POSITION DU REEL
Je rappelle quelques indications des Séminaires précédents, qui visent à poser le Réel avec certitude, en écartant l’idée de supposition. Je cite le texte très clair des Non Dupes errent « Il s’agit de le débusquer (le Réel) de cette position de supposition, qui, en fin de compte, le subordonne à ce qu’on imagine ou à ce qu’on symbolise. » (Leçon du 15 janvier), Il y a une position du Réel indépendante de sa représentation, qui est sensible dans la dualité « nœud mental – nœud réel » que présente RSI (11 février) : ce n’est pas le fait de tracer le nœud qui lui donne ex-sistence. Le nœud ex-siste même si aucune figure n’en est tracée : c’est cette ex-sistence indépendante qui est le Réel même du sujet, le Réel qui, nous dit Le Sinthome du 13 Janvier « ne consiste, qui n’ex-siste que dans le nœud ». Je cite encore la même journée du 15 janvier des Non Dupes errent «…par rapport à ce trois, vous êtes non pas son sujet, l’imaginant ou le symbolisant, vous êtes…coincés : vous n’êtes que – en tant que sujets – les patients de cette triplicité… ».Le nœud mental qui possède les mêmes caractères, consistance et ex-sistence, que le nœud réel, où on peut situer l’écriture du Réel avec le rond qui fait trois, ou l’opération de coinçage qui donne sa limite à l’ex-sistence, au tourne-autour de chaque rond, n’étant pourtant – relativement au noeud réel – que mythe ou métaphore, « duperie » d’une écriture. Le nœud réel me semble-t-il, pris en lui-même, en tant que structure avenant dans lalangue et déterminant le sujet, n’implique aucune représentation imaginaire, ni aucune écriture.
Lacan semble donc adopter une position franchement réaliste dans un débat qui parcourt l’histoire de la philosophie, mais son réel n’est pas la réalité structurée et intelligible des philosophes réalistes, Platon, Aristote ou Spinoza,
laquelle peut apparaître comme le double spéculaire de représentations mentales. S’il arrive à Lacan d’énoncer des propriétés du Réel, il le fait en utilisant des expressions telles que : impossible, hors pensée, hors sens, sans relation, qui reprennent les expressions classiques de la théologie négative, ou bien il se réfère à l’indécidabilité mathématique où se marque la limite d’un système symbolique dont l’« échec » à démontrer manifeste l’ex-sistence d’un Réel.
Peut-on néanmoins objecter que le nœud est suspendu au dire de Lacan : je cite Les Non dupes errent (18 décembre) : « Ce n’est pas tellement ce nœud qui est important, c’est son dire…Ce qu’il a de bien, n’est-ce pas ce nœud, c’est que justement, il met tout à fait en évidence que ce dire, en tant qu’il est le mien, y est tout à fait impliqué. ».
Le dire de Lacan est en un sens la condition de validité du nœud dans le champ psychanalytique. Peut-on aller jusqu’à parler aussi de condition d’existence puisque Lacan suggérait dans la journée précédente que la nomination par lui du nœud comme Réel relève de son invention ? Mais il ne s’agit là d’aucune « création » du réel : comme l’énonce Le Sinthome (13 janvier) : « Qu’est-ce que dire … le vrai sur le vrai ? C’est faire rien de plus que ce que j’ai fait effectivement : suivre à la trace le Réel. » Cela n’exclut donc pas que le noeud en tant que réel ait précédé la recherche qu’en fait Lacan. « J’ai ajouté dans mon fors intérieur : « Je te baptise Réel, parce que si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer. » Et c’est bien pourquoi je l’ai inventé. ». L’ambiguïté de l’expression – empruntée à une boutade fameuse de Voltaire : « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » – n’empêche pas l’implication : tu existais donc avant que je t’écrive . Le nœud ainsi manifesté prend un caractère nécessaire par quoi il ne va plus cesser de s’écrire ; si l’écriture du noeud a connu une émergence mathématique proprement dite, elle connaît avec l’invention de Lacan une émergence dans la théorie analytique, même s’il n’y a aucune écriture proprement dite dans le nœud réel.
Tout ceci nous amène aux difficultés propres au Séminaire du Sinthome concernant la position du Réel et son rapport avec la vérité
CONVERGENCE DU SINTHOME ET DES Sëminaires précédents
Lacan reprend dans le Sinthome beaucoup des déterminations des Séminaires précédents.
D’abord la position du réel comme hors sens, qui est à nouveau affirmée avec la référence à la mise à plat du noeud : « j’y montre un champ comme essentiellement distinct du Réel, qui est le champ du sens. » (13 avril) et il ajoute « Que le Réel n’ait pas de sens… est figuré par ceci…qu’ils sont distincts comme champs établis. »Mais cette réaffirmation est évidemment périlleuse car elle risque de priver de validité tout énoncé portant sur les propriétés du Réel. Je vais y revenir plus loin.
Mais on peut se demander tout de suite si Lacan a proposé une alternative à cette référence au sens. On trouve dans la leçon du 13 mars du Sinthome une opposition très marquée entre sens et orientation. Le terme sens en français réalise la convergence de deux étymologies au départ sans rapport l’une avec l’autre, la première évoque la sensation et la signification conceptuelle qui en dérive, la seconde le sens de la flèche, la direction ou l’orientation. Le modèle du travail de l’artisan les fait converger, puisque le sens de son travail est donné par la fin qu’il se propose et vers laquelle il tend. Mais leur dissociation est tout à fait possible, même au niveau de la langue commune.
Dans cette leçon du 13 mars Lacan file la métaphore avec beaucoup de brio : on passe de la vessie qu’on transforme en lanterne en mettant le feu à l’intérieur : pour éviter de prendre, avec l’affirmation d’un rapport sexuel, une vessie pour une lanterne. Le feu c’est le « masque » du réel qui interdit cette affirmation ; il met le feu à tout, peut être parce qu’il rend caducs les couples de notions imaginaires tel le rapport sexuel.
Mais il est précisé que c’est un feu froid, pour écarter les hautes températures qui ne connaissent pas de limite au profit du point de butée qu’est la limite du bas, le zéro absolu,sans doute évocation du Réel en tant que zéro de l’inexistence de la jouissance (cf Les Non dupes errent 19 février : « … un connote fort bien la jouissance et… zéro ça veut dire y en a pas, ce qui manque.» cf aussi ce que Lacan dit de l’inexistence dans la leçon du 19 janvier de … ou pire. )
Cette référence à la limite liée à l’ex-sistence des registres, reçoit d’ailleurs son illustration dans la leçon du 16 décembre du Sinthome « à sister hors de l’Imaginaire et du Symbolique, il (le réel) cogne, il joue tout spécialement dans quelque chose qui est de l’ordre de la limitation. » et « les deux autres, à partir du moment où il est borroméennement noué, lui résistent. C’est-à-dire que le Réel n’a d’ex-sistence – c’est bien étrange que je le formule ainsi – qu’à rencontrer du Symbolique et de l’Imaginaire l’arrêt. »
Reste le terme orientation que Lacan introduit dans la leçon du I6 mars à partir de l’échelle des basses températures : « La seule chose qui y ait de Réel, c’est la limite du bas. C’est ça que j’appelle quelque chose d’orientable. » On pourrait songer aux développements topologiques complexes de la leçon du 14 mai des Non dupes errent, où Lacan oppose nœud lévogyre et nœud dextrogyre et caractère centripète ou centrifuge des ronds. Mais à mon sens Lacan en reste à une référence très générale, telle qu’il peut l’exprimer dans cette leçon à propos de l’opposition lévogyre – dextrogyre : « du seul maniement… du nœud borroméen, il surgit une distinction qui est de l’ordre de l’orientation », et qui est donc indépendante de toute considération de sens. De la même façon, pour revenir au Sinthome, poser le Réel comme limite du bas et zéro absolu, rencontrer dans la pratique la butée qu’il implique quand il cogne, ne relève pas du sens mais de la simple orientation. « … l’orientation n’est pas un sens, puisque elle exclut le seul fait de la copulation du Symbolique et de l’Imaginaire en quoi consiste le sens. L’orientation du Réel, dans mon ternaire forclôt le sens. » Et c’est l’écriture, privée en elle-même de sens, qui pointe le Réel et oriente vers lui : je cite Les Non dupes errent (21 mai) « si cette dimension du savoir touche au bord du Réel, c’est à saisir, à jouer avec ce que j’appellerai les fronces, les bords du Réel, c’est pour autant que je fais foi à ceci, que seule l’écriture supporte comme telle ce Réel ; que je peux dire quelque chose qui soit orienté, simplement. Simplement orienté. » Simplement orienté et pas forcément pourvu d’un sens vrai ou rigide.
Lacan propose encore d’autres énoncés « négatifs » à côté du hors sens : « Le vrai Réel implique l’absence de loi. Le Réel n’a pas d’ordre. » (Sinthome 13 Avril) : on conçoit qu’il s’agisse d’un équivalent d’impossible puisque dans la conception traditionnelle, leibnizienne, du possible dont le réel est censé dépendre, le possible relève d’une articulation symbolique et qu’il y a des lois de compossibilité.
C’est d’ailleurs en ce sens que Lacan décale le discours heideggérien qui suppose me semble-t-il une certaine affinité entre le vrai et l’Ëtre, si difficile que soit à dire ce qui peut les lier.
En outre Lacan reste fidèle à l’essentiel de ce qu’il a posé dans les Séminaires précédents : la référence à l’écriture du Réel dans le nœud à trois, et le caractère inédit voire ’’forcé’’ de son invention. Avant son ’’invention’’ du nœud, il pouvait poser que « c’est à se trouver défini comme l’impossible à démontrer le vrai dans le registre d’une articulation symbolique que le Réel se place… » (L’Envers de la psychanalyse 10 juin ALI p 236) Et Encore caractérise le Réel du rapport sexuel comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire » (journée du 10 avril). L’écriture du nœud prend le contrepied de ce dernier énoncé cf Le Sinthome (13 Avril ) « J’ai inventé ce qui s’écrit comme le Réel. Mais ce Réel je l’ai écrit sous la forme de ce qu’on appelle le nœud borroméen … Le Réel, c’est ça – c’est ça qui consiste à appeler un de ces trois Réel. » La référence au nœud, accomplie dans les deux Séminaires précédents déborde les moyens utilisés jusque là, théologie négative, ou limitation interne d’un champ mathématique ; comme l’énonce la leçon du 11 mai « Mon nœud (…) est uniquement ce par quoi s’introduit le Réel comme tel … » et cette monstration implique pour le Réel la fonction du nouage, de la mise en accord des deux autres registres. Et c’est bien avec cette écriture du nœud que la négation semble disparaître dans la détermination du Réel.
Détermination qui n’implique peut être pas en elle-même un contenu de sens, même si elle peut s’accompagner d’une détermination littérale de type mathématique. Et pour ce qui semble tout de même une possibilité « positive » du réel – le nouage – on peut faire un parallèle avec la façon dont le réel de la nature physique s’est prêté à la mathématisation galiléenne sans qu’on ait à poser pour cela une détermination préalable, un « savoir » dans le Réel.
Lacan différencie explicitement cette nouvelle écriture de l’écriture des lettres (cf la même leçon : « A vrai dire le nœud borroméen change le sens de l’écriture. Ça donne à la dite écriture une autonomie ; c’est une autonomie d’autant plus remarquable qu’il y a une autre écriture (sur laquelle Derrida a insisté…) qui résulte d’une précipitation du signifiant… » – Il donne pour cette dernière l’exemple de l’écriture grand S du signifiant. C’est une écriture qui s’origine dans lalangue. Alors que « l’écriture enquestion (celle du nœud) – vient d’ailleurs que du signifiant. » Elle renvoie directement à la « monstration » mathématique.
Ce qui fait proprement difficulté en tout ceci, ce n’est donc pas le contenu de ce que Lacan apporte, mais ce qui semble être une position de retrait par rapport à l’affirmation réaliste du Réel. Il parle à propos de l’organe nouant I et S de « supposé Réel qui ne serait rien de plus que mon symptôme. »
Et le même problème se pose pour l’énoncé « le réel est sans loi » que j’évoquais plus haut. Lacan interrompt sa phrase : « si c’est mon symptôme dites le moi ! »
REALITE ET REEL
C’est donc la question de la « vérité » du Réel qu’il faut aborder mais on doit peut être d’abord considérer le terme de réalité que Lacan oppose plusieurs fois dans le Sinthome au terme de Réel, et peut être pas au sens où il l’emploie habituellement en relation avec le fantasme. Il définit très classiquement le vrai comme dire conforme à ce qu’on appelle la réalité, qui est « ce qui fonctionne, ce qui fonctionne vraiment. » (13 avril) En rapportant jusque là la réalité au fantasme, Lacan ne l’a évidemment jamais réduite à l’Imaginaire. Le petit a du fantasme est de l’ordre du Réel qu’il implique ; il n’y a manifestement aucun idéalisme dans cette référence ; et ce qui fonctionne vraiment en tant que réalité, ne peut au premier abord que toucher à ce qui ce qui fait support de la réalité du côté du Réel. Or cette leçon du Sinthome assure que « ce qui fonctionne vraiment n’a rien à faire avec ce que je désigne du Réel. » S’agit-il du registre général du Réel, des espèces de Réel qu’il n’a cessé de repérer au cours de son enseignement, ou seulement du Réel qu’il écrit pour la première fois dans le nœud en posant celui-ci par son dire. Cela expliquerait peut-être l’usage de l’expression « Mon Réel », mais la difficulté se déplace avec le retour de l’idée de supposition : « C’est une supposition tout à fait précaire que Mon Réel conditionne la réalité, la réalité de votre audition par exemple. » Sans doute ce qui est explicitement atteint, c’est le lien du Réel du nœud avec la réalité. Mais cela ne met-il pas en cause les articulations antérieures et notamment que ce que j’appellerai l’épistémologie de Lacan ; celle-ci est bien distincte de ses thèses sur la structure du sujet, même si elle est formulée à partir du discours analytique : je pense à l’énoncé selon lequel la science émerge avec la rupture induite par Galilée et Newton, et qu’elle est la condition nécessaire de la naissance ultérieure de la psychanalyse sans que celle-ci y soit nullement incluse. Et comment éviter la référence au réel dans cette émergence, dans ce qui sert à fonder la science de la réalité ? La journée du 8 décembre de l’Objet de la psychanalyse définit l’objet de la science en écartant les données empiriques de la réalité commune au profit de la pensée du trou induite par le créationnisme juif : « Le sujet ne peut fonctionner qu’à être défini comme une coupure, l’objet comme un manque. Je parle de l’objet de la science, autrement dit un trou… seul le trou peut passer… pour la fonction de la cause matérielle. » Sans doute réel de la science et réel du sujet sont-ils bien distincts et le trou que cerne le discours de la science n’implique pas l’objet a dans sa démarche théorique – contrairement à la psychanalyse. Mais peut-on mettre de côté le réel de la nature ?
Mais ce qui est plus problématique encore, c’est l’affirmation que certains éléments que l’on peut au premier abord inclure dans la structure du sujet n’ont rien à faire avec ce que Lacan désigne ici comme réel. Il y a d’abord la représentation du sujet par un signifiant, qui ainsi représente vraiment le sujet. Il serait absurde de penser à une représentation fidèle du type de l’image. Il s’agit plutôt d’un fonctionnement constant et cohérent « Le vrai est dire conforme à la réalité – la réalité qui est à l’occasion ce qui fonctionne, ce qui fonctionne vraiment ». et sans doute aussi de la valeur du principe de contradiction pour tous les énoncés portant sur la réalité. Or ajoute Lacan : « Mais ce qui fonctionne vraiment n’a rien à faire avec ce que je désigne du Réel. C’est une supposition tout à fait précaire que Mon Réel conditionne la réalité, la réalité de votre audition par exemple. Il y a là un abîme dont on est loin de pouvoir assurer qu’il se franchit ». Nous retrouvons donc la supposition. Mais comment comprendre la consistance de la réalité à partir du fantasme sans se référer à « ce qui fait tenir l’image », l’objet a et à l’ex-sistence du Réel auquel il renvoie.
Ajoutons que la formule de la représentation du sujet par un signifiant, si elle s’inscrit dans un cadre symbolique en tant qu’elle constitue une subversion de l’algorithme saussurien et si Lacan montre bien la cohérence proprement symbolique de son articulation, peut difficilement se passer de la référence au Réel, auquel elle a été d’emblée liée, notamment pour le Sujet-Chose, « ce qui du Réel primordial pâtit du signifiant », et pour l’abîme qui sépare le S1 et le S2.
Il en est de même, ajoute Lacan, pour « l’instance du savoir que Freud rénove sous la forme de l’inconscient, et qui est une chose qui ne suppose pas du tout le Réel dont je me sers. » Sans doute la référence à l’inconscient ressortit-elle de prime abord au Symbolique, mais l’analyse du rêve d’Irma, comme le pointait Charles Melman dans son intervention de la fin des Journées, peut elle se passer, dans la lecture qu’en donne Lacan, de la référence au Réel ? Faut-il alors spécialiser la fonction du Réel au seul nouage des registres, et renoncer à lier le Réel à des données pourtant essentielles de la structure subjective et qui se retrouvent dans le nœud ? Où est-ce seulement ce qui fait sens dans ces articulations qui serait atteint ?
VERITE DU REEL ?
Je passe à la question même de la vérité
La perspective que semble prendre le plus souvent Le Sinthome est celle d’une vérité commune, fondée sur la fidélité de la représentation et soumise aux principes de la logique ; elle est évidemment conditionnée par l’énoncé d’un sens : seul un énoncé sensé peut être dit vrai ou faux : « N’est vrai que ce qui a un sens. » (9 mars)cf aussiL’insu que sait… (15 Mars) « Contrairement à ce qu’on dit, il n’y a pas de vérité sur le Réel, puisque le Réel se dessine comme excluant le sens. Ça serait encore trop dire parce que pour dire ceci, c’est quand même supposer un sens. Le mot réel a lui même un sens… »
On se trouve devant une difficulté générale : aucun énoncé sur le réel ne peut être dit proprement vrai puisque je ne peux le dire vrai qu’à lui reconnaître un sens et que le Réel exclut le sens. On ne peut même pas dire « le Réel exclut le sens » puisque énoncer le Réel, ne serait ce que le baptiser d’une lettre, c’est contradictoirement avec cet énoncé, lui conférer un sens.
Toutefois le terme vérité a un autre sens plus déterminé et qui est propre au discours psychanalytique. Il concerne ce que Lacan appelait dans l’Objet de la psychanalyse l’être de vérité du symptôme, ce qui depuis le réel vient troubler la relation du sujet au savoir qui le supporte. Or une telle vérité du symptôme est irréductible à la « transparence » à quoi s’efforce la vérité commune ou logique : je cite la Logique du fantasme(22 février) « La vérité se manifeste de façon énigmatique dans le symptôme. Qui est quoi ? une opacité subjective… le sujet peut être intransparent. » Et c’est bien en relation au Réel – du rapport sexuel – qu’elle se manifeste. « Le vrai concerne le réel en tant que nous y sommes engagés par l’acte sexuel, par cet acte sexuel dont j’avance d’abord qu’il n’est pas sûr qu’il existe – quoiqu’il n’y ait que lui qui intéresse la vérité. » (10 mai)
Et dans l’expression de cette vérité il y a embrouilles… « Le Réel se trouve dans les embrouilles du vrai… » remarquait Lacan dans sa critique de Heidegger (10 février). Celui-ci ramène le « vrai réel » à l’authentique (Echt) autrement dit suppose que le Réel est « droit ». Il a sans doute fourni à Lacan l’idée du mi-dire mais elle n’affecte pas dans son propos la possibilité d’une vérité ou d’un sens de l’Etre. Alors que Lacan oppose le Réel marqué de fallace et le vrai. (9 mars) ; car non seulement la vérité ne peut que se mi-dire, mais elle s’exprime sous la forme du mensonge : comme il le dira dans L’Insu que sait…(15 Mars) « le réellement Symbolique, c’est le Symbolique inclus dans le Réel. Le Symbolique inclus dans le Réel a bel et bien un nom, ça s’appelle le mensonge. ».
Mais la difficulté subsiste : à supposer qu’il n’y ait de sens que menteur, il reste que même le mensonge fait question puisque tout mensonge s’inscrit dans le cadre du sens.
La référence à une pure écriture semble être le seul moyen d’écarter ces apories. Nous avons plus haut que Lacan a opéré avec le nœud le forçage d’une nouvelle écriture qui ne provient pas du signifiant mais directement du discours mathématique et qui présentifie le registre du Réel. Cette écriture, même si elle est par elle-même privée de sens, manifeste l’événement du dire de Lacan (Non dupes errent 8 janvier) « Le dire ça vient à s’écrire… » (idem 19 février)
L’écriture donne ainsi « support à la pensée » (Sinthome 11 mai) – on peut lui « accrocher des signifiants », et « le dit n’est pas du tout forcément vrai. ». De toute façon « …quand on écrit on peut bien toucher au réel mais pas au vrai. » (10 février)
Mais la liaison du dire et de l’écrit est un point difficile. On peut se référer à la leçon du 10 janvier du Moment de conclure. Lacan dans Encore posait que « le Réel ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Il répond en quelque sorte à cet énoncé « C’est bien par l‘écriture que se produit le forçage. Ça s’écrit tout de même le Réel ; car comment le Réel apparaîtrait-il s’il ne s’écrivait pas ? C’est bien en quoi le Réel est là. Il est là par ma façon de l’écrire. » Mais il est impossible de le dissocier du dire qui le pose en tant qu’écriture. Ce n’est donc pas la présence pure du Réel sans relation, semblable à l’Etre de Parménide. Il y a forçage, acte mais aussi bien artifice d’un parlêtre, « lié au fait qu’il y a de la parole et même du dire ». En quoi consiste le pas ?
L’artifice de l’écriture du nœud permet de dissocier écriture et signifiant, l’écriture devient autonome ; « Ça change le sens de l’écriture. Ça montre qu’il y a quelque chose à quoi on peut accrocher des signifiants. »(Sinthome 11Mai). L’écriture n’est plus simple dépendance de la parole ou de la pensée, elle n’est plus représentation ou traduction. Et cette autonomie, liée à son caractère de « présentification du Réel » à laquelle Lacan fait foi, permet de placer en position seconde la mension du dit par quoi on peut accrocher les signifiants à tel ou telle place dans l’écriture du nœud. Et «…cette façon d’écrire permet de prolonger mension en mensionge : ça indique que le dit n’est pas du tout forcément vrai. ». Mais même faux ou mensonge, le dit reste possible. Lacan dit du Réel comme impossible dans L’insu que sait…(10 mai) « …je n’énonce pas que « il ne cesse pas de ne pas se dire », ne serait-ce que parce que le Réel, je le nomme comme tel, mais je dis qu’il ne cesse pas de ne pas s’écrire. » (10 mai). Il reste alors au moins la possibilité d’une orientation que les dits reçoivent des propretés du nœud ou de sa figuration dans sa mise à plat.
Quant au dire, s’il concerne la vérité, il ne peut être traduit en termes de vérité, il est ex-sistence au dit, « il passe le dit » et s’il y a mathématisation de ce que Lacan enseigne, c’est seulement dans l’après coup et dans le caractère enseignable de cette mathématisation que le lien du mathème au dire qui l’a posé peut être reconnu.
« MON SYMPTÔME »
Reste enfin la formule « mon symptôme » employée pour désigner le Réel ou « mon réel », le Réel tel que le dit et l’écrit Lacan. Elle marque l’expression d’une réserve au plan de la pertinence ou de la vérité de la position du Réel propos Que le Réel puisse faire tenir ensemble l’Imaginaire et au Symbolique, «…c’est quelque chose dont je peux dire que je le considère comme n’étant rien de plus que mon symptôme. » (13 avril ) et un peu plus loin : « après tout, ce n’est pas sûr que ce que je dise du Réel soit plus que parler à tort et à travers. »
Au niveau le plus commun de la lecture, une thèse personnelle (mon symptôme), une « élucubration », une construction théorique hasardeuse, même si elle peut tomber juste. qui ne vaudrait que pour Lacan et qui serait aussi contestable que l’hypothèse de l’énergétique freudienne. Et nous retrouvons la question des dits de Lacan sur le réel si on doit les situer à ce niveau. Parle-t-il à tort et à travers, comme il se le demande lui-même ? Ces dits peuvent-ils constituer un savoir consistant ? : « Il s’agit pour moi de savoir si je ne sais pas ce que je dis comme vrai… »
Contrairement à ce que serait une articulation proprement théorique, telle que celles que propose le discours de la science, laquelle pourrait s’inscrire au contraire dans le cadre d’énoncés pertinents, en ayant pu cerner le réel auquel elle a affaire.
Mais ce symptôme n’en est pas moins une forme théorique de réponse à l’hypothèse de Freud. Je note au passage que le discours philosophique présente des « réponses » comparables : ainsi la substance individuelle aristotélicienne répond-elle à l’Idée platonicienne, et l’Ame spinoziste, simple idée et mode de la Pensée absolue qui la détermine, répond-elle à la substance pensante dotée de libre arbitre que prétend poser le cogito cartésien.
Ce qui est alors en jeu dans ce cadre essentiellement théorique, c’est la relation au Réel pris en lui-même qui y est impliquée. Il y a en effet à distinguer chez Freud la découverte de l’inconscient et l’hypothèse de l’énergétique. Contrairement à l’accueil plutôt favorable qu’il lui faisait dans sa thèse de jeunesse, Lacan rejette ici sans la moindre hésitation l’hypothèse de l’énergétique. Celle-ci était une métaphore liée à la science telle qu’elle était conçue du temps de Freud, métaphore non fondée par Freud et intenable, l’idée de constante étant inapplicable à l’appareil psychique (cf l’exemple du couple stimulus-réponse donné au début de la leçon du 13 avril)).
Mais la position du Réel – dans l’articulation du nœud – est aussi bien une réponse à ce qu’on peut supposer être une vérité, la découverte de l’inconscient « C’est dans la mesure où Freud a fait vraiment une découverte, et à supposer que cette découverte soit vraie, qu’on peut dire que le Réel est ma réponse symptomatique.» (13 avril). Le symptôme participe donc, comme nous l’avons vu, à la dimension de la vérité et même à la mise en place d’une articulation de savoir. Il doit donc avoir sa consistance et même si je puis dire son ex-sistence. en tant qu’il renvoie au réel irréductible d’un dire fondateur.
CONCLUSION
On rencontre ici la spécificité du discours psychanalytique. Le sujet savant peut sans doute être affecté par sa découverte mais celle ci, en tant qu’elle s’insère dans le discours de la science qui forclôt le sujet, ne porte pas la trace de son inventeur même si on assigne un rôle à son dire dans le temps de l’invention ; elle est en outre sans cesse reformulée à partir des découvertes ultérieures et ce ne sont pas les savants dans leur spécialité, mais les épistémologues et les historiens des sciences qui étudient les modalités des inventions scientifiques.
Par contre, tout comme le dire d’un artiste créateur dans ses oeuvres, celui du fondateur reste présent dans les constructions théoriques de la psychanalyse, et dans le cas de Lacan, jusque dans la position même du nœud et la mise en place de son écriture. On peut comprendre donc que le symptôme de Lacan soit inséparable de son dire. Si symptôme il y a, il y a quelque chose du réel propre à Lacan qui y est impliqué, avec l’opacité subjective propre au symptôme.
Que peut-on invoquer toutefois pour conclure qui aille dans le sens de l’universalisation de la psychanalyse que Freud visait déjà avec la référence à l’énergétique (mais en pensant à tort à l’inclusion de la psychanalyse dans le discours scientifique).
Le mathème et sa propriété d’être enseignable que nous propose Lacan va dans le sens d’une universalisation possible.
Mais décrivant la pratique de sa théorisation dans l’Etourdit, Lacan remarque qu’il n’a aucune garantie pour ses tentatives avant que la mathématisation ne se produise : pour chaque opinion «vraie» que fixe la mathématisation, le caractère de bout de réel ne peut apparaître à celui qui profère cette opinion ou cette thèse que dans l’après coup. En outre le caractère singulier du propos de Lacan apparaît lorsqu’il assure à propos de l’articulation topologique : « je ne sors pas du fantasme, même à en rendre compte » alors que le savant si ébranlé qu’il soit subjectivement par sa découverte peut être en elle sujet forclos.
Mais la difficulté demeure pour le Réel de relever d’un dit incertain et symptomatique, tout en étant, si l’on peut dire, a parte rei,le fondement impossible à déplacer de l’articulation que propose Lacan.