Pathétique vacuité de la vie
Tant qu’il y aura des hommes ! Je me suis frotté les yeux devant l’intitulé de cette journée d’étude ! Vous ne manquez pas d’humour ! Compte tenu du film, on ne peut que compléter : Tant qu’il y aura des hommes, il y aura l’armée !! Avertissement prudent pour une école d’analystes !
Je ne sais pas vous, mais ma première association d’idée en pensant à ce film fut l’expérience de Pavlov. Lacan évoque « l’impératif en charge de semblant … auquel on croit ![1] » Impératif incontournable au discours du maître qui soumet au semblant phallique au risque de la mort. Dans L’Angoisse, Lacan évoque Pavlov mais, au lieu de parler de la clochette (qui signale la pâtée au chien), il dit la trompette, faisant ainsi retentir la tromperie de l’impératif. Eh bien dans Tant qu’il y aura des hommes, une trompette retentit également pour annoncer la mort prévisible de Sinatra (le chien de Pavlov en somme) dans l’émouvante sonnerie aux morts jouée au clairon par Montgomery Clift. La mort, pour le signifiant, n’est pas un point de butée réel.
En 1968, avec les événements et le changement de société qui se profilaient, Lacan dans L’Acte analytique dit à propos de Pavlov « l’expérimentateur suppose les données de l’expérience déjà dans le cerveau !! Là, il change d’échelle. Nous ne sommes plus dans le signifiant mais plutôt dans le réel du corps. Si la science a les manettes de notre cerveau, le signifiant est superflu. À l’heure de l’intelligence artificielle se vérifie que ni lui ni Foucault annonçant la venue d’une ère bio-politique ne s’égaraient. Mais ceci n’est-il pas la condition plutôt cruelle de la vieillesse, qui plus est en institution ? Si l’armée tenait son homme par le phallus, et Pavlov le chien par la pâtée, l’âge et la science tiennent leur homme par le corps et les destituent du semblant phallique. Le corps devient ce reste réel du rapport à l’Autre. Aussi plus que jamais se pose au XXIème siècle et pour la vieillesse, la question, c’est quoi, c’est quand, c’est où l’homme ? Pour aborder la question, il est possible que l’invention de l’objet a par Lacan soit décisive, encore faut-il bien positionner la fonction de la théorie dans la pratique analytique.
Ionesco
Je dois mon invitation à vos journées à une anecdote dont votre groupe sur la vieillesse doit son nom. C’était au temps d’autrefois, Omar Guerero, Thierry Florentin et quelques autres, travaillions au site de l’ALI avec et chez Denise Vincent dont j’ai plaisir à évoquer la mémoire. Elle nous a appris que les psychanalystes peuvent travailler non sans efficacité, avec simplicité, efficacité et bonne humeur. Pour le site, j’avais rédigé un texte à propos d’une rencontre fortuite. Je sortais de Ste Anne rue d’Alésia quand un taxi s’arrêta devant moi. Une femme en descendit, ouvrit la porte arrière coté trottoir, puis attendit. Sans doute est-ce ce qui m’arrêta. Non pas le suspense, plutôt cette scène en suspens. De cette porte arrière, je vis alors sortir une canne puis, après un long effort, une jambe. A nouveau long temps et seulement alors, l’autre jambe jusqu’à ce que ce que l’ensemble du corps glisse dans le désordre, après un grand effort, hors du taxi sur le trottoir. Derrière la porte avant du taxi, la femme toujours attendait, non pas indifférente mais manifestement celui qui sortait du taxi refusait toute assistance. Au moins ça ! Et de fait, seul avec sa canne, il parvint à se recomposer, à ramasser ses membres, à se relever, à se redresser jusqu’à ce que, soudain, sur le trottoir, j’assiste à une transfiguration. Ce qui était un tas informe devint un prince d’élégance, debout avec sa canne et sa détermination dans un costume de velours noir côtelé. Il s’avança. Je reconnus Eugène Ionesco ! J’en fus bouleversée. Qui dira, ai-je pensé, L’âge d’un sujet ? J’en fis mon titre ! Dans un siècle où les diagnostics d’une médecine scientifique sont des verdicts pour des corps dont on ignore le sujet, sa parole et son désir, Ionesco se rendant à l’hôpital malgré son âge avancé et la maladie refusait de renoncer, refusait de s’effacer derrière son corps. À la demande de Charles Melman, Jacqueline Bonneau qui fondait ce groupe sur la vieillesse était en peine pour s’orienter. La mise en ligne de ce témoignage et son titre, l’orienta. Elle me demanda si j’acceptais qu’elle appelle ainsi votre groupe L’âge du sujet ? Depuis, vous l’avez appelé de façon plus radicale: Le sujet n’a pas d’âge, mais la question reste posée de ce qui lui permet de n’en pas avoir ? Comment se relève-t-on dans la vieillesse ?
Les chaises
Ainsi votre groupe doit son nom à un épisode de la vie de Ionesco. Ce n’est pas rien, car cela ouvre un chemin. Cette décision de porter son corps, de se redresser, fut-ce devant et dans le pire, de quoi dépend-elle ? Rabattre ceci sur le défi phallique ou à l’envie de paraître est insuffisant quand on sait de quelle provocation la vie est capable quand elle s’allie à la société. De quoi dépend ce désir de vie jusqu’au bout ? Ionesco savait de quoi il parlait, lui qui avait écrit Les Chaises, pièce où il mettait en scène un couple de p’tits vieux[2] -comme aurait dit Charles Melman- dans la déroute que peut connaître la vieillesse quand elle abdique. Si Lou Andrea Salomé disait à Freud qu’il fallait beaucoup d’humour pour vieillir, convenons qu’il en faut tout autant pour en parler, ce qui confère à la pièce sa tonalité. Qu’en apprend-on ?
Ce couple passe son temps à radoter des souvenirs. Ils meublent le temps, mais aucune émotion, aucun partage, aucune vie n’en émerge ! Ces souvenirs leur sont indifférents. Parlera-t-on d’emblée d’une mémoire Alzheimer ? Non, Ionesco fait entendre que, plus encore que la solitude, le plus difficile est l’isolement. Isolement d’une société qui échoue à leur trouver une fonction honorable et les écarte, les ignore, au point que même les visites qu’ils reçoivent leur deviennent indifférentes. Où est l’issue ? L’intérêt de Ionesco est de faire résonner la question par-delà la vieillesse, dans leur vie. La question concerne-t-elle la vieillesse ou plus amplement le rapport au désir de vivre ? L’intérêt de cette pièce de Ionesco est de faire résonner un même désir qui conduirait de la vie à la vieillesse, invitant du même coup à se décaler du diagnostic de l’Alzheimer et autres déclinaisons médicales de la sénilité au profit de l’inconscient et d’un retour du refoulé ? Ceci change l’abord.
Ce couple de petits vieux se joue la comédie du souvenir d’une vie mondaine passée en réceptions vécues ou fantasmées, mais ceci ne leur confère aucune vie. À tous les âges, ces divertissements inconséquents masquent une déprime latente. Et là, au lieu de classer l’ensemble sous le diagnostic de dépression, si l’on en revient à Dante ou Spinoza, on accusera une lâcheté morale, celle que Lacan précisait. Cette lâcheté est celle d’un dire qui manque à être précis et dont il faut préciser le registre. Toutefois, ceci permet déjà d’aborder autrement la vieillesse. N’hériterait-elle pas d’un rapport plus ou moins lâche au désir de vie ? Tout semblant de vie laisse la vieillesse à sec d’une absurdité, comme ces jouissances addictives d’objets factices qui, une fois éprouvées, ne laissent au sujet que sa dépression. C’est sans appel ! En fait, Ionesco montre les conséquences de mal dire l’impossible du rapport sexuel et du couple et du parlêtre dans le rapport à son corps. Ici, se trouve exigée la précision de dire, la décision de repérer la faille réelle du manque.
Il est un autre volet ouvert par Ionesco. Pourquoi Les Chaises pour aborder la vieillesse? Que disent ces chaises vides qui entourent ce couple de vieillards ? Sans doute plusieurs choses. Elles peuvent évoquer la rudesse de voir disparaître tant d’êtres si aimés durant une vie affective et sociale, et dont la mort ne laisse que des chaises vides. Ce versant affectif est constitutif de l’isolement. Toutefois ces chaises font autre chose. Leur vide met au centre l’objet regard. Quand une vie s’organise autour du seul paraître, elle se retrouve défaite à l’heure de la vieillesse. Mais en dehors de ce stade du miroir et narcissique, ces chaises vides ne dénoncent-elles pas le réel nié, dénié, renié, refoulé, dans une vie mais à quoi la vieillesse confronte. L’âge heurte de plein fouet la volonté de ne rien vouloir savoir du réel, ce qui n’est pas sans concerner la question de la mémoire.
Dans la Troisième, Lacan propose un noeud borroméen complet. D’un côté, le réel de la vie est séparé de la densité imaginaire du corps par la jouissance de l’Autre, mais de l’autre, il est séparé de la mort par la jouissance phallique symbolique. Énoncer cela, en soi, est déjà éclairant. Si la vieillesse, dans son angoisse, est séparée de son corps par la jouissance de l’Autre, elle l’est toujours par le phallus symbolique. Reste ce trou au centre, ouvert par le semblant d’objet a, ici le regard et que peut démasquer la vieillesse. À l’heure où les semblants vacillent, quels effets produisent une confrontation au manque réel d’objet ? Sans doute abattement, colère, dépression, renoncement, mais ne peut-il pas conférer aussi un élan nouveau, un regain d’une vie qui ne serait pas toute soumise à la contingence du corps. Du reste, certaines vieillesses sont fécondes, accomplissant in extremis ce qui ne l’a pas été dans la vie. Si bien que la rafle des spectateurs qui abandonnent ces vieux devant des chaises vides peut aussi avouer leur renoncement, leur aveuglement de vie.
Le stade du miroir
Ces p’tits vieux sont là, mais plus personne ne les voit. Vous vous souvenez du titre complet du Stade du miroir COMME formateur de la fonction du Je. On pourrait dire que chez certains vieillards, la destitution de la relation au miroir fait vaciller le sujet quand l’assomption jubilatoire de l’image s’effondre. Lacan écrit « Le drame de l’insuffisance à l’anticipation d’un sujet pris au leurre de l’identification spatiale machinée par les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme orthopédique de sa totalité. » L’affaissement du regard de l’Autre ôte le soutien orthopédique, ce qui n’est pas sans conséquences sur la métaphore du sujet. À relire le Stade du miroir, on est surpris de voir combien la vieillesse en propose une lecture inversée ! Mais, me direz-vous, quel rapport entre le stade du miroir à six mois et la vieillesse ? Notons que Charles Melman débute son article sur les petits vieux par les nourrissons et l’hospitalisme, en disant qu’il n’y a plus pour les vieux, une mère pour s’occuper d’eux ! Entendons que par delà l’idée ordinaire d’un retour à l’enfance de la sénilité, la vieillesse permet un retour sur la genèse de l’objet quand l’amour vient à manquer. Lacan remarque que d’un manque de désir de sa naissance, le nouveau-né ne se remet jamais. Devrait-on considérer le retour de ce manque de désir d’une vie quand elle est vieillie ? Enfin, dans le Stade du miroir, Lacan situe l’objet a mais qui disparaît devant la présence de l’Autre et l’objet phallique imaginaire. Mais, si la vieillesse entame l’Autre et révèle le leurre de l’objet phallique, ne met-elle pas en avant l’objet a ?
Dans l’Acte psychanalytique, Lacan dit qu’ »il ne suffit pas de parler l’objet a pour que ce soit tout à fait ça », entendons pour qu’il opère. À la suite, il parle du lieu vide de A barré qui ne laisse rien ni d’un je pense ni d’un je suis. C’est dur. Or à ce moment de son propos, les locutions sur le regard fleurissent et, avec lui, le trouble produit. Ainsi, parle-t-il de son émotion à retrouver son auditoire à reconnaître des visages ! Lui qui d’ordinaire regrette son trop grand nombre, ici il est ému devant cet auditoire qui l’aide dit-il à porter sa vie. Son auditoire ? Autant dire des chaises occupées !
Je le cite et souligne : « Vu la chaleur, la familiarité, l’amitié que dégage cette ambiance, à savoir ses figures dont il n’y en a pas une que je ne reconnaisse pour l’avoir vue dans les débuts de cette année, » puis il évoque « la courte-vue » sur le savoir, la nécessité d’un recul dans le regard, « la vieille notion du Je qui ..n’est plus réductible à l’image au miroir ni à un quelconque reflet.[3] » Intéressant cette notation sur un décalage du stade du miroir quand l’imaginaire vaut moins par le – phi que par la consistance du corps, moins par son reflet que par le réel, quand le symbolique est déstabilisé, par exemple sous l’emprise de l’âge ou de la science. L’objet regard s’impose dépris de l’imaginaire phallique. C’est alors que cette jouissance réelle de vie ne trouverait d’autres recours que l’espace logique et topologique à quoi du reste, Lacan lui même s’est astreint malade et dans un âge avancé. Mais me direz-vous, où est la clinique dans tout ça ? Eh bien elle est là, et ne peut être que là, dans la théorie. Sans la théorie, il n’est aucune pratique analytique, mais aucun abord sérieux de la vieillesse. Loin que la pratique se passe de la théorie analytique et topologique, elle en articule les enjeux, comme Freud et Lacan l’ont démontré. La littérature et son écrit permettent de saisir les lignes de force d’une structure. Lacan ne cesse d’insister. Il n’est d’éthique de la pratique analytique que de sa théorie. Sinon pourquoi passer tant d’années en analyse, en contrôle, à lire et travailler Lacan, si la pratique se passe de théorie ? Seule une théorie sérieuse permet une pratique sérieuse, à hauteur de l’enjeu clinique, sinon rien ne distingue un entretien psychanalytique d’un entretien psychologique. Insistons sur ce point dont la psychanalyse avec Lacan dépend.
Incidence politique sur le discours analytique
Dans l’Acte, Lacan invective les psychanalystes. Suite aux événements de mai 1968, et devant le positionnement politique des analystes, il dénonce « la chienlit psychanalytique»! C’est au point d’avoir voulu faire séminaire une année entière sur ce thème. Il a renoncé par fatigue mais parce que c’est par trop visible ! Ceci doit nous orienter de nos jours d’autant qu’il y aoute « le marketing psychanalytique. » Rappelons qu’un an avant, en 1967, paraissait aux Etats-Unis le DSM II et sa nouvelle conception des pathologies psychiatriques qui allait se déverser sur l’Europe. Depuis l’on sait comment les structures psychiatriques en seraient pulvérisées. Désormais, les pathologies seraient considérées selon les troubles qu’elles provoquent, chacun faisant l’objet d’une prescription locale. Il en résulte une inflation des traitements et, dans les institutions, la considération des modalités statistiques desdits troubles. La psychanalyse devra-t-elle sa survie à l’adaptation des psychanalystes aux lois du marché ou bien à l’utilisation qu’elle saura faire de l’objet a dont Lacan souligne qu’il ne suffit pas de le citer pour en bénéficier[4]. L’âge et ses conséquences pathologiques appartiennent à ce contexte, confirmant que la clinique ne peut pas se réduire à une peau de chagrin imaginaire. Il n’est que la théorie pour permettre une clinique psychanalytique d’un transfert qui considère le réel émergeant dans la structure du langage.
Dans L’Acte, compte tenu de la gravité de l’actualité, Lacan met en garde sur la façon dont nous autres analystes nous laissons aisément aller à parler de notre clinique et de notre écoute. Or il lui semble que si la clinique pose son analyste, c’est à la façon dirons-nous dont Alphonse Allais disait « Être de quelque chose ça pose toujours son homme, comme être de garenne, ça pose un lapin !.. » Si la clinique pose un lapin au transfert, adieu la psychanalyse. Et de fait, n’est-elle pas née d’un double échec clinique à l’hôpital avec Charcot, en ville avec Breuer. Breuer est l’exemple type d’une écoute clinique hors analyse du transfert. Sa patiente Anna O., comme il se sait, finira par faire une grossesse extra-utérine, quand lui, dans ce qui ressemble à un passage à l’acte, emmènera sa femme à Venise où il lui fera un enfant. Conséquence ou non, toujours est-il que cette fille finira par se suicider. Une clinique qui se veut analytique sans la théorie n’en revient-elle pas à une écoute à la Breuer ? Alors même que la violence des conséquences démontre aussi l’énergie dont le sujet peut bénéficier quand l’analyste travaille avec le transfert. Alors pourquoi Lacan insiste-t-il tant sur la position analytique sinon qu’elle est particulièrement difficile à tenir. Comme il dit ou bien l’on voudra pétrir son patient par de bonnes intentions, par un savoir de vie de l’émotion empathique comme il se dit ou des connaissances que l’on applique. Ce n’est pas tout, il dénonce aussi une volonté à vouloir « déchiffrer ce qui est tapi dans le tapis[5]» comme si comprendrons-nous, l’analyste menait l’enquête sur « le motif » de la dépression ou du malêtre. Or, il n’est d’autre souci pour le psychanalyste que le symptôme. Et Lacan qualifie la clinique et l’écoute de mots opaques. Opaque ? Nous y reviendrons.
Pour sa part, Lacan préfère parler de sa pratique ou de son expérience. Pourquoi ? Dans l’expérience, Philippe Lacoue-Labarthe déniche le péril. L’expérience mettrait le péril au coeur de la pratique pour l’analysant autant que pour l’analyste et l’analyse ! N’est-ce pas du péril que provient une demande dont la mise au travail permet de faire advenir un autre élan ? Lacan dit qu’il n’est que de s’engager avec son « expérience et une logique au travail d’une théorie écrite et stricte[6] » Travailler avec le péril impose de tenir dans le même acte théorie et pratique. C’est en quoi, on ne peut pas dissocier la clinique de la théorie, à le faire on se retrouve dans une clinique de l’écoute à la Breuer. Lacan enfonce encore davantage le clou. Il n’est donc pas possible de « ramener toutes les théories au même, prôner qu’il ne faut être attaché à aucune, et que l’on peut traduire la gravité de l’expérience traversée par les patients en termes d’instinct ou de comportement, « de genèse du gentil babil » ou en termes de topologie lacanienne, comme si tout ça était du pareil au même.» La théorie n’est pas un patchwork d’un peu de Jung, de Bion, de Dolto et trois nouages de Lacan selon son ressenti et le profil du cas. Mais me direz-vous, c’est infernal la psychanalyse ! Oui, ça l’est, si l’analyste à horreur de son acte, n’est-ce pas ici l’une des raisons ? Mais ajouterez-vous, sans doute ceci importe-t-il pour des cures analytiques, pas pour un travail en institution avec les vieillards.
Pour ma part, j’inverserai le propos. Quel intérêt pour une personne âgée en institution de rencontrer un analyste plutôt que tout autre thérapeute ? Ne doit-on pas exiger de nous que ceci change quelque chose à notre pratique ? En cela, un début de travail avec Charles Melman était très formateur. La confrontation au réel qu’il produisait décalait d’un coup d’une réalité symbolique qui ne trouvait alors que le transfert pour s’orienter ! C’est de cela qu’il s’agit. L’analyse est seule à mobiliser le réel et le réel seul à produire la vie d’un désir !
Alors pourquoi dit-il la clinique et l’écoute opaques ? Car elles disent la jouissance du thérapeute, « jouissance solitaire » « délectation morose » hors transfert. Là où l’analyste se satisfait d’une écoute que Lacan n’hésite pas à dénoncer une « jouissance hypocondriaque centrée autour de quelque chose d’intestinal à l’expérience psychanalytique.[7] » Et voici pour la recherche du motif tapi dans le tapis ! Ces indications pour les problématiques actuelles sont décisives.
Il parlera plutôt de « manipulation logique. » Langue ciselée de Lacan, car la logique n’est pas un éprouvé, un ressenti, elle implique le corps et l’être, non pas au profit d’une théorie intellectuelle hors pratique. Manipulation théorique pratique tresse, tisse, coupe des figures topologiques moins concernées par la jouissance phallique au miroir que par l’Autre barré. Ce temps est aussi celui des personnes âgées. Seule une pratique rigoureusement logique est à même de proposer des ouvertures avec des effets réels de désir de vie. C’est pourquoi, cette pratique avec les personnes âgées, si délicate si difficile si exigeante, impose d’autant plus de rigueur logique qu’elles sont confrontées à l’impuissance d’un corps usé et hors regard dans une vie qui les ignore.
Beckett et l’humain
La seconde raison de ma présence ici est la parution en 2021 d’un livre sur l’écrit et la voix chez Samuel Beckett: « Le métier d’être homme, Samuel Beckett l’invention de soi-même.» De ce titre, je dirais ce que Lacan disait du mot inconscient, « Je n’en ai pas trouvé de meilleur». Il importe de ne céder ni sur cette dimension d’homme, ni sur celle de l’être. Rappelons qu’en 1977, Lacan ouvrait encore la section clinique, il définissait « la psychanalyse comme une pratique délirante mais encore ce qu’on a fait de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d’être homme.[8]»
Bien entendu, homme comme le rappelle Lacan à Genève, n’est pas ce Vir de viril ni, de l’espèce humaine, l’Anthropos, l’homme c’est humus, entre humilité et humiliation. Faille et confusion, car l’humiliation peut résulter du manque d’humilité, parfois sensible chez les personnes âgées. Dans ses Lettres, Beckett dit combien il lui fut décisif et bénéfique dans son analyse avec Wilfred Bion de rappeler à l’humilité l’exaltation suffisante de son Moi. Changer d’axe la parole peut éviter l’humiliation, si fréquente chez les personnes âgées. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faille céder sur la dimension d’homme pas plus que sur celle d’être. Les enjeux sont conséquents et l’actualité nous permet de les estimer. Du reste dans L’Acte en 1968, année de bascule vers le monde actuel, Lacan remarque avec inquiétude « Chaque jour la notion d’homme part à vau-l’eau » précisant « nous ne savons pas si bien ce que c’est qu’un homme. [9]» Lorsque dix ans après, en 1977, il ouvrira la Section clinique il estimera la psychanalyse comme: « une pratique délirante mais encore ce qu’on a fait de mieux actuellement pour faire prendre patience à cette situation incommode d’être homme.[10]» Situation incommode d’être homme, sans doute un euphémisme, mais céder sur cette dimension conduit au pire.
Certes, l’homme de Vitruve aux mesures du globe est-il révolu; certes, Lacan savait ironiser dans La Conférence de Genève sur « nous sommes z’hommes.9 » Zomzom, onomatopée à dire vite d’un homme prêt à l’humiliation sans doute faute d’humilité. Dans Joyce Le Sinthome, il écrira : « LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun. » […] Cahin-caha LOM n’a que ça : un corps, mais au moins l’a-t-il.10» S’il a un corps, donc il a un symptôme, n’est-ce pas l’essentiel pour l’analyse, mais aussi pour le travail avec la personne âgée oh combien réduite à un corps, mais qui reste pour autant un parlêtre. Car ni sur l’homme ni sur l’être, Lacan n’invite à céder, au contraire, dans notre civilisation techno-scientifique, il les spécifie, LOM au corps et le parlêtre. Pourquoi ? Sans doute parce que si nous savons mal ce qu’est l’homme, nous ne savons que trop ce qu’est l’humain, à quoi l’homme dit aujourd’hui se réduire. Humains, ovins, bovins, troupeaux, clinique collective des masses standardisées, toute singularité étant gommée. Massenpsychologie,… Lacan le dit et le répète, il n’est de masse que d’un excès de docilité. Or, dans le Transfert, il dénonce « la masse des analystes ! » Ceci secoue quand on sait que la spécificité physique d’une masse est son inertie. Retour donc à la jouissance analytique hypocondriaque et à la théorie qui permet de tenir avec cohérence et logique sur questions, puisque Lacan introduit alors le Huit intérieur et les quantificateurs. On oublie parfois d’associer ces éléments, mais il peut être important de constater combien il n’est de psychanalyse que située au carrefour de la civilisation, de la singularité de l’homme et de la rigueur théorique ? Pas d’acte analytique sans ce nouage, et sans doute le sort réservé aux vieux dans une civilisation en dit-elle long sur son abord de l’homme.
C’est pourquoi l’introduction de la logique et de la topologie est une chance qui nous rappelle sans cesse à la rigueur d’une pratique qui sinon s’efface en lâchant sur le parlêtre. Disons que l’analyse permet de tenir sur la singularité de l’homme en société par la logique topologique et des quantificateurs !
Logique et contradiction
Comment LOM tient-il sur le parlêtre ? Par deux exemples de registres différents, je voudrais situer avec simplicité le bénéfice pratique mais précis d’un travail logique. Beckett écrit:
« Que ferais-je sans ce monde où être ne dure qu’un instant ou chaque instant verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été.[11]»
Vous entendez ? L’être, oublié de ne durer que le temps de le dire, car déjà il bascule dans le vide. Mais de ce nouage incertain entre corps et parole se faufile ce que Lacan qualifie de « Jouissance opaque d’exclure le sens.11» Mais cette opacité de la jouissance impose la théorie d’une pratique logique dans sa rigueur qui seule décalera du sens mais en gardant son cap.
La logique sera attentive à la contradiction, pas du raisonnement, contradiction imposée par l’impossible du réel qui, infailliblement, impose le cap à tenir. Considérez. Beckett n’interroge pas sa présence dans un monde qui l’anéantit, non. Il pose que sans ce monde, il ne ferait rien ! Ça c’est inouï ! La négation se radicalise jusqu’à la préposition Sans, titre aussi d’un de ses textes. Ce faisant, elle fait point de butée à l’être-pour-la-mort de la négation que Lacan repérait dans sa réponse à Jean Hyppolite, et à l’impuissance qui en résulte. Au contraire, comment ferais-je sans ce monde, le réel noué désenglue de la paralysie, fait point d’arrêt à la déréliction, et remet en mouvement.
Dans Le Transfert[12], Lacan indique un autre type de contradiction, celle-ci symbolique. Il l’appelle la petite contradiction cachée dans l’entre-deux-morts. Lacan souligne que la frontière de la vieillesse qui s’achève inéluctablement par la mort ne se confond pas avec une autre frontière qui voue l’homme à une autre mort à vouloir ignorer le Réel. Il s’agit du naufrage organisé par l’homme qui veut ignorer le réel de son être de parole, sa qualité de parlêtre. Lacan énonce « l’homme aspire à s’y anéantir pour s’y inscrire dans les termes de l’être. Non seulement l’homme aspire mais en outre c’est à être. Ici donc, c’est à vouloir s’éterniser plus que ne lui offre sa parole, qu’il aspire à se détruire. Cette remarque n’est pas la déduction d’un motif tissé par les fils de l’écoute du thérapeute, elle dénonce une contradiction logique fatale qui pousse à faire le mort dans sa vie, et ceci concerne le diagnostic d’Alzheimer, pour jouir d’une petite éternité cachée.
Débusquée, cette contradiction révèle un sujet dont le signifiant restituera à cet homme sa singularité, seule en mesure de rompre sur un « tout homme » qui n’a d’universel que le vide qui l’engendre, mais où tout Autre sait se faufiler et l’anéantir.
Conclusion.
L’homme d’un tout homme[13] virera inéluctablement à l’humain, deviendra un p’tit vieux, ignorant sa singularité, celle de la faille qui seule le contraint à dire. Dire, juste cela, mais dire là où tout-homme, pour être non-homme, ne trouvera dans aucune conquête le prédicat qui le nommerait dans sa singularité. Alors c’est quoi un homme en mesure de soutenir son désir de vie jusqu’au bout ?
L’homme d’un tout homme[14] ne saura que virer à l’humain décidé à ignorer sa singularité, son rapport singulier à la faille réelle qui seule le contraint à dire. Dire, là où tout-homme est non-homme mais dont aucune conquête ne saurait trouver le prédicat qui le fonderait. Alors qu’est-ce qui décalera LOM de son corps ?
En 76 dans Joyce le symptôme, Lacan s’étonnait ! Pourquoi Dieu qui seul a créé les espèces animales est-il allé demander à Adam de les nommer ? Soit ! Mais qui a nommé l’homme ? L’homme est un sans nom, et c’est là sa seule différence avec les animaux ? En effet, aucun nom ne lui convient jamais ni homme ni être ni sujet.
Mais vers la fin de L’Acte psychanalytique, Lacan écrit au tableau : Tout homme est un animal sauf à ce qu’il se n’homme, écrit n’homme. Est-ce à dire qu’il revient à chacun de se n’hommer dans la singularité réelle de la faille qui lui permet de soutenir un désir de vie singulier. Ce désir qui n’appartient qu’à lui est constitutif de sa dimension. Ici, donc il évitera de virer à l’humain. N’hommer, il faut écrire ce signifiant pour découvrir la négation inscrite par Lacan. Cette négation propre l’inconscient, à l’homme donc, comme toutes les négations, oriente[15]. Élidée, elle est discordantielle mais porteuse d’un accent explétif qui induit que seul un sujet peut se n’hommer. Nommer sa faille réelle, fût-ce à se n’hommer L’Innommable comme Beckett.
Pour conclure, n’est-ce pas par ce seul nom que seul un sujet peut se donner en n’hommant la faille réelle constitutive de cet impossible rapport que l’homme peut avoir le désir de soutenir sa vie même dans la vieillesse ? Cela peut être sa façon d’investir un nom de famille, reçu ou mal transmis, mais son nom sera singulier et écrit. Écrit, puisque ce nom sera la trace signifiante de son rapport au réel, donc porteur d’une négation. N’est-ce pas ceci qui a permis à un Ionesco de se relever, vaille que vaille; à un Lacan de rester actif jusqu’au bout de la maladie; à un Melman de ne s’arrêter qu’au bord de la fin ? Je me souviens de ce même Charles Melman, nous demandant ce qui avait bien pu soutenir Lacan aussi longtemps dans son désir de travail ? Je ne connais pas sa réponse, mais ceci paraît une réponse possible. Faisons une dernière observation à propos de la passe. Chacun s’en va en disant « Lacan lui-même a dit avoir raté la passe ! » Sans doute, mais ne renvoyait-il pas ainsi chacun à son propre échec de n’avoir pas su, à la fin de son analyse, se n’hommer ? N’est-ce pas cela « la chienlit psychanalytique » ? Des sans nom. Melman s’est-il n’hommé ? Si le désir de vie est une réponse, il n’a pas glissé dans l’humain sachant ainsi léguer à cette Association d’analystes une éthique analytique qui ne dépende pas du marketing de sorte que la psychanalyse soutienne encore un acte singulier, seul à être politique.
[1] Jacques Lacan, Conférence de Genève sur le symptôme, 4-10-1975.
[2] Charles Melman, Comment ne pas devenir des petits vieux ? Conférence 2009 Montpellier, Article sur le site de l’ALI.
[3] Jacques Lacan, Le Séminaire XV, L’Acte psychanalytique. 19/6/1968.
[4] Jacques Lacan, Séminaire XV, 1967-68, L’acte psychanalytique, Paris, ed. Non publiée l’Ali. Le 10-6-68.
[5] Jacques Lacan, Le Séminaire XV, op.cit. 24-1-68.
[6] Jacques Lacan, Le séminaire XV, L’acte psychanalytique, 28 février 1968.
[7] Jacques Lacan, Le séminaire XV L’acte psychanalytique. Leçon du 24/1/1968.
[8] Jacques Lacan, Ouverture de la section clinique le 01-5-1977 sur le site Pas-tout Lacan 1926-1981.
[9] Jacques Lacan, Le Séminaire XV, L’acte psychanalytique, 1967-68. Le 19/6/68.
[10] Jacques Lacan, Ouverture de la section clinique, 01-5-1977, site Pas-tout Lacan 1926-1981.
[11] Samuel Beckett, Poèmes suivi de Mirlitonades, (1968) Paris, Les Editions De Minuit, 2019.
[12] Jacques Lacan, Le Séminaire VIII, Le Transfert, 1960-61. Leçon du 11/1/61.
[13] Jacques Lacan, Le Séminaire XV. L’acte psychanalytique, Paris, Le Seuil, 2024. 20/3/1968. « Le « tout » ce qui nous représente, dans cet appel de la reconnaissance, pourrait avoir affaire avec ce vide, avec ce creux, avec ce manque. Or, c’est là ce qui n’est pas. C’est qu’au principe de l’institution de ce « tout » requis chaque fois que nous énonçons quoi que ce soit d’universel, il y a autre chose que l’impossibilité qu’il masque, à savoir celle-là de se faire reconnaître. »
[14] Jacques Lacan, Le Séminaire XV. L’acte psychanalytique, Paris, Le Seuil, 2024. 20/3/1968. « Le « tout » ce qui nous représente, dans cet appel de la reconnaissance, pourrait avoir affaire avec ce vide, avec ce creux, avec ce manque. Or, c’est là ce qui n’est pas. C’est qu’au principe de l’institution de ce « tout » requis chaque fois que nous énonçons quoi que ce soit d’universel, il y a autre chose que l’impossibilité qu’il masque, à savoir celle-là de se faire reconnaître. »
[15] Lors d’une discussion Jean-Luc de Saint-Just l’observait également justement.