Transfert et psychoses : quelles spécificités ?
03 novembre 2011

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SCIARA Louis
Textes
Psychoses-Névroses-Perversions



« TRANSFERT ET PSYCHOSES : QUELLES SPECIFICITES ? »

 

 

Le désir de mettre au travail la question du transfert dans les psychoses est né d’une interrogation qu’Étienne Oldenhove et moi-même partagions. Comment entendre et rendre compte du travail psychanalytique singulier qui se déploie avec des parlêtres psychotiques, tout particulièrement avec celles et ceux qui y sont engagés au long cours, comme beaucoup de cliniciens de l’enfant et de l’adulte en font et en ont l’expérience ? Ces Journées de l’ALI nous ont donné l’occasion d’en parler et d’en débattre.

Pour l’orientation de notre travail, je crois essentiel de ne pas méconnaître l’implacable déterminisme de la structure qui guide le transfert avec ces patients. L’expérience clinique en la matière nous fait de toute façon déchanter de trop d’illusions thérapeutiques. La modestie est la règle. Nous ‑ les cliniciens ‑ ne savons pas le plus souvent dans quel processus transférentiel nous nous trouvons assignés. Est-ce plus net qu’avec des névrosés ? Sans doute, car les patients psychotiques nous délogent de nos coordonnées usuelles concernant le rapport au temps et à l’espace, ce qui rend très délicat un repérage de leurs propres coordonnées. Ils nous incitent à faire l’effort d’une conceptualisation pour en avoir une certaine lisibilité. Lorsque Marcel Czermak évoque la « décomposition spectrale », il indique la diffraction des instances, des lignes de force de la structure. Il nous fait prendre la mesure de la complexité de ce type de transfert, de la logique qui lie les phénomènes. En ce sens, la difficulté à laquelle nous nous heurtons à évoquer le transfert psychotique ne peut nous dispenser de tirer quelques conséquences de nos propres expériences, bonnes ou mauvaises, sur ce que nous aurions à savoir.

Dans l’esprit de ces Journées, il est donc important de ne pas nous leurrer en mettant trop en avant l’« inventivité » propre au clinicien. Cette prétention trompeuse est inexorablement démentie. D’une part, en raison de l’impact des phénomènes d’automaticité langagière prégnants, peu ou prou, dans toute structure psychotique. D’autre part, par une disposition spécifique de l’amour de transfert puisqu’il n’obéit à aucune tempérance (à défaut d’être métaphorique), pouvant induire des débordements passionnels, au risque d’une érotomanie, ce qui fait dire à Marcel Czermak que lorsqu’un psychotique aime, il aime ou déteste réellement.

C’est aussi ce qui l’amène, me semble-til, à mettre l’accent sur le caractère souvent irrésistible de ce type de transfert et sur la prudence à adopter quant à ce qui est praticable. Il n’est donc pas question de nier le transfert psychotique, mais bel et bien de s’interroger sur ce qui est praticable avec un patient. En fait, le praticien ne sait jamais ce que déclenche le fait qu’il prête l’oreille à quelqu’un. Quand le transfert s’instaure durablement, que le patient va mieux, cela ne préjuge pas des remaniements, des bascules à venir dans des occurrences inattendues, déclenchées par un signifiant énoncé lors d’une séance ou qui surgit dans le Réel du patient. Je fais allusion à ces moments de décompensation (virages féconds d’un délire) où l’analyste vient incarner brutalement et parfois durablement l’Autre, non barré, persécuteur ou aimant réellement, et qui peuvent conduire à des passages à l’acte. Ceci pour ne pas trop nous bercer de notre imaginaire sur l’évolution favorable du transfert, quelle que soit d’ailleurs la pertinence du praticien dans le travail en cours avec le patient. C’est la surprise qui est la règle dans le transfert psychotique. Sans oublier qu’il n’est pas toujours aisé de repérer les lignes de force d’une structure et nombre d’entre nous ont pu avoir la désagréable expérience du déclenchement d’une psychose avec un patient dont la psychose n’était pas aisément repérable et qui jusque-là avait trouvé moyen de s’en préserver, à sa manière.

Le choix de ce thème n’est pas non plus étranger à notre actualité. L’orientation biologico-comportementaliste de la clinique psychiatrique est devenue prédominante. La parole du fou, celle du psychotique, est de plus en plus déconsidérée, jugée sans intérêt. Ainsi, il en va de la responsabilité des psychanalystes de rappeler et de transmettre qu’il n’y a de clinique qu’une clinique du transfert, que les psychotiques n’échappent pas à la règle. Nous avons à souligner tout le crédit qu’il est nécessaire d’accorder à leur parole et à leurs modalités d’inscription dans le transfert, au cas par cas, de nous faire les dépositaires de leurs dires. La force de la clinique psychanalytique repose sur le langage, la parole, mais aussi sur l’hypothèse, la supposition qu’il y ait du sujet à l’épreuve du transfert, quel que soit le déterminisme de la structure clinique du parlêtre concerné . Or, le statut lacanien du sujet dans la psychose n’est pas sans poser problème, puisque les parlêtres psychotiques ne sont pas des sujets divisés. Qu’il n’y ait pas de division opérée ne permet pas pour autant de faire abstraction de la question du sujet, quand bien même les phénomènes élémentaires, comme manifestations dans le Réel du retour de ce qui est forclos du Symbolique, sont là pour stigmatiser l’incidence et l’impératif de l’objet (voix, regard..). Que les psychoses dévoilent la crudité de l’incidence du pullulement des objets ne doit pas nous inciter à négliger à notre tour ce qu’il en serait dudit sujet dans la psychose, quand bien même il est parlé plus qu’il ne parle et livré aux injonctions de l’automaticité langagière, peu ou prou, comme l’enseignait De Clérambault.

De toute manière, l’immense majorité des psychotiques ont accès au langage, ils ont un usage du signifiant et tout signifiant n’est pas réductible au signe. Histoire d’étendue des effets de la forclusion du Nom-du-père, comme dans le classique « délire partiel ». En disant cela, je n’ignore pas que les névrosés ont leur part de folie, d’aliénation, d’automaticité dans la division qui détermine leur parole. Mais, il est important de faire la distinction entre automatisme mental et compulsion de répétition. Il s’agit en conséquence pour le clinicien d’être attentif aux paroles du « sujet » psychotique, prenant acte de ce qu’il dit, même quand ledit sujet est vacillant ou mal défini. A mon sens le fait de se préoccuper de la question du sujet participe d’un préalable éthique au traitement psychanalytique des psychotiques, de l’engagement nécessaire à soutenir ce traitement, en ayant à l’esprit que sujet et objet ne sont pas noués dans ces cas par un fantasme.

Où en sommes-nous de cette question qui a mobilisé depuis longtemps les psychanalystes et qui a également influé, pour ne pas dire déterminé, la doctrine et l’orientation éthique de divers groupes, associations, écoles, qui se réclament de la psychanalyse ? Lacan concluait ainsi son texte des Écrits, de fin 1957-début 1958, « D’une question préliminaire  à tout traitement possible de la psychose » : « Nous laisserons là pour le moment cette question […] qui introduit, on le voit, à la conception à se former à la manœuvre, dans ce traitement, du transfert ». Il précisait aussi : « Il n’est pas question de dépasser Freud », mais plutôt d’y faire retour « quand la psychanalyse d’après Freud en est revenue […] à l’étape d’avant ». En utilisant le signifiant « manœuvre » emprunté à De Clérambault, il soulignait son attachement aux références et aux apports de la psychiatrie classique. En évoquant ladite manœuvre, il laissait clairement entendre la nécessité pour les cliniciens à s’y former. Autrement dit, il nous incitait à connaître les conditions, les modalités, les spécificités du « traitement » psychanalytique de la psychose, pour en être plus « avertis » dans le maniement du transfert et essayer d’éviter en quelque sorte les bourdes dévastatrices. Ayant opéré lui-même un retour à Freud en revisitant dans ce texte le président Schreber à partir de son séminaire sur Les structures freudiennes des psychoses (1955/1956), il ne partageait pas le pessimisme du maître viennois, mais proposait d’avancer avec prudence. Est-il nécessaire de rappeler que Freud in fine ne croyait guère au recours à la psychanalyse pour les psychotiques, mais qu’il nous a tout de même légué sa magistrale analyse des mémoires de Schreber et quelques notions précieuses, entre autres, sur le narcissisme, la mélancolie, le délire comme « tentative de guérison ».

Le signifiant « manœuvre » rend implicite l’exigence que le clinicien puisse avoir une idée plus précise de la place qu’il vient occuper dans le dispositif transférentiel avec un parlêtre psychotique. Je vous ferai remarquer que Lacan ne parle pas de « direction de la cure », comme avec le névrosé. Il différencie ainsi le processus transférentiel psychotique, reconnaissant son existence et sa spécificité. Il emploie aussi le mot « conception » nouant en cela transfert et clinique, ce qui ramène à la question que je souhaite poser : transfert et structure sont-ils homogènes, équivalents ? Si c’est le cas, qu’en est-il du travail du praticien ? Comment l’entendre et le restituer ? En proposant le signifiant « manœuvre » qui renvoie au dire et au savoir-faire, Lacan ne soulignait-il pas en quoi le praticien participe à ce qui se noue ou se dénoue de la structure psychotique du patient au fil du transfert ?

Qu’en est-il de cette « conception » près de 55 ans plus tard, après ses séminaires sur Les structures freudiennes des psychoses (1955/1956), Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions techniques (1960/1961) (dans lequel il ne fait nullement allusion à la psychose), mais aussi après ce qu’il a pu nous transmettre dans les séminaires où il a travaillé à partir de la topologie des nœuds, en particulier Les non dupes errent, RSI, Le Sinthome ? Ces derniers n’ont-ils pas modifié, plus que ceux centrés par la topologie des surfaces, notre « conception » structurale des psychoses et de façon corrélative leur traitement psychanalytique ? Ont-ils eu comme impact de travailler autrement avec des patients ? Sommes-nous dès lors plus préparés au maniement de ce transfert ? Qu’aurions-nous découvert au fil de notre pratique clinique, puisque depuis la fin de l’enseignement de Lacan nombre de cliniciens se sont prêtés à accompagner, à suivre, à accepter aussi parfois le pari d’un travail psychanalytique au long cours avec certains patients ? Ce sont ces interrogations auxquelles nous avons à répondre et qui pourraient ouvrir d’autres perspectives pour éclairer cette praxis.

Bien entendu, des cliniciens, lacaniens ou non, ont livré des élaborations dans le domaine, avec des orientations très différentes[1]. C’est même une particularité de l’ALI. Il est incontestable que beaucoup de cliniciens manifestent depuis des années un intérêt certain pour la clinique psychiatrique et tout spécialement pour le versant des psychoses. La psychiatrie classique ne fait pas l’objet d’une suspicion comme dans d’autres institutions analytiques qui la conçoivent comme antinomique à la clinique psychanalytique. Les psychoses font donc l’objet d’une recherche soutenue. Charles Melman y a consacré plusieurs séminaires. Divers groupes sur le bébé, l’enfant, l’adolescent, l’adulte, se sont constitués et sont à l’origine de diverses publications. Je mentionnerai les travaux, à mes yeux essentiels, de Marcel Czermak et, dans son sillage, ceux de collègues de l’École de Sainte Anne. Ils ont contribué à de véritables avancées théoriques, délivrant des outils indispensables pour repérer dans la clinique des psychoses la logique structurale de faits cliniques fondamentaux comme l’automatisme mental, les phénomènes élémentaires, la mélancolie, la manie, l’hypocondrie, le Cotard, le transsexualisme, l’imaginaire sans moi, la paranoïa, le Frégoli… Il est souhaitable de bien les lire. Mais, in fine, très peu de recherches me semblent centrées sur le transfert psychotique. Il est en général abordé indirectement ou incidemment selon la pente structurale étudiée. Qu’il soit si peu élaboré directement n’est pas étranger à la difficulté d’en poser les prémices et de pouvoir s’y repérer, à l’instar du travail clinique qui est abordé très différemment avec l’enfant ou avec l’adulte.

Je ferai la remarque que j’ai écrit transfert au singulier et psychoses au pluriel dans le titre de mon intervention. Le transfert est un concept princeps de la clinique psychanalytique. Il se décline suivant diverses modalités dans une cure. Elles correspondent aux effets logiques induits par les trois structures cliniques que Freud a nommées et différenciées : névrose, psychose et perversion. Cela suppose en tant que concept qu’il s’étaie sur une systématique établie et mise en ordre par des faits cliniques qui l’attestent. Comme tout concept, il s’appuie sur du Un. Dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Jacques Lacan donne une écriture (1) du transfert (la seule à ma connaissance). Elle traduit justement cet effort de systématisation qui spécifie le transfert en tant que concept. Il distingue S, le signifiant du transfert qui implique un signifiant quelconque et le défilé des signifiants, s le supposé du savoir du sujet, soit le sujet du transfert ‑ sous la barre ‑ et le savoir troué, celui de l’inconscient, noté (S1, S2,.., Sn).

Pour ma part, je ne crois pas que cet algorithme du transfert soit opérant pour les psychoses. Les instances et les places ne relèvent pas de la même logique. L’inscription de la barre du refoulement est inappropriée. Le savoir psychotique n’a pas le même statut que le savoir inconscient propre au névrosé. Il n’est pas troué. Il ne peut s’écrire avec les parenthèses du refoulement (S1, S2,…Sn), faute de castration de l’Autre. Il n’y a pas d’adresse à un sujet supposé savoir ‑ ce « constituant ternaire » dont Lacan fait le « pivot d’où s’articule tout ce qu’il en est du transfert » ‑ puisqu’il ne peut-être en place d’Autre barré par la castration. En somme, les conditions du transfert psychotique ne permettent pas de valider cette écriture.

Cependant, les patients psychotiques sont amenés à solliciter les cliniciens. Si l’adresse n’est pas orientée par un sujet supposé savoir, elle n’est pas non plus inexistante. Elle est complexe, revêtant diverses formes. Quant à la demande, s’il est fréquent que nous nous en fassions les porteurs sans qu’ils ne demandent rien, elle n’est pas demande d’autre chose comme pour les névrosés. Elle est le plus souvent l’expression surdéterminée de la commande d’un « pur » signifiant ou d’un réseau de « purs » signifiants qui véhicule une signification toute personnelle, ce qui influe directement la mise en place du transfert.

Par ailleurs, il faut rappeler que la très grande majorité des psychotiques a accès au champ du langage, à l’espace Autre, trésor des signifiants. Ils n’en sont pas exclus. Il est plus juste de dire qu’ils n’ont pas de lieu dans l’Autre, lieu du dire, celui de la subjectivité, faute de la loi de la castration, condition indispensable à l’inscription possible d’un lieu. Que l’Autre ne soit pas barré ne permet pas pour autant d’éliminer tout à fait la question de la disparité des places. Il n’y a pas une disposition exclusive à la parité, à la relation spéculaire au petit autre, dans le transfert psychotique. Sans omettre que le statut du petit autre pose aussi question. De quelle représentation spéculaire se soutient-il ? N’est-il pas hétérogène et fonction du type de psychose ? Et même pour les paranoïaques, puisqu’ils accèdent à une représentation, quelle est la nature de cet autre spéculaire dont la représentation n’obéit pas aux mêmes conditions que celles du névrosé, puisque l’absence de refoulement ne peut permettre d’écrire les parenthèses de i(a) ?

À mon sens, il est précieux, bien que ce soit quelque peu forcé, de différencier l’Autre en tant que champ du langage et l’Autre en tant que lieu d’une « Altérité » (comment dire ?) non marquée par la castration, pour mieux repérer la position de l’analyste dans le transfert psychotique. Je distinguerai trois cas de figure. Le premier est le plus radical : c’est le cas du « sujet » érotomane quand la cristallisation délirante est aboutie, c’est-à-dire quand il fait Un avec son objet. Il y a toujours l’Autre du langage, il n’y a pas de place pour un autre et toute disparité a disparu. Ladite manœuvre est impraticable, le risque de passage à l’acte majeur. Les deux autres dispositions transférentielles permettent d’entendre qu’il y a une marge de « manœuvre », en particulier parce que le praticien se retrouve en place d’osciller entre une place de petit autre et une place où il fait fonction d’Autre. J’entends ainsi une fonction qui marque un tant soit peu la différence des places et qui permette que le « sujet » psychotique ne soit pas livré à l’univoque impératif d’un Autre réel. Fonction qui pourrait introduire à une « certaine Altérité » au sens où elle vise à la décomplétude de l’Autre pour essayer de le barrer.

Cependant, suivant les cas de psychose, l’Autre présente plus ou moins de consistance imaginaire. Pour certains, l’Autre est trop consistant. Je pense par exemple à des patients paranoïaques qui présentent un délire structuré, plus ou moins cristallisé, dont l’évolution engendre des remaniements successifs. Le travail transférentiel s’appuie sur une position du clinicien à essayer de maintenir cet écart entre autre et fonction d’Autre, ce qui relève d’une certaine vigilance à rendre l’Autre moins consistant, à freiner sa complétude. Pour d’autres patients, l’Autre est en revanche peu consistant. Ce sont ces psychotiques plus démunis, soumis à un déferlement de phénomènes élémentaires, à un pullulement des objets (voix, regard..). Ils sont très angoissés, subissant l’angoisse psychotique par excellence, celle d’être menacés de ne plus être assurés de la présence de l’Autre du langage. La position de l’analyste est alors très différente. Non seulement il s’agit d’étayer le patient, d’une place d’autre, en se positionnant en alter ego, prodiguant un conseil, utilisant la panoplie du discours courant, mais aussi de faire fonction d’Autre par un dire et par une présence qui fassent prothèse, qui servent de balise pour leur donner quelque fixité et leur éviter, autant que faire se peut, qu’ils ne se désagrègent ni ne soient précipités dans un passage à l’acte. En ce point, le maniement qui en ressort est plus que délicat, car il faut aussi veiller à maintenir cette décomplétude de l’Autre. Vous entendez que cet essai de systématique théorique ne va pas de soi et ouvre de nombreuses interrogations.

Le transfert psychotique est donc très complexe de maniement et de lecture. Puisqu’il n’y a pas de sujet supposé savoir, en schématisant, il y a les cas où le praticien sait sans être mal intentionné, et ceux où il sait et il manipule. Cela oriente d’emblée le transfert. Si nous sommes dans les cas favorables et qu’un transfert s’engage dans les dispositions d’un praticable, le praticien essaiera de ne pas se laisser figer en place d’Autre absolu, qui fait Un et qui sait. L’expérience, le fait de savoir quelque chose de ce danger lié au déterminisme psychotique ne suffisent pas. Elles peuvent contribuer à un praticable possible au long cours. J’évoque souvent le terme de « subjectivation » (et non pas de subjectivité) pour qualifier des élaborations possibles au fil du transfert. Ce sont des constructions, plus ou moins corrélées à un tissu délirant, quand il existe, et qui permettent de se décaler des significations toutes personnelles qui assaillent le parlêtre concerné. Elles sont tissées par l’automaticité langagière, par la grammaticalité de la langue, par le discours courant, et aussi par le travail du signifiant induit par ce qui se conjugue avec le dire du praticien. Cette subjectivation n’est pas de l’ordre d’un défilé de purs signifiants, elle n’est pas sans consistance imaginaire, elle peut faire point de butée aux impératifs du Réel, y introduire un bémol qui fasse décalage, esquisse d’énonciation qui « contre » la force du Réel. Elle peut être au long cours la trame singulière d’une suppléance qui advient et qui perdure.

Je ferai allusion brièvement à un dernier élément. L’importance avérée dans mon expérience qu’il y ait deux lieux dans le traitement de ces patients : lieu de la « cure » (en face à face et parfois pour certains sur le divan)/ lieu médicalisé (institution et/ou psychiatre prescripteur). Pour beaucoup, un travail n’est possible qu’au prix de médications qui tamponnent le transfert en diminuant la jouissance de la symptomatologie qui les saisit. Cette diffraction des lieux s’avère souvent précieuse pour faciliter la décomplétude de l’Autre.

Alors pourquoi, malgré tout, parler du transfert au singulier à propos des sujets psychotiques ? Essentiellement par souci logique d’en ordonner une systématique. Les écritures nodales des dernières années de l’enseignement de Lacan présentent en tout cas une formalisation différenciée du transfert. Son inscription est inhérente à l’écriture même des diverses occurrences nodales possibles, borroméennes pour les névroses ou non borroméennes pour les psychoses.

Pourquoi aussi évoquer « les » psychoses ? Il n’est pas bien difficile de constater la pluralité des tableaux cliniques. Ce ne sont pas les mêmes agencements du transfert avec un maniaco-dépressif, un paranoïaque, un paraphrène, un schizophrène ; de même qu’il existe des formes de psychoses plutôt féminines ou masculines. Cette pluralité rend aussi compte des singularités de chaque « parlêtre » psychotique.

Il y a un autre argument déterminant. Lacan évoque certes « la psychose » dans sa « question préliminaire… », en 1957. Il s’appuie alors sur le mécanisme pathognomonique de toute psychose qu’il vient de mettre à jour : la forclusion du Nom-du-Père, ce dernier désignant l’instance princeps du Symbolique. Des années plus tard, dans les séminaires où il a recours à la topologie des nœuds, il nous convie, avec les noms du père Du nœud borroméen à trois, à revisiter le Nom-du-père dans sa triplicité. Ce qui engendre une « conception » de la psychose moins pessimiste, moins surdéterminée par les effets déficitaires du ratage symbolique. Il présente ainsi avec le nœud de trèfle la structure paranoïaque « guérie », cristallisée, occurrence rarement pérenne sous transfert (car le transfert la fragilise) ou qui ne se prête pas au transfert. Mais, surtout avec le nœud à quatre, Lacan introduit, entre autres, aux questions de suppléances dans les psychoses et tout particulièrement à ce qui se noue au cas par cas du transfert. Au-delà des cas d’exception, tel celui de Joyce qui construit son sinthome par son travail d’écriture, Lacan nous ouvre des perspectives et nous fait valoir la grande diversité des psychoses. Je renvoie à l’article de Henry Frignet « Pour un traitement nodal des psychoses » dans lequel il fait l’hypothèse de dénouages ou de nouages non borroméens particuliers à chaque type de psychose, nouages qui traduisent la dynamique de transfert qui leur est propre. Cette sorte de typologie nodale si intéressante ne peut toutefois servir de modélisation des psychoses dans leur hétérogénéité, ni rendre compte de la singularité et de l’évolution des cas sous transfert. La notion de suppléance relance opportunément ce que Lacan avait déjà nommé dans sa Thèse de 1932 « les potentialités de création positive », justement à l’épreuve du transfert avec un « sujet » psychotique singulier.

Elle interroge ce qui, souvent de façon énigmatique, se construit au cas par cas d’un travail avec un praticien, au-delà de la typologie psychiatrique des psychoses. J’en veux pour preuve qu’il serait logique, compte tenu de leur rapport au langage et de leur assise spéculaire plus structurée que certains paranoïaques, certains maniaco-dépressifs dans les moments d’« intervalles » dits « libres », soient plus aptes à un travail de « subjectivation » de leur parole que d’autres patients aux psychoses moins structurées. Mais, là encore il y a des surprises. Par exemple avec l’émergence de suppléances singulières, tel un délire qui se cristallise dans des cas de psychoses schizophréniques pourtant délabrées et qui trouvent à se charpenter à la faveur du transfert. Aussi, je me permettrai d’insister non pas tant sur la variété des modalités du transfert selon le type de psychose que sur les effets du transfert entre un praticien et un « sujet » psychotique. En ce sens, si la lecture d’une systématique du transfert psychotique, d’un ordonnancement de ces spécificités, est indispensable, elle me paraît insuffisante et d’une certaine façon moins enseignante que la restitution d’un transfert singulier qui se noue avec un praticien. Cela renvoie à la « manœuvre » ‑ si tant est que l’expérience en la matière le rende plus averti ‑ c\’est-à-dire à la façon dont le praticien se prête à nouer ses propres registres structuraux, R, S et I, à ceux surdéterminés par la structure du patient.

Ce qui explique notre souhait que des collègues fassent l’effort d’essayer d’ordonner le travail artisanal du particulier qui se noue ou pas, dans le temps, avec un patient, y compris dans ces oscillations et autres transformations successives. Bref, qu’ils évoquent leurs hypothèses concernant la fonction de suppléance dans laquelle ils sont partie prenante (ils font sinthome), sans perdre de vue la part importante d’automaticité langagière inhérente à toute psychose et les enjeux plus généraux que suscite le transfert dans les psychoses. Ceci dit, il devient aussi fort problématique, quand ce qui se noue « tient » (soit les combinaisons nodales à l’œuvre), que le dispositif transférentiel ne devienne interminable… jusqu’à la mort réelle d’un des deux protagonistes. Ce travail sans fin est aussi une spécificité du transfert psychotique, renvoyant le praticien à sa responsabilité éthique quand il y est engagé.

Pour conclure, je resterai sur mon interrogation concernant l’équivalence entre structure et transfert. Lacan se livre à l’exercice de faire des nœuds. Sans y faire référence explicitement, il inscrit le transfert comme ce qui participe de l’opération de construction d’un nouage, si nous maintenons que le transfert est le vecteur de la clinique. Structure et transfert participent en quelque sorte d’un nouage singulier. Ils ne seraient ni équivalents, ni homogènes, mais noués dans l’effectuation d’un nouage particulier. À partir du moment où il écrit les nœuds sous forme de mises à plat, le transfert, qui y a son inscription, perd de sa lisibilité, puisque ce qui la sous-tend c’est le signifiant, la parole. Pour ce qui concerne le transfert psychotique, Lacan a consacré un séminaire à Joyce et proposé une écriture du nouage pseudo-borroméen de sa structure en indiquant le quatrième rond du sinthome qui noue les trois autres. Ce nouage particulier à Joyce ne vaut pas bien entendu pour tout psychotique. Il oriente la « conception » du transfert dans les psychoses laissant place à une recherche sur les divers nouages non borroméens possibles qui présenteraient le transfert selon les parlêtres psychotiques et la typologie de leurs psychoses. Ces écritures, borroméennes ou non, des nœuds peuvent certes différencier les névroses et les psychoses. Si elles valent surtout par leur dimension synchronique, elles n’intègrent pas la dimension évolutive d’une structure sous transfert. À moins de parvenir à écrire les transformations nodales successives, ces fameuses « potentialités de création positive » qui adviennent au  fur et à mesure d’une évolution transférentielle particulière. L’outillage nodal nous permet incontestablement de lire la clinique dans la triplicité des registres (Réel, Symbolique, Imaginaire). Il complexifie la lecture du transfert, psychotique ou non, mais il ne peut nous dispenser de l’usage du signifiant pour différencier ses modalités quant à la demande, l’adresse, le rapport à l’Altérité, celui au sujet supposé savoir etc.

Un dernier point mérite l’attention. Qu’en serait-il du désir du psychanalyste dans ces configurations transférentielles, souvent interminables, qui ne sont pas sans risque pour le patient comme pour le praticien ? Qu’entendre de ce « désir » s’il n’est que la conséquence d’une assignation quasi-automatique qui s’inscrit dès le démarrage du transfert ? Mais encore faut-il le soutenir sur un long terme. Est-ce que ledit désir ne participerait pas surtout d’une « foi » (c’est un terme de Lacan) particulière au praticien et qui ne serait pas étrangère à ses propres déterminations inconscientes, c\’est-à-dire à son rapport intime à la question de la folie, dans sa rencontre avec un parlêtre psychotique singulier ? Si la topologie des nœuds permet de mieux entendre en quoi transfert et structure se nouent dans un même mouvement, elle donne aussi une acception spatio-temporelle, logique, à ce qu’il en serait du désir du psychanalyste. À savoir son style, sa façon de « se prêter » ‑ par sa parole, son rapport au Réel, son aptitude à veiller à la décomplétude de l’Autre ‑ à ce qui peut permettre de faire suppléance avec certains patients, dans une fonction de raboutage qui relève de la triplicité des registres.