’été dernier parce que j’avais commenté un passage de Lacan. On m’avait proposé le commentaire de ce passage, donc je ne l’avais même pas choisi, et c’était un passage où Lacan, parlant d’intervalles de temps à propos de la façon dont, dans le transfert, les choses très anciennes peuvent revenir exactement superposées au moment actuel, et j’avais essayé pour en parler, de parler de Proust, certains s’en souviennent peut-être. Donc cette dimension là existe. Est-ce que c’est la même ? Qu’est-ce qu’il faut dire ? C’est qu’au fond le sujet, justement, et c’est peut-être là la différence entre subjectivité et sujet, j’en sais rien, en tout cas c’est le fait que le sujet tel que nous en parlons, ce n’est pas le sujet qui vit toujours dans le temps de l’inconscient ! Si on était là-dedans, tu te rends compte ! Si on était dans nos actes, dans nos pensées, nos échanges, dans une… justement comme tu disais tout à l’heure pour Leclaire, c’est-à-dire, au fond, dans une dimension figée, c’est-à-dire que si notre vie n’était jamais que celle de l’inconscient à ciel ouvert, ça poserait problème. Mais, peut-être que si tellement facilement les traumatismes actuels, historiques, nous mettent dans ce présentisme, c’est qu’effectivement, la subjectivité le permet. C’est-à-dire que dans l’inconscient, il y a l’appareil pour que ça se fige, en quelque sorte. Tu vois, le fonctionnement même du psychisme n’est pas sans rapport avec cette espèce d’écrasement de la chaîne temporelle dans une coïncidence du passé et de l’actuel. Bien sûr, sinon on comprendrait mal que ça se répète de cette façon-là. Simplement, c’est différent de mobiliser, par exemple ce genre de temporalité dans une cure, et, comme tu disais tout à l’heure, de faire jouer les différents temps possibles, et que simplement dans la réalité du traumatisme actuel, ça favorise… Voilà, je ne sais pas comment il faudrait l’analyser…
B.V : Ça rappelle ce que Lacan disait du Réel : C’est ce qui revient à la même place. C’est-à-dire qu’il y a une dimension de Réel dans l’inconscient qui fait que tu es en train d’évoquer telle chose dans la cure, et en fait, c’est au même endroit qu’il y a ce qui se passe cent ans auparavant. Moi j’aimerais revenir sur ce que tu disais, là, à propos d’être scotché sur les réseaux qui introduisent tout le temps des morceaux d’info, mais sans qu’il y ait le discours qui les lie. Et on en arrive un peu comme ça aussi : on écoute les infos le matin, alors il y a le PSG qui a gagné 3/0, et là il y a eu tant de morts en… et puis… et cette espèce d’addiction maintenant avec ces télévisions qui balancent tout le temps, tout le temps, tout le temps. Et il n’y a pas de discours qui lie tout ça. Et je crois que là, ça entraîne une forme de subjectivité peut-être un peu spéciale… En parlant de l’inconscient et de l’histoire il me venait cette idée que l’inconscient n’est pas historique, c’est ce qui choit de l’histoire sans être repris dans l’histoire et qui se modifie quand on raconte l’histoire, et ça revient et ça change, mais c’est l’inconscient, c’est le noyau qui justement ne bouge pas. Je crois que l’absence des grands discours, même si ces grand discours étaient parfois aussi funestes, entraîne une subjectivité un petit peu particulière, comme ces gens, ces jeunes qui vont à la fête parce qu’il faut en profiter parce que demain…
R.C : Il faut faire attention, parce que, est-ce que ce n’est pas justement une défense, cette position ?
B.V : Oui, mais on voit bien que le problème, c’est de rester le plus longtemps possible sans aucun engagement subjectif. Et que ce qui est le prix à payer pour, j’allais dire, pour s’inscrire dans le social et dans l’histoire, eh bien le sujet estime ne pas avoir à le payer. De la même façon que souvent Jean-Pierre Lebrun le fait remarquer, aujourd’hui aucun d’entre nous n’a le sentiment qu’il a un devoir à l’égard du social. Le social, lui, nous doit des choses, nous doit la retraite [parce qu’on a payé pour ça], etc…, mais que nous, nous ayons un devoir à l’égard de la société…
Par exemple autrefois il fallait faire des enfants, pour que société continue d’exister après nous quand même. Aujourd’hui c’est presque scandaleux de penser une chose pareille ! Mon corps est à moi quand même ! Enfin bref, il y a cette idée que l’inscription du sujet dans l’histoire a perdu sa justification. Je n’ai plus à m’inscrire dans l’histoire collective. La légitimité de cette inscription dans l’histoire de la société est tombée, et je crois que la guerre de 14 a été une des premières causes de ce : « ça ne tient pas la route tout ça ».
C.L.D : Moi je voudrais dire quelque chose, parce qu’on pourrait se demander si la difficulté actuelle de la psychanalyse, n’est pas liée au fait… enfin est-ce que la psychanalyse est l’un des grands récits ?
B.V : Oui, sûrement.
C.L.D : Ca serait intéressant de savoir si c’est l’un des grand récits contemporains, qui a du mal à cause de ce que disait très justement Anne avec ce livre, L’homme nu. Elle a du mal à se faire parce que tous les gens sont dans l’immédiateté des réseaux sociaux etc. Alors ça c’est une question que je pose, qui sera peut-être posée d’ailleurs aux prochaines journées sur le Moi etc. Ce que je voulais dire, c’est pourquoi ça serait peut-être un grand récit ? Parce que tu disais, Bernard, que Freud finalement était assez fier que ses enfants, ses fils, partent à la guerre etc. Mais il en avait très peur aussi…
B.V : Très peur aussi. Et puis très vite ça a bougé.
C.L.D : Voilà, très vite ça a bougé, et il a écrit en 1920 l’Au-delà du principe de plaisir. C’est-à-dire conduire de ce qui pourrait être le trauma vers la répétition. C’est-à-dire que la cure dont parle Roland, c’est tout de même le trauma, la façon dont ça se transmet et dont ça se répète. C’est-à-dire, d’arriver à situer la répétition, à partir du trauma. Quelquefois ce n’est pas possible ! Mais tout de même c’est ça, et puis le texte de Lacan sur la criminologie, en 47, où il parle visiblement de la deuxième guerre mondiale, enfin pas… Non tu n’es pas d’accord ?
B.V : Si, mais d’une façon un peu…
C.L.D : Ah ben, Freud aussi, avec la pulsion de mort, c’est décalé. Mais là, c’est notre décalage du discours analytique, tout de même ! C’est-à-dire essayer de voir ce qui se répète et ce qui se crée éventuellement de nouveau dans la répétition.
B.V : Jusqu’à un certain point, le changement de paradigme dans la psychanalyse elle-même, de l’historicisme vers le structuralisme, c’est quand même quelque chose qui nie un peu la dimension historique.
C.L.D : Ça on l’a beaucoup dit, oui.
B.V : Pendant un temps. Aujourd’hui on fait plus attention, mais il faut replacer l’histoire autrement, mais peut-être que ça a causé comme ça… ou c’est devenu moins un récit, la cure, que la photographie d’une structure, intemporelle.
C.L.D : Voilà, mais je parlais du discours analytique.
B.V : Et on dit toujours : avec la structure que faites-vous du temps ? Bon on réintroduit un peu de temporalité dans notre pratique au prix du traumatisme !
R.C : Oui…
C.L. Ou pour le faire bouger.
B.V : Pour le bouger, oui, ce qui n’est…
D. Kayal : Oui moi je voulais revoir, par rapport à la guerre de 14-18, elle n’est pas si loin que ça, ça fait trois générations, trois générations, c’est les grands parents, et l’histoire que les grands-pères ont pu raconter ou qu’il n’ont pas pu raconter à ce moment-là, et puis qui s’est reportée de génération en génération. Mais je pense à une autre guerre, qui se mène en ce moment, la guerre de Syrie, et il y a une jeune femme que je reçois, qui est Syrienne et qui est arrivée en France avec tout le parcours que l’on peut entendre dans les médias, particulièrement difficile, et qui a laissé là-bas énormément de choses. Elle est arrivée, elle avait gardé sa tablette. Sur la tablette, elle avait tous ses souvenirs, elle avait toutes les photos de la famille, et la tablette lui a été volée. A ce moment-là, elle a plongé dans une dépression. Bon, maintenant je la reçois, j’essaie qu’elle puisse retravailler, qu’elle puisse mettre des mots sur ce qu’elle a vécu, sur ce qu’elle a laissé. Vous parliez d’état de sidération, mais il y a cet effet, dans sa vie à elle, de cette histoire qu’elle n’arrive pas à mettre en mots et où elle reste dans le traumatisme d’avoir perdu cette tablette. Vous parliez tout à l’heure de ces jeunes, qui maintenant vont dire, je vais vivre parce que je ne sais pas ce que sera ma vie demain et si je vivrais encore. C’est ce qui s’est passé au Liban il y a quelques années, qui continue, je crois, à se faire. Il y a encore très peu de temps les jeunes disaient, eh bien je vais faire la fête parce que de toute façon je ne sais pas si je vais vivre demain, parce que moi dans mon enfance j’ai vu un tas de gens qui sont morts et je ne sais pas si je vivrais encore demain. Donc je crois quand même que cette guerre qui se mène actuellement en Syrie, il ne faut pas l’oublier, ce n’est pas que Daech, c’est aussi les gens qui sont en train de mourir là-bas…
R.C : Oui. De toute façon, on ne va pas faire le détail de tout ce qui se passe là-bas, qui bien entendu n’existe pas que dans nos pays ! Mais, à quoi d’ailleurs, on peut être sensible. Curieusement, dans ces histoires on ressent très différemment selon son histoire personnelle. C’est-à-dire, il y a quelque chose qui se passe ailleurs, et qui brusquement se met à nous toucher, parfois on sait un peu pourquoi. Et je dois dire, lorsqu’il y a eu, comme cela, le massacre des touristes au Musée du Bardo, en Tunisie, j’ai été très touché. Comment dirais-je, non seulement, le temps se trouve en quelque sorte dans une concrétion, un collapsus, mais il se passe aussi, et justement ça aussi c’est l’informatique, le fait que non seulement nous pouvons être dans n’importe quel temps, mais aussi dans n’importe quel espace !
D.K : Je parlais de la guerre de 14-18. Il y a très peu de temps qu’on en parle, et il y a tout un tas de films. Avant on n’en parlait pas.
R.C : Oui, c’est vrai, mais c’est le centenaire !
B.V : Il y a eu des trucs depuis…
D.K : …les symbolisations avec les monuments aux morts.
M.C. Forest : A propos, je ne sais pas si ça va avoir à voir, si ça a une portée traumatique, mais il me semble que ce qui se passe actuellement avec la question des réfugiés, enfin moi j’en ai beaucoup entendu parlé, vous parliez des grands récits, et ça fait aussi partie du grand récit qui est l’accueil de l’autre, on doit… Vous parliez de ce qu’on doit à la société… on doit à l’autre de lui ouvrir la porte. Il semblerait que quand même, beaucoup sont sensibles à cette question, et il y a quelque chose de très profond, m’a-t-il semblé, qui est mis à mal chez certaines personnes de s’interdire presque de regarder ce qui se passe dehors, parce que c’est insupportable. C’est insupportable de voir qu’on ferme la porte à l’autre. Alors, ça peut être des gens qui eux même ont bénéficié d’asile, de fils de réfugié ou de filles, qui vivent absolument mal cette situation. Enfin, je pense à quelqu’un qui m’a parlé d’un discours, que je n’avais pas du tout entendu, et qui concernait je crois l’actuel ministre de l’intérieur, qui réfutait toutes les remarques qui étaient faites par les ONG sur la manière dont les gens qui font la queue devant un centre d’hébergements sont traités par la police. Il disait pas du tout, la police s’occupe très bien… enfin la police cherche à mettre à l’abris ces gens, alors que manifestement, on leur enlevait leur sac de couchage, enfin les trois trucs qu’ils ont pour se mettre à l’abri de la pluie. Et je pense que là, il y a une espèce de double, de doublebind qui s’instaure entre ce qu’on prend pour ses propres valeurs, et ce à quoi on est assigné par les représentants de l’état, en tout cas aujourd’hui, à savoir, à ne rien faire. Enfin il y a des procès, il y a des choses qui sont en cours qui sont quand même….
R.C : Oui. Il faut faire, mais dans un cadre très limité ! Mais, sans doute, je ne sais pas si vous avez vu ce livre, mais pour moi, ce que vous dites fait écho à un ouvrage qu’on m’a signalé récemment, qui a des qualités et des défauts, mais enfin, qui a une certaine force, mais vous, vous devez connaître, Elfriede Jelinek et son livre qui s’appelle Les suppliants. Donc vous verrez exactement la question que vous posez sur la dette qu’il y aurait par rapport à l’hospitalité, et la façon dont, dans une société ça peut entrer en contradiction avec des choses tellement triviales.
IDS : Il y a une très belle pièce en ce moment que j’ai vue hier, qui est Vu du pont d’Arthur Miller. C’est tout de même un peu cette question de l’accueil de l’autre.
R.C : Oui, dis-nous.
IDS : Oui, j’associais sur plein d’éléments, mais, il me semble que dans ce contexte de la dépressivité, est-ce qu’il n’y aurait pas une dimension importante qui est, sur trois générations maintenant, la décolonisation. C’est-à-dire la perte de cette grande défense de l’idéal occidental, qui était d’être les maîtres du monde.
R.C : Oui, d’amener la civilisation !
IDS : La civilisation. Et maintenant, il y a un retour du refoulé, je ne sais pas si on peut l’appeler comme cela, mais les frontières se sont ouvertes à ceux qui viennent de partout où nous étions les maîtres.
B.V : Moi je voudrais juste dire, à propos de ce que j’avais raconté sur « il vous est possible de refuser d’aimer votre inconscient », avec cette histoire de traumatisme, qui manifestement est aussi à l’origine de l’inconscient, et comment traiter ces affaires sans jouir de l’inconscient. Et c’est extrêmement difficile ! Vous voyez que dès qu’on aborde ça, il y a l’émotion qui s’y met, et il n’y a rien à faire ! Est-ce qu’on peut quand même refuser d’aimer son inconscient, c’est-à-dire d’y aller quand même ? C’est-à-dire, sous une autre forme que de faire des ondes sur la jouissance, de refaire… ? Mais qu’on puisse suivre le fil et puis continuer, continuer l’erre, mais autrement, c’est assez difficile.
R.C : Moi je propose, non allez-y.
IDS : Au niveau du traumatisme, il y a quand même une phrase en français, qui m’a toujours tenu comme cela en haleine. Pourquoi ? Parce que ça semblait quelque chose de rigolo et pas rigolo : « Ça recommence comme en 14 ! »
B.V : « C’est reparti comme en 14 ».
M.D : Juste une petite incise parce que moi, je suis très étonnée par la réflexion d’un jeune homme qui est étudiant à l’ENS, qui se propose d’être physicien et qui me disait mais tout ça c’est parce que vous, vous les adultes, les personnes âgées, vous n’avez jamais vécu de guerre. Donc, finalement tout ça, ça vient buter, mais on sait ce que c’est que l’homme ! Il y a toujours eu des guerres, sauf que nous avons eu une parenthèse là, très longue, qui fait que c’est comme si notre représentation de la haine, de la question de la haine s’était émoussée un peu. Et comment ça revient ? Comme en 14 !
R.C : Enfin, on a eu des guerres dont on pouvait penser que c’était à côté.
W : Oui, c’était à côté ! C’était pas nous.
R.C : C’était le Viêtnam, c’était l’Europe centrale.
B.V : Allez ! On essayera d’en faire une !
Transcription : Catherine Magdeleine ; Anne Peyrat