Transfert de travail
26 mai 2015

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MELMAN Charles
Rue des Archives

D’abord je rappellerai les raisons pour lesquelles la question de la passe a été mise à l’étude dans notre groupe. Ce sont de mauvaises raisons.

La seule… enfin, la première tient à ceci que la passe est incluse dans nos textes de fondation. Nous nous sommes engagés à la mettre en oeuvre. Cela s’explique par le fait que nous avons eu le souci de bien marquer que nous souhaitions poursuivre cette pratique inaugurée par Lacan, nous inscrire dans la fidélité, non pas à la virgule, mais dans la fidélité à Lacan, et que nous prenions à cet égard position tout-à-fait claire. Ceci dit, après dix ans d’existence, nous ne l’avons toujours pas mise en oeuvre.

La seconde raison tient à ce que l’on pourrait appeler des pressions extérieures. Comme tout le monde, nous n’y sommes pas insensibles. Pressions extérieures, cela veut dire qu’il a été, qu’il est avancé, parmi des collègues qui n’appartiennent pas à notre association, que nous serions les seuls à nous tenir à l’écart de cette pratique. Vraisemblablement, enfin… cela semblerait le supposer, afin de maintenir dans notre groupe une cohérence liée à des manifestations transférentielles et qui serait à la fois l’une des conditions, peut-être de notre solidité, de notre activité, et en même temps de notre aliénation – aliénation dans le transfert ainsi perpétué et qui serait au principe de notre organisation. C’est en tous cas ce qui peut se propager à l’extérieur, et, après tout, je crois que nous sommes comme tout le monde, [qui] prend note de ce qui, bien ou mal fondé, peut se dire à cet égard.

Une troisième raison enfin, je tiens à le souligner, et là, c’est peut-être pour rendre hommage à celui qui en est responsable, tient sûrement à la présence dans notre groupe de Pierre Bastin et du fait que la passe est une question qui, depuis le départ, lui tient à coeur et constitue l’expérience que, manifestement, il a le souci de voir recommencer et de vouloir recommencer. C’est sans doute aussi une dimension qui m’intéresse ou me frappe plus particulièrement : cette idée que ça a vraisemblablement été pour lui, et sans doute pour d’autres qui s’y sont exposés, un véritable événement, au sens logique du terme puisqu’il aurait – et il a – ce souci de le commémorer par une répétition. Je crois que ce qui se marque dans le processus de la répétition signale l’existence d’un véritable événement et, ne serait-ce qu’à ce titre, c’est quelque chose qui mérite de nous interroger même si, chez Jeannine Mouchonnat qui vient de nous en parler, il y aurait au contraire, plutôt un souci de laisser cette expérience se perdre dans l’espace [?].

Ce que j’avais pu préparer pour ma part pour ces Journées, je dois vous le dire, me paraît d’une telle simplicité… que je m’en inquiète. Je me dis que si les quelques remarques que j’ai à vous faire sont tellement simples, c’est peut-être l’indice, mauvais indice, de ceci que finalement, la question de la passe, en ce qui me concerne, ne m’a jamais passionné.

Je dois dire que c’est le cas depuis le départ.

Il se trouve que, comme Moustafa Safouan le sait, j’ai été dès le départ élu dans ce jury d’agrément, grâce à un procédé tout-à-fait loyal, mais néanmoins bizarre, qui est l’application du système de Condorcet pour les élections : on met sur une liste les candidats que l’on veut voir élire, mais en nombre décroissant. C’est donc au nombre de points : moins un candidat a de points, plus il est en première position, en deuxième ou troisième, il a des chances d’être élu. Et plus il a de points, c’est-à-dire plus il vient en queue de liste, moins il a de… Bon ! Quoi qu’il en soit de cette procédure, il s’est trouvé que, à ma surprise, je me suis trouvé élu dans ce jury d’agrément, et que très vite et peut-être même avant d’y être élu, j’ai éprouvé de grandes réserves. Même si j’ai fonctionné, si j’ai apporté là mon appui à cette démarche et à Lacan ; j’ai éprouvé un manque de sympathie complet pour la procédure et peut-être parce-que je pouvais en vouloir à Lacan de ne pas avoir réussi à réunir autour de lui un type de communauté, un type de collégialité qui nous aurait évité ce genre de mise en place. Et peut-être donc, chez moi, une certaine forme d’agressivité, je dis bien, à l’égard de Lacan, de ne pas avoir réussi avec l’Ecole Freudienne, ce que j’avais peut-être pu rêver et qui en tous cas se trouve promis dans les textes annonciateurs de l’Ecole Freudienne.

Nous avons, comme vous l’avez vu et comme ça a été très bien dit au cours de ces Journées par des collègues, choisi la date de Pâques pour en parler. Cette date commémore initialement, primordialement, le renoncement au pouvoir du Pharaon, au pouvoir du tyran, la tentative en tous cas de lui échapper, ne serait-ce qu’en mettant en place cette figure qui continue de nous interroger et de nous embarrasser, qui est celle du père, celui supposé, celui-là en tous cas, aimer ses enfants, d’abord, avoir des enfants, être avec eux dans une relation de filiation, et aimer ses enfants.

Je m’interroge souvent sur ce qui distingue le pouvoir du père, mis en place à l’occasion de cet exil, du pouvoir exercé par le Pharaon. J’aurais envie de dire, je vous propose en tous cas (j’attends de trouver ou d’entendre de meilleures formulations) que le père, c’est le pouvoir que vous pouvez haïr sans craindre de rétorsion de sa part. La haine est en quelque sorte incluse dans le contrat, dans l’affaire, vous pouvez y aller. À la limite, elle sera même prise comme l’une des expressions de l’amour.

Ce type d’axe est, peut-être, le seul qui rende compte de cette duplicité de façon si nette; et de telle sorte que tout le monde sait bien que dans une famille, eh bien l’expression de la haine, après tout, n’est que l’une des formes dérivées, l’un des avatars de l’amour. Alors qu’il suffit que cela se passe entre deux familles qui ne relèvent pas du même père, deux familles voisines, pour que, comme vous le savez, ça puisse conduire aux coups de fusil. Il est évident que ça peut se produire aussi à l’intérieur d’une famille mais en tous cas, il me semble que c’est là, quand même, la grande affaire.

Si la passe a le sens de nous soustraire au pouvoir du tyran, comment pouvons-nous, de façon plus précise, l’entendre ?

Moi, il me semble que le grand problème pour nous est le suivant : c’est que l’inconscient, nous le mettons… il nous met en acte. Mais il ne semble pas que, quant à nous, dans nos actes et en particulier dans notre relation au savoir, nous en prenions conséquence. L’inconscient, ce qui veut dire que, finalement, je ne sais pas et que tout ce que je peux savoir, c’est ça : je peux savoir que je ne sais pas et que je ne sais pas ce que je dis. Y compris, comme j’ai souvent l’habitude de le faire remarquer, quand je suis à la tribune. Je ne sais pas ce que je dis, je parle, et comme vous ne savez pas ce que vous entendez, c’est comme ça que nous nous entendons… Puisque nous sommes de la même chapelle. Si nous ne sommes pas de la même chapelle, alors, c’est la guerre : c’est la guerre puisque je ne suis pas reconnu dans ce que je dis, de même que n’est pas reconnu celui qui m’entend à la place où il est. Donc, personne ne parvenant à se faire reconnaître…, cela ne peut signifier que l’élimination de l’un ou de l’autre.

Le problème fondamental, c’est bien celui du fantasme, , puisque c’est lui qui vient organiser mon savoir, mon savoir inconscient, dans la certitude, et, je dirais, le bien fondé. Dans le bien fondé d’une part puisqu’il est organisé par un référent essentiel qui est justement cette figure du tyran que j’évoquais tout-à-l’heure – en l’occurrence, pour nous, il s’agit du père puisque c’est pour lui que le sacrifice, le renoncement, a été consenti, par amour pour lui ; et d’autre part, la certitude, puisque ce savoir est évidemment constitutif de ma jouissance. Alors, tout, bien sûr, peut se discuter… mais pas ça ! Et c’est bien, me semble-t-il, notre dépendance, notre type d’organisation : nous sommes mis en place par le fantasme ce qui fait que nous ne cessons, dans l’ensemble, de nous disputer, de chercher à avoir raison sur l’autre. Et vous savez quelle est la vanité initiale, inaugurale, de toutes ces disputes, et comment personne n’a jamais convaincu.

Le problème donc est que si nous sommes en tant que sujets, mis en place par le fantasme, nous ne pouvons prendre acte de l’existence de l’inconscient, c’est-à-dire du fait que, en réalité, nous ne savons pas. Nous ne pouvons pas en prendre acte. C’est tellement patent dans les sociétés analytiques, justement à l’égard desquelles Lacan a essayé de trancher avec l’effort que l’on sait, et qui sont organisées sur le principe d’un savoir, le bon, le bon savoir destiné à se transmettre de maître à élève. Il est bien évident qu’une telle transmission est d’emblée fautive.

Puisque ce ne sont pas des savoirs qu’il y a à transmettre, mais plutôt des positions correctes quant au savoir ; et donc du même coup, à élaborer des savoirs qui soient consistants, congruents, cohérents avec la spécificité de notre objet. A l’occasion d’une Journée, la semaine dernière, organisée par la Fondation Européenne, nous avons pu entendre un collègue, brillant universitaire fort talentueux, une personne par ailleurs sympathique et agréable, venir nous faire un exposé où il était tellement… Enfin, en l’écoutant, finalement, malgré la qualité, la somme de connaissances qu’il a pu venir , en une demi-heure, nous amener, nous rappeler, nous ranimer, malgré son érudition,…, nous avons pu prendre la mesure de ce à quoi Lacan nous avait permis d’échapper. C’est-à-dire comment la plus belle intelligence peut coexister avec le ratage, en ce qui concerne l’analyse, le plus radical et le plus définitif. Alors, puisque c’est de ça que nous parlons…

C’est de ça que nous parlons ! C’est-à-dire finalement de quelle façon Lacan, après tout, avec nos maladresses, nous permet, quoiqu’il en soit et quoi que nous soyons, d’être à peu près dans la psychanalyse, et non pas d’être ailleurs. C’est déjà ça, c’est formidable !

Dans cette salle, nous parlons et en particulier à propos de cette procédure de la passe et ce que j’évoque concernant le fantasme. Il est évident qu’une fin de cure, et Moustafa Safouan le disait parfaitement ce matin, peut parfaitement s’organiser par une rectification, une reconnaissance du sujet, de ce qu’il en est de son désir inconscient, de ce qu’il en est de sa dépendance à l’endroit de son fantasme et donc du même coup d’un meilleur ajustement à la réalité et à l’accomplissement de ses désirs, et donc une meilleure satisfaction, ce qu’on appelle, ce que Freud considérait : pouvoir travailler, pouvoir baiser, et puis j’sais pas quoi encore…, le troisième terme, je ne sais plus. En tous cas, y’a une trinité, là, bon ! et qui témoignerait que le névrosé a tiré profit de son analyse.

Lacan a pu dire une chose pareille dans une formule qu’il a récusée par la suite : ‘ une analyse, c’est ce qui permet que les choses viennent à bien pour un sujet ‘. Il a d’abord dit ça. Et puis après il a dit ‘ Quel est celui qui a pu dire une chose pareille ? ‘… [rires]

En tous cas, le problème est de savoir si le fantasme est l’horizon indépassable de notre quête de savoir, avec l’interdit que lui-même constitue. Puisque ici, ‘ savoir ‘, cela veut dire effectivement et inévitablement une destitution subjective. C’est-à-dire, ne l’oublions pas, ce qui dans notre structure est ce que nous avons de plus cher, c’est ce qu’il y a de plus sacré. On dit que nous avons oublié la dimension du sacré ! C’est absolument ridicule ! Elle est réfugiée dans ce qu’il en est aujourd’hui de la subjectivité, c’est là que gît aujourd’hui le sacré. Autrement dit, touchez à tout, c’est ça qui est le sacré, avec ce caractère de singularité destinée justement à être respectée au niveau de chaque subjectivité. Pourquoi singularité ? Eh bien parce qu’elle témoigne du caractère exceptionnel de chaque subjectivité, c’est-à-dire de la place qu’elle occupe, quelle est sa topologie. Si elle est singulière, si elle est exceptionnelle elle n’est pas commune, elle est exceptionnelle ! – il s’agit de la sacraliser dans son exceptionnel.

Lacan, comme vous le savez, les portes de son cabinet étaient volontiers battantes ou ouvertes. Ce qui fait qu’il n’était pas rare que ceux, nombreux, qui attendaient dans la bibliothèque, la petite bibliothèque et dans les pièces à côté, profitent plus ou moins de ce que le précédent était en train de raconter sur le divan. Vous vous rendez compte ! Cette violation de… de quoi ? Je sais pas de quoi, du privé… Hein ? Et Dieu sait si ça s’est propagé dans… Moi je veux bien, et je veux bien aussi le mettre au compte de ce que pouvait être la négligence de Lacan – encore qu’il était pas tellement négligent…

Mais c’est aussi une façon d’entendre, ou de donner à entendre que ce que va raconter le suivant par rapport au prédécesseur, ça ne va pas être fondamentalement différent… ! Ça va bien être quand même la même histoire, avec ses singularités, avec les signifiants qui lui sont propres. Et c’est bien pourquoi chaque cure est singulière. Mais il reste que la subjectivité, elle, en tant que c’est de la fente, de la faille qu’elle se supporte et cette faille, quels que soient les signifiants qui l’ont mise en place, elle est bien la même pour tous ! Quel que soit le père exceptionnel, singulier, dont il se plaint [?], elle est bien la même. Et c’est bien pourquoi, dès lors que nous parlons, nous partageons sensiblement le même destin, et c’est pourquoi nous nous heurtons comme ça, les uns contre les autres.

Est-ce que le fantasme, en tant que tel, constitue la limite de notre pratique ? La limite bien fondée ? Lacan hésite là-dessus, et il le dit à un moment ‘ Faut pas aller trop loin! ‘. Parfois, manifestement, il a des regrets, il dit ‘ Ça pourrait, peut-être que ça peut rendre fou, peut-être…! ‘. Il a dû avoir sûrement des expériences qui n’étaient pas toutes favorables…

Mais c’est une question qui, à partir de ce moment-là, ne devient plus seulement celle de Lacan. C’est une question qui devient légitimement celle de chaque analyste, de chaque analyste ici présent (et assurément, aussi bien, celle de Jeannine Mouchonnat). Chaque analyste peut être amené à se demander jusqu’à quel point il entend mener son patient. Et si le fantasme constitue le mode d’achèvement, une espèce de dissipation des nuées autour de ce fantasme…

Supposons par exemple un patient dont toute l’existence est organisée autour d’un traumatisme. C’est banal comme histoire ! Eh bien, après la révélation de la façon dont, pour lui, ce traumatisme a fonctionné comme tenant lieu de fantasme, organisant sa jouissance, et tout le pied qu’il prend à la répétition de ce traumatisme, est-ce que nous allons par exemple penser ‘ Voilà, une fois que nous avons fait ça, nous avons fait notre boulot ‘. Pourquoi pas ? mais comme vous le voyez, là, nous ne sortons pas de ce qu’il faudrait bien appeler le champ des psychothérapies. Effectivement, nous l’avons aidé, nous lui avons donné un coup de main pour redresser cette déviation, s’il le veut, etc.

La psychanalyse, est-ce qu’elle est limitée au champ des psychothérapies ? Est-ce qu’elle est autre chose ?

Autre chose, c’est quoi ? Alors là, ce n’est pas non plus quelque chose que la volonté de Lacan (ou son obstination, ou sa perversité, ou sa persévération) met en place. C’est un problème de structure. Si la mise en place, le fantasme constitue cette limite, je dirais, contingente, ça ne fait aucunement partie du nécessaire, est-ce que l’éthique [qu’en a[?] le psychanalyste n’est pas de permettre à mon analysant, en honorant ce qu’il est venu me demander, de lui permettre, de prendre acte de ce qui est effectivement nécessaire. Et donc du même coup, de se trouver soulagé à l’égard de toutes les contingences, dont le fantasme, qui le [ficelaient ?] ?

Qu’est-ce que ça veut dire, le fantasme ? Ça veut dire qu’il y a un moment où le sujet cesse d’être divisé dans l’exercice de son désir ou de sa passion. Il cesse d’être divisé, c’est-à-dire qu’il en est entièrement le captif : c’est le moment qu’on pourrait aussi bien appeler de folie. Et d’ailleurs, peut-être que pour que le désir sexuel s’accomplisse correctement, faut-il cette folie, c’est-à-dire qu’à un moment donné, le sujet cesse d’être divisé d’avec lui-même dans cet engagement dans la réalisation de son acte. Donc, cette folie est peut-être bien souhaitable pour l’accomplissement de cet acte. Mais la vie, comme vous le savez, ne se résume pas à un perpétuel exercice sexuel…

Et la question est donc bien de savoir si, pour sa cogitation, car il est bien évident que ceci intervient fondamentalement sur sa capacité mentale, il n’est pas souhaitable qu’à l’endroit de son fantasme, c’est-à-dire au moment où il en est possédé, il ne puisse pas avoir, tout en acceptant le fait d’être ainsi possédé par le démon, tout en ayant néanmoins cette possibilité de subjectivation, cette division, auxquelles pourrait donner accès une fin d’analyse, si elle aboutit à ce qu’on appelle d’un terme dont je ne sais pas s’il est de Lacan, je ne sais pas du tout, la ‘ traversée du fantasme ‘ – ce terme me gêne toujours (ça me fait penser au saut d’un chien à travers le cerceau dans un cirque) mais peu importe ! – à quelque chose en tous cas qui du même coup et c’est bien là que je voulais en venir, nous met à l’endroit du référent de cette autorité, tyrannique fondamentalement, dans une disposition tout-à-fait neuve.

C’est ce qui nous permettrait d’être à l’endroit du savoir dans une position infiniment plus juste et plus respectueuse : nous éviter d’avoir à le dénoncer soit comme totalitaire, soit comme incapable. Comme vous le savez, c’est la grande position qui est la nôtre dans la dénonciation du savoir. ‘ Oh là là ! Voilà encore le dogmatisme qui se pointe ! ‘ ou bien alors ‘ Ecoutez, hein ! le savoir, celui-là, c’est pas brillant, c’est pas très fort… ‘. Et puis aussi qui, évidemment entretient nos propres limitations, je dirais spirituelles; puisque nous entretenons avant tout cette limite qui nous protège dans notre subjectivité et dans notre désir. Il n’y a sûrement pas plus grand interdit mental que celui-là. ‘ Tu peux savoir ‘, je le répète souvent, c’est le titre de la revue que Lacan voulait. ‘ Tu peux savoir ‘, et c’est bien là le problème. Tu peux savoir, c’est-à-dire tu peux savoir que c’est le cadre du non su, comme il s’exprime dans la proposition du 9 octobre, qui ordonne le savoir. Et c’est dans ce cadre du non su que peuvent se faire éventuellement les révélations attendues ou recherchées.

C’est donc un déplacement tellement original de notre rapport au savoir. Original : où le trouvez vous ? Puisque comme je le faisais remarquer, je sais plus où, l’autre jour, nous continuons d’osciller, à propos du savoir, entre volonté d’un savoir totalitaire, ou bien affirmation du scepticisme. Nous ne sortons pas de là. C’est l’ambiance culturelle aujourd’hui. On se plaint qu’il n’y a plus de savoir pour nous commander, c’est-à-dire qu’il n’y a plus d’idéologie à laquelle on puisse se fier, c’est la plainte que l’on entend partout. Et donc que, du même coup, ça ferait plonger dans une espèce de scepticisme généralisé : tout le monde serait désabusé, tout le monde pourrait faire n’importe quoi, etc.

Mais, est-ce que vous sentez, là, combien, à propos de ce que nous discutons, ce que Lacan apporte, et que la psychanalyse vient éclairer, est d’un registre essentiellement différent ?

Puisque en quelque sorte, ces deux termes de l’alternative sont radicalement à transformer au profit de toute autre chose. La psychanalyse, l’expérience analytique ne débouche malgré la limitation qu’elle reconnait à ce qu’elle peut savoir, ne débouche sur aucun scepticisme; mais bien au contraire, sur ce qu’il parvenait, lui, Lacan, à dire, c’est-à-dire qu’ elle aboutit à quelque chose qui est de l’ordre de l’irréfutable, c’était bien en ça qu’elle se distingue de la science, de la réfutabilité chère à Popper. C’est irréfutable! La psychanalyse, c’est irréfutable. C’est fantastique de dire une chose comme ça ! Moi, je m’effraie de dire quelque chose comme ça ! Et cependant vous le vérifiez tous les jours. Si vous êtes à une soirée et que quelqu’un commet un lapsus, vous savez très bien qu’aujourd’hui dans Paris (et grâce à nous), tout le monde entend le lapsus et que c’est irréfutable… Surtout, que son auteur ne cherche pas à s’excuser, hein ! Parce-qu’il aggraverait son cas. Tout le monde sait bien que c’est absolument irréfutable. Vous vous rendez compte qu’il existe dans notre champ des manifestations qui peuvent être interprétées de façon ir-ré-fu-ta-ble ! Moi, je trouve ça extraordinaire ! Et dont il y a justement à partir de ce petit fait – Freud est parti de ce petit fait du lapsus – à développer toutes les conséquences méthodologiques.

Pourquoi l’expérience de la passe a raté à l’Ecole Freudienne, etc. ? Pierre Bastin et d’autres sont intervenus, Moustafa Safouan ce matin, ou même Jeannine Mouchonnat, en faisant entendre sa position… Je crois qu’on comprend parfaitement pourquoi les membres de l’Ecole Freudienne ont réagi à ce que Lacan proposait comme une sortie du transfert. Voilà ce qu’il proposait, lui qu’on a tellement accusé d’être le grand souteneur du transfert. Ce qu’il proposait à ses élèves, c’était : ‘ comment vous pouvez en sortir ‘. Et comment les élèves ont-ils réagi à sa proposition ? Ils ont réagi par une espèce d’exaltation forcenée de leur amour pour lui, puisque une nomination au titre d’AE signifiait que son analyse, quel que soit l’analyste avec lequel on l’ait pratiquée se trouvait reconnue et authentifiée par Lacan lui-même, et que donc devenir AE devenait le titre suprême, etc. etc.

Moi, je dis que c’est ça. Il est bien évident qu’il y a beaucoup d’autres raisons et qui ont été évoquées au cours de cette matinée, y compris ces critiques que je trouve assez bien fondées. Elie, malgré son intervention ‘ élitique ‘, a néanmoins ce matin dit des choses fort bien : combien le jury risquait là de se présenter comme Autre de l’Autre, comme métalangage, venant donner la raison de ce qui s’était passé dans la cure, ou au contraire venant l’invalider, etc. Et comment il y avait là un problème. Peut-être est-ce effectivement ce qui a pu jouer, je n’en sais rien.

En tous cas, pour ce qui nous concerne…, ce à quoi, moi je rêve, ce serait un type de collégialité dont le référent soit tel qu’il rende, je dirais, résolue en acte, par la participation même à cette collégialité, la question de la passe. Autrement dit, que les gens qui sont là rassemblés soient dans un rapport à ce référent qtel que pour eux la question soit principiellement résolue, qu’elle soit résolue à l’origine, que la façon dont on se rassemble témoigne de l’acceptation de ceci : de référent, il n’y a rien d’autre que le réel, le réel déshabité. Autrement dit, nous ne prenons pas les vessies pour des lanternes, c’est-à-dire les signifiants que nous sommes amenés à expédier dans le réel pour les dieux, pour les supports de ces Uns chargés de nous soutenir dans l’existence.

L’inconvénient d’une telle formulation, je le mesure entre autres à ceci, c’est que – je vais encore m’attirer quelques désagréments – elle est pour de nombreux collègues, et je dirais en particulier pour de nombreuses collègues, difficile à consentir, difficile à accepter. Et cela pour les motifs que l’on comprend assez bien. N’oublions pas que ce savoir auquel nous nous référons si aisément, en tant qu’absolu, qu’impératif, est primordialement, constitutionnellement soutenu par les femmes. La place de ce savoir fait que son représentant le plus éminent, le plus valide, c’est, sans qu’elle ait besoin de rien apprendre, une femme. Elle est la dépositaire, elle est la maison de ce savoir ; et aussi bien en tant qu’il dit non ou qu’il se refuse à tous les savoirs constitués qui prétendraient vouloir lui faire la loi. C’est peut-être ce dispositif qui à la fois met les femmes d’emblée dans ce rapport privilégié avec l’inconscient que Lacan évoquait à l’occasion, mais aussi rend compte de ceci que ce savoir… elles y tiennent. Elles le veulent. Au point éventuellement de venir le confondre avec la position féminine elle-même. C’est, je me permets de le dire, l’un des éléments dont il y a à tenir compte et de façon qui soit, je dirais, respectueuse. Il ne s’agit pas pour nous d’exercer quelque violence ou quelque coercition. Chacun a à se débrouiller avec tout cela. Mais je crois que nous avons aussi à prendre la mesure de cette dimension.

Il y a un point que je laisserai de côté et que j’aborderai sans doute ailleurs à une autre occasion, mais qui nous concerne aussi à propos de la transmission : la différence entre le père et l’enseignant. Pourquoi ce n’est pas la même chose ? Pourquoi c’est si distinct ? Pourquoi Lacan le fait remarquer, quand le père se veut, justement, enseignant, se veut tout savoir, les résultats en sont en général pour la descendance, si catastrophiques ?

Je ne développe pas ce point parce-que il mériterait plus de temps. Ça concerne le problème de la transmission de l’analyse. Dans la mesure où l’analyste, du fait de se refuser à être un père pour son patient… est-ce que du même coup, il accepterait d’être un enseignant ? On a reproché à Lacan de ficeler ses analysants par l’enseignement qu’il donnait etc. J’essayais de dire ce matin, très rapidement, que si nous tenons comme principe de notre collégialité d’avoir pour référent l’ensemble vide (et je vous fais remarquer au passage que c’est très exactement ce que représente le petit dessin qui se promène sur les papiers de l’Association freudienne, une série d’ensembles qui se recoupent au niveau d’un ensemble vide), si nous l’acceptons, pour des raisons non seulement de prise en conséquence de l’enseignement de Lacan mais de prise en conséquence de la psychanalyse elle-même et de notre pratique, vous voyez comment cela nous met dans un rapport à l’égard de l’enseignement qui est radicalement rénové; et on peut penser que c’est le seul mode de rapport qui permettra à nos enfants de devenir moins abrutis par l’enseignement qu’on leur dispense. Je crois que, dans l’ensemble, nous sommes dans notre association, à l’égard de cet enseignement dans un mode de rapport qui n’est pas faussé .

Allons-nous, oui ou non, mettre en oeuvre la procédure de la passe dans l’Association Freudienne ? Même si, comme je vous le suggère, nous aurions tenu compte de l’expérience de la passe dans la mise en place de l’Association. Je me permettrai de faire remarquer, que nous nous sommes tout simplement autorisés de nous-mêmes. Nous n’avons eu besoin pour cela d’aucune bénédiction, ni malédiction. Ceux qui voudront recenser les noms du petit groupe qui a constitué le départ de l’Association Freudienne, pourront vérifier que leur lien n’était pas de l’ordre du transfert, contrairement à ce qui a pu se rapporter. Bien au contraire, s’ils avaient tous une référence à l’enseignement de Lacan, ils venaient volontiers d’analystes, leurs référents spontanés qui pouvaient être vis-à-vis de moi, dans les plus grandes difficultés. Néanmoins, ils ont constitué avec moi, un groupe dont le principe de fondation m’a éminemment réjoui, m’a beaucoup plu et que j’ai respecté. Je me permettrai de faire remarquer ce tout petit point qui ne mérite même pas d’être un point d’histoire malgré qu’il m’ait valu la rupture avec les collègues de ma génération qui n’ont pas accepté, ces collègues avec lesquels je m’étais engagé, que je privilégie mon lien avec ceux que l’on appelait les jeunes – ce rassemblement venait d’un peu partout -, sur ce qu’il en était de notre commune camaraderie (solidarité d’anciens, tout ce que l’on voudra etc). Ceux qui ont été dans ce bateau de départ, ne me démentiront pas et se souviennent parfaitement des difficultés initiales et du fait que, en ce qui me concerne, à cet égard, j’avais tranché.

Alors, mettrons-nous en oeuvre la procédure de la passe ?

Ce sera aux membres de l’Association Freudienne [d’en décider]… […….] Après une autre Journée, il faut se donner un temps de recul dans la question, ils seront consultés. S’il se dégage une majorité en faveur de la passe, nous le ferons. Nous le ferons, nous tâcherons, nous verrons comment résoudre nos difficultés [………] de cette Journée, de telle sorte que cela ne se confonde pas avec des problèmes de famille. Il y a toujours ce risque que comme à l’Ecole Freudienne, ça ne prenne un tel aspect. Je souhaite, je demande que ce soient les membres de l’Association qui en décident, et s’ils le veulent, si ils veulent le temps pour cela [?], nous le ferons et puis nous verrons bien.

Ça a été un principe d’éclatement. Tous les groupes qui l’ont fait ont connu ça. Ça a été pour eux un principe d’éclatement – Peut-être est-ce ce qui est désiré. Si c’est désiré… faut s’éclater, hein ! [rires]. Alors, on s’éclate. Mais ce sera à chacun de prendre ses responsabilités.

Je conclurai sur le point suivant : que disait Lacan à propos de la passe ? Il disait ‘ Moi, j’ai mis en place la passe ‘… Alors vous vous attendez… vous voyez, moi j’ai développé là de grandes raisons, comme ça, de grandes raisons essentielles. Lui disait ‘ Moi j’ai mis en place la passe, parce-que je veux savoir ‘. Ce n’est pas plus… On peut dire que c’est bigrement égoïste, non ? Il veut savoir, il a envie de savoir quelque chose à quoi on ne lui répond pas, il n’arrive pas à savoir quelque chose mais qui est pourtant bien […] alors, comme il veut savoir, il met en oeuvre cette procédure, à laquelle on peut se prêter ou pas, pour l’éclairer sur ce qu’il veut savoir.

Vous le voyez, contrairement à ce qui est peut-être ma (fâcheuse) tendance, il ne met pas au principe de sa démarche quelque grande ambition généreuse, salvatrice, correctrice, désillusionnante. Non, pas du tout ! Il dit ‘ je veux savoir ‘. ‘ Je veux savoir ‘, c’est-à-dire que, tel que je l’interprète, il met bien au départ de l’entreprise ce qui en est le moteur, c’est-à-dire le désir de l’analyste. C’est en tous cas comme ça, et je serais très heureux d’en discuter et de me trouver éclairé à ce propos. J’apprécie par exemple que ce matin, Safouan ne soit pas forcément venu approuver ce que j’avançais là-dessus. Ce que j’entends, c’est ce désir de l’analyste et qui est ce que j’appellerai le premier moteur, celui dont Freud a été l’inventeur, le désir de savoir – quoi qu’il en coûte…

`’ Je veux savoir , je veux savoir pourquoi on devient analyste, et on ne me répond pas là-dessus. Alors, je vous propose ce système de la passe qui par ailleurs peut permettre de faire que soit reconnus ceux qui… etc. etc. etc ‘.

Lorsque Safouan nous dit ‘ Mais finalement, et c’est sans doute, le grand trait de ce qu’il a retenu de son expérience au jury d’agrément, quand on devient analyste, quand on se met dans le fauteuil, c’est essentiellement un acting out. ‘ Pourquoi pas ? J’apprécie beaucoup une réponse de ce type. Ça peut être un acting out. Ça peut être aussi (éventuellement, je ne sais pas) cette identification dont parle Freud à la personne qui vous est refusée, qui vous est impossible, qu’il est impossible d’avoir. Faute de l’avoir, c’est l’un des trois modes d’identification soulignés par Freud, je m’identifie à elle. Comme ça, je l’ai tout le temps avec moi, je ne l’ai pas perdue, puisque je me suis mis à sa place, je me confonds avec elle. Peut-être aussi est-ce ça ?

En tous cas notre problème, à nous, est-il le désir de désir de savoir pourquoi on devient analyste ? Il ne me semble pas que ce soit notre grande question. Peut-être pour certains, ici, je ne sais pas. En tous cas, elle ne me paraît pas émerger de l’ensemble de nos discussions. Donc je dirais que si nous mettons en oeuvre la procédure de la passe, ce sera sûrement pour être fidèles à nos actes de fondation – on avait dit qu’on le ferait. On peut évidemment toujours décider de faire autrement, mais enfin, nous l’avons dit. Et puis… et puis, se soumettre à l’épreuve, quitte à voir…

Voilà !

Fragments des discussions

C. M. : [après l’intervention de Jeannine Mouchonnat [?]… entendre sa voix, bien à elle. Il se trouve, que nous soyons d’accord ou pas avec ce qu’elle nous a dit, et que dans l’ensemble je dois dire, je trouve un encouragement plutôt sympathique. En effet, avec ma façon de l’entendre, j’y trouve à la fois la position nécessaire de relance et de contradiction que suscite légitimement tout travail quand il est consistant, quand il est cohérent. Et puis aussi ce qu’elle nous renvoie, c’est que nous ne serions pas au point ou que nous ne serions pas très brillants, ou que nous ne serions pas à la hauteur. Je ne prends pas ça forcément comme une offense, ni comme quelque chose de déplaisant. Sa position qui, je suppose, si elle me permet d’élargir – même si elle m’en voudra d’élargir – ne manque pas sûrement de susciter des sympathies dans la partie féminine de notre auditoire… [Protestations dans la partie féminine de l’auditoire] Merci ! me paraît tout-à-fait, congruente avec ce que nous abordons et ce que nous essayons de faire. Ce qui fait donc que sa façon de le présenter, sa façon de l’amener me paraît une voie, je dirais presque nécessaire dans une communauté comme la nôtre, même si certaines objections qu’elle pourrait faire, ou certains reproches peuvent sembler assez étrangers à ceux qui travaillent parmi nous ici.

En tous cas, pour ma part, je le prends tout-à-fait comme une contribution à la question de la passe, pas seulement comme un rejet, comme un désaveu, comme une critique.

Oui… Alors j’enchaîne, comme me le suggère mon ami Roland [suit l’exposé sur la passe] de […]

C. M. : […] c’est cela dont il est question, cela me permet de dire que c’est ce qui se répète depuis – quelle année vais-je donner ? – 1904, autour de Freud. Nous avons quand même passé un petit moment depuis, et comme vous le voyez, c’est néanmoins toujours présent. Or le mode de rectification à l’égard du savoir qu’implique justement la procédure de la passe est quelque chose de tellement souverain et radical à l’endroit de ce type de difficulté… Voilà ! Donc, la passe est effectivement, éminemment, sollicitée par un propos comme celui-ci, et si Freud ne s’en est pas tiré, s’il n’a pu réagir que par une sorte de dogmatisation… Vous savez son effort forcené dans ce qu’on appelle souvent [?] un abrégé de psychanalyse, c’est-à-dire vraiment un petit catéchisme portable qu’on puisse avoir dans la poche et où chacun pourrait tout de suite savoir ce qui est psychanalytique et ce qui ne l’est pas. N’est-ce pas ? Autrement dit, arriver à transmettre à ses élèves le type minimum de savoir qui leur permette tout de suite de savoir, de connaître ce qui est psychanalytique et ce qui ne l’est pas.

Donc Freud a échoué pour résoudre cette question, celle de l’impossible, c’est-à-dire du réel, c’est-à-dire finalement, effectivement ce qui est le lieu de recel pour une femme. Le réel est le lieu où elle se tient, qui la fait valoir. Évidemment, on peut penser qu’elle tient éminemment aux divers objets inclus dans ce lieu qui son prix, sa brillance, sa féminitude. De là, bien entendu, elle ne peut que relancer sans cesse cette théorie absurde qui vient déranger le savoir enclos dans le réel. C’est ce qui fait que, comme nous le savons par coeur (hélas!), une femme s’amuse de voir les types, ratiociner, et trouver plaisir à… Bien sûr, elle y participe parce-que… Mais au fond, fondamentalement…

Ecoutez, le plus souvent, quand même, quand on fait les contrôles, ce qu’on rencontre – souvent, je n’ai pas à dire le plus souvent, souvent, c’est quand même qu’une analyste femme agit en analyse absolument comme si, toute la théorie, jamais elle n’en avait entendu parler… Jamais ! Alors, vous la voyez aux séminaires, vous l’écoutez parler de Freud, etc… mais dans sa pratique, elle peut agir de telle sorte que c’est vraiment comme si ça n’avait strictement aucune conséquence. C’était simplement une élégance que les types, entre eux, ils se montraient, comme ça, pseudo-savants. Mais c’est que le savoir, ce fameux savoir, il est chez elles, y’en a pas d’autre que le savoir de la jouissance. Donc, qu’est-ce qui peut bien les faire jouir les hommes, avec ce qu’ils racontent, hein ? Avec leurs élucubrations …

Bon ! On peut évidemment, et c’est le plus vraisemblable, poursuivre là-dedans, ça peut continuer jusqu’à plus soif. Mais nous avons le moyen, pas seulement le moyen, y’a une espèce d’urgence si on est analyste, de sortir de cela. C’est pas pour déposséder les femmes de leur savoir, c’est au contraire pour le leur reconnaître; mais pour leur permettre également d’être un peu plus libres à l’égard de ce savoir dont elles sont habitées, par lequel elles sont habitées du fait de leur place, qu’on les rende un peu moins serves, qu’on les rende un peu moins dépendantes, non pas de la théorie (puisqu’elles s’en foutent !) mais de ce savoir.

Maria Belo : Alors, moi je vais vous contrarier. Vous savez bien tout ce que je vous dois[?], pour que je puisse me permettre de vous contrarier. Je trouve que justement, en racontant toutes ces choses sur les femmes, vous les asservissez. Et je trouve que Safouan a été beaucoup plus libérateur, parce qu’il a parlé comme s’il était un homme… C’est de la caricature, si je peux dire, ce que vous faites, quand vous dites, et là je vais faire une petite [?], que ce que Jeannine Mouchonnat a dit, a intéressé, a plu aux fémmes ici présentes [?]. Moi j’en ai vues qui ont ressenti le besoin de se peigner et même de se mettre du rouge à lèvres pendant qu’elles parlaient, comme pour faire ressortir, quand même quelque chose qui n’était pas là présent dans ce qui est la femme, dans ce qui est une femme si on peut dire. Alors, la question, par rapport à ce que Safouan avait dit ce matin, il a employé, entre autres, une métaphore, une image plutôt, que j’ai trouvée très jolie, qui m’a fait comprendre des choses, qui était le truc qu’il a dit, enfin, il faudrait que dans notre société, on reprenne le phallus qu’on avait dans les cultures anciennes. C’est-à-dire, enfin, moi, je l’ai entendu comme ça, mais Chemama a l’air de dire que c’est pas ça qu’il a perçu…

Roland Chemama : Je ne l’ai pas entendu comme ça…

M. B. : Je l’ai entendu comme : il faut le mettre comme ça, sur la [?] place, et que il reste là comme quelque chose… Et tout d’un coup, je me suis rendue compte, je ne sais pas si c’est [?], que de mettre comme ça le phallus bien visible, bien présent, un gros truc, là, ça permet aux hommes de vaquer à leurs affaires, tout en sachant qu’ils n’ont pas besoin tout le temps de se mettre en érection, quoi… Parce-que y’a là le truc qui fait la référence et qu’ils peuvent aller (avec leur petits trucs) vaquer à leurs affaires.

Moi je trouve que les femmes, c’est pas du tout aussi drôle que vous le dites parce-que quand elles s’occupent de faire un enfant, de l’élever, ça va encore un petit peu parce qu’elles peuvent se tromper, et que c’est là le substitut, mais quand elles vaquent à la psychanalyse, aux affaires de la cité, comme elles sont appelées dans notre société actuelle…

C’est très difficile de savoir puisque toute la psychanalyse nous le dit, qu’on est de la même filiation, mais c’est quand même très difficile de savoir où ça se situe, ce savoir…

Ma question, ce matin, était […] qu’est-ce que c’est pour un psychanalyste, une femme ? un psychanalyste ou une psychanalyste.[…] Je pense que la façon dont vous en parlez ne permet pas d’essayer d’arriver à quelque chose là-dedans. C’est-à-dire que je trouve qu’on est pas arrivé à le faire, et je trouve que…

Moustafa Safouan : Pour commenter cette situation que les femmes ne sont pas si drôles que ça, je dirai qu’habituellement, je ne dirai pas d’après mon expérience, parce-qu’après tout je ne suis pas si [?] que ça, je dirai que le savoir concernant – j, c’est effectivement comme un savoir inscrit dans le regard d’une femme, ce qui d’ailleurs s’accorde parfaitement à ce que Freud dit lorsqu’il noue la castration chez le sujet à la castration de la mère. Mais ce point [……] de faire n’importe quoi !

C. M. : La même filiation, comme d’habitude le signifié est inscrit dans le mot lui-même, c’est tout simplement que nous relevons de la même faille, les uns et les autres. C’est ça la même filiation. Alors on peut ensuite vouloir attribuer cette faille à tel père singulier, à telle culture spéciale, à telle langue originale, à telle circonstance tout-à-fait exceptionnelle etc. Ça, c’est le roman familial ou national… Mais la même filiation, elle est que, homme ou femme, nous relevons de la même faille.

Ce matin, Claude Landman évoquait quelque chose qui serait une sorte de passe collective. Et Christiane me faisait remarquer que le terme risquait d’être… équivoque! [rires]. Peut-être vaudrait-il mieux parler de la mise en place d’un dispositif qui permettrait que la question de la passe soit collectivement résolue. Et j’ai ce sentiment absolument étrange que, par ce que vous dites, vous êtes en train de l’inaugurer, Maria. En effet, si le fantasme est l’horizon, est ce qui vient fermer notre horizon (topologiquement, c’est le cas, sauf qu’on sait que ça se poursuit, de l’autre côté mais c’en est le point de fuite), il est bien évident que du même coup, une femme, c’est assurément l’érection permanente de cet instrument que Safouan rappelait ce matin, et il est assuré que l’énergie et le travail qu’elle dépense à maintenir le caractère permanent de cette érection, en tant qu’elle la représente, permettent à son compagnon de faire autre chose, d’aller jouer aux cartes, ou faire de la théorie, ou ce que vous voudrez. Donc, vous avez raison, c’est indiscutablement une position de grande aide et de soulagement pour le compagnon puisque au fond c’est elle qui prend le grand souci, le sacrifice d’avoir à sans cesse maintenir présente l’érection de cette instance essentielle. Dès lors il n’a plus besoin de tellement travailler.

Au delà du fantasme le problème est de savoir si l’impossibilité du rapport sexuel, liée justement à ce dispositif qui soulage le compagnon, c’est-à-dire ce que la femme consent à endosser… si ce dispositif rend à jamais impossible toute évocation de ce que pourrait être un rapport sexuel. Puisque dès lors, c’est cet instrument qui est le référent de la jouissance, éventuellement partagée entre un homme et une femme, tant qu’il ne s’agit pas à un homme de jouir d’une femme, ni d’une femme de jouir d’un homme, mais, ensemble, de sacrifier à l’instrument. Donc on pourrait dire que l’un des enjeux d’un dépassement de ce point de fuite à l’horizon, c’est aussi de savoir si c’est irréductible entre un homme et une femme, si cette mascarade acquise, établie entre un homme et une femme, est définitive ou pas, si elle est le dernier mot que nous puissions dire là-dessus. Mais il est tout-à-fait normal que ça fasse problème, que ça fasse discussion.

Ce qui est pour moi, extrêmement troublant, c’est que ce sont les mêmes discussions que j’ai entendues – moi je suis arrivé en 58 dans le milieu, il y a trente-cinq ans. Ça ressurgit inévitablement, et ce sont les mêmes que j’ai trouvées dans toute la littérature concernant Freud, tout ce qui s’est passé autour de Freud.

Alors, donc, raison de plus apprécier ce que raconte Lacan à ce sujet, puisque ce qu’il raconte est une façon de ne pas penser que cette inévitable répétition, nous y sommes condamnés. Ce fait – je me sers maintenantde ce terme que j’aime beaucoup – que ces paroles imposées, qui nous sont imposées, nous ne pouvons pas faire autrement qu’en être le porte-voix, elles nous viendront irréductiblement. Alors voilà, c’est sûrement donc, fort bien que vous ayez voulu les reprendre car elles partie de notre débat concernant l’enjeu de la passe.

Quant à notre ami Safouan, soyez rassurés, nous ne manquerons pas de le réinviter parmi nous – s’il veut bien revenir.

M. Safouan : Je me demande si je serai à la hauteur… Il faut que je sois prévenu, hein ? Je vais te dire que moi, je veux savoir, je veux dire par là que, à mesure que, bien sûr, quand je parlais des passages à l’acte, d’acting out [?] je parlais de ce qui se passait effectivement. Et même il m’est arrivé de donner un exemple comme ça, [?] au cours de nos passes quelqu’un qui par exemple [?] tous les éléments qui nous donnent la certitude que c’est quelqu’un qui a déniché la racine de sa phobie infantile, on peut pas quand même lui [dénier une qualité peu commune d’analysant, et qu’on accepte bien, que ce n’est pas encore ce qu’on peut attendre d’un passant, pour lequel l’analyse est passée. Mais effectivement il y a un mystère qui est le mystère de l’analysant [?] au sens, qui n’est pas le mystère des analystes classiques, des dialecticiens [?]transfert lacanien , à savoir qu’est-ce que c’est qu’un désir ? A la limite, c’était même vrai de ceux qui réduisent à une subjectivité comme une autre, même si on dit ‘c’est la faille’ c’est tout ce qu’on voudra, mais on aimerait quand même… mais qu’est-ce que ça donne, concrètement parlant ? C’est ça la petite espèce d’éclair, là, que Lacan a demandé. Ce qui fait que si tu m’invites, c’est en sachant que je veux savoir ! [l’intervention est peu audible]

X : J‘ai aussi un papier, c’est un cartel qui pour rien au monde n’oserait venir ici, qui a travaillé là-dessus pendant un an et demi, et ça pourrait presque s’intituler ‘ Voilà ce que ça fait si au lieu de faire de la théorie de la psychanalyse, on en sort tout ce que ça implique ‘.

‘ Le travail de notre cartel fut de collecter dans les différents séminaires de Lacan tout ce qui concernait les fins d’analyse, la finalité de l’analyse et la passe. Parallèlement, nous avions les transcriptions des réunions de travail de l’Association au fur et à mesure. Après quelques mois, nous étions dans une déprime complète, dûe non à l’ampleur de la tâche mais à ce que nous commencions à découvrir. Si, après une analyse, après cette dépression si caractéristique repérée sous le concept du désêtre par Lacan, quelqu’un a la folie de vouloir malgré tout occuper cette place d’analyste et la soutenir, la proposition a de quoi effrayer. Alors, on commence à la réfuter, sans savoir de quoi il s’agit réellement. Tout d’abord cette question de la nomination et du jury est ridicule, aphorismes de Lacan à l’appui : ‘l’analyste ne s’autorise que de lui-même – et de quelques autres’ que l’on oublie généralement, ‘Il n’y a pas d’Autre de l’Autre’, ‘La vérité est mi-dite’, etc. etc. Et l’être de l’analyste, on est pas près de mettre la main dessus. Puis on croit qu’il s’agit de témoigner du passage d’un discours à un autre, ça peut se faire, ça se fait dans des cartels. Ou on peut aussi avoir des éclairs : des passeurs, on ne pouvait pas s’en passer, on pouvait présenter sa passe au jury autrement, par écrit ou autrement. Curieusement, en avançant un peu dans la lecture des écrits relatifs à la passe, notre désir d’intervenir éventuellement lors de ces Journées reculait, bien qu’on soit tout intéressés par la question. Pour moi, ce qui apparaît – c’est le porte-parole de ce cartel – c’est que ce qui est passé entre nous en se disant, est une déprise dans l’appréciation, dans l’appréhension que nous avions au préalable de cette procédure, méprise aussi sans doute. La passe ne serait pas la maîtrise [baliser le concept, bien la simuler [?] Ce serait quelque chose de repérable, [?] qui fasse à ce lieu qui ferme le [?] du sujet, et où mon savoir est livré [?] C’est attirant mais effrayant ‘.

C. M. : Là dessus, j’ai pas grand chose à dire : attrayant et effrayant, c’est formidable !

Mais je voudrais apporter une petite notation clinique, car je ne suis pas certain qu’elle ait, jusque-là, été pointée comme telle. Elle est toute facile et je crois qu’une fois que je l’aurai pointée, vous la reconnaîtrez assez bien. Parce qu’on l’a vu se produire et on l’a vue se produire autour de Lacan. Ça concerne toujours le problème de la relation d’une femme au savoir. Voyez, moi, je suis gonflé et j’y vais ! Bon !

Il y a, chez une femme, la possibilité, à la lecture d’un texte, du texte d’un auteur, que se produise chez elle cette espèce de déclic qui lui fasse dire : son savoir, c’est moi qui l’ai, je suis son savoir. C’est-à-dire qu’elle éprouve une telle connaturalité, un tel ajustement entre ce qui peut [?] et ce qu’elle lit, ce qu’elle voit écrit, et de telle sorte qu’elle pourra s’éprouver comme étant en quelque sorte la dépositaire et la garante du savoir de ce théoricien empêtré dans ses trucs, mais en tant que elle, ce que lui travaille, ce que lui essaie d’élaborer, ce que lui construit, elle le sait ? Mais elle le sait ! Elle l’a ! Ça s’est produit à l’évidence plusieurs fois au temps de Freud en donnant des personnalités intéressantes du monde psychanalytique, et ça s’est produit de façon tout-à-fait explicite à l’endroit de Lacan, et je dirais même de la part d’une qui fut notre collègue, mais qui le disait… comme ça ! Eminente collègue et qui disait ‘Moi, tout ce qu’il raconte, je le sais, mais je le sais sans même l’avoir appris ! Je le sais, et je le mets en oeuvre, je l’applique. Moi, j’ai pas besoin de l’apprendre. Je le sais’. Avec bien entendu ce qui se dessine là à l’horizon de couple parfaitement ajusté, bien sûr !

Alors, je prends cette petite notation… ça me paraît une notation clinique à retenir, dans la mesure où elle vient confirmer, elle vient vérifier ce que nous suggérions : aux uns et aux autres, les difficultés quant à la relation au savoir, et finalement à ce que nous appelons le savoir. Et je dois dire que pour ma part, je regrette sûrement que, chez Lacan, il n’ait pas fait davantage attention à sa formulation ‘ sujet supposé savoir ‘ et ‘ sujet supposé au savoir ‘ et qu’il hésite, ou que ça flotte un petit peu de ce côté là ; qu’il ait également englobé sous le même terme ce qu’il en est du savoir S2, c’est-à-dire le savoir inconscient et qu’il lui ait semblé qu’il ait suffi de le mettre en position, à la place d’agent, dans les quatre discours, pour que du même coup, ça devienne le savoir universitaire. Ça me paraît introduire là une certaine difficulté dans, justement, les modes dialectiques [?] du savoir par exemple ce qui dans ce texte de notre amie, de notre collègue est appelé la théorisation, en tant qu’elle viendrait s’opposer, justement, au vrai savoir, le vrai savoir, c’est-à-dire celui dont les femmes sont porteuses, dont elles sont habitées et qui est le savoir de la jouissance. Safouan ?

M.S. : Je me demande si ce savoir que tu as évoqué si judicieusement en évoquant l’exemple de la collègue, si ce n’est pas cela, justement, qui protège la femme de qu’elle sait, d’encore plus radical…[?] le grand Autre

C. M. : Ah oui ! Sûrement ! Et c’est bien pour ça que, pour en revenir à ce fameux Banquet, c’est bien pour ça que Socrate fait rentrer Diotime au moment où il dit ‘Ben, c’est à elle de dire, c’est à elle qu’il faut demander ça’.

Et Roland Chemama propose que nous terminions là dessus…

Charles Melman