Un chemin qui passe par Shakespeare (Richard III, acte IV, scène IV,
dite » scène des mères « ) a éveillé chez
l’auteur le désir de comprendre ce qui, dans le champ grec, fait du deuil
des mères un enjeu pour la politique. Il est vrai qu’Élisabeth,
Margaret ou la Duchesse d’York se lamentent moins sur le corps mort qui fut
celui d’un être proche que sur le roi et le pouvoir anéantis, c’est-à-dire
aussi sur leur nom annulé. Il n’en est rien dans le monde grec ; la réponse
paraît moins évidente. Mais cette difficulté est peut-être
la promesse que nous avons une chance de toucher à quelque chose de fondamental
qui donne à la question de l’auteur les dimensions d’une interrogation
sur le sexe de la politique.
Tout pàthos affectant les citoyens est un danger, et le pàthos
le plus dangereux est celui que suscite dans la cité la mort de ses fils.
La discontinuité introduite par la mort ne doit pas empêcher de
continuer la vie de la cité. La communauté civique tente de circonscrire
le pàthos du deuil à l’intérieur de ses rites. Les
excès et les débordements sont réprouvés. Or, les
débordements et les lamentations ressortissent à une attitude
féminine. L’exclusion du deuil est donc une exclusion des femmes, dont
la participation aux funérailles, même privées, est soumise
à des limitations très strictes.
Et les mères, qui ont perdu leurs citoyens de fils et dont la douleur
est la plus vive ? Elles sont tacitement englobées dans le groupe des
» femmes de la famille » ou encore des » parentes « , sans
aucune mention spéciale.
L’idéologie civique de la maternité est claire à Athènes.
Etre mère est l’accomplissement nécessaire de la femme. Nécessaire
pour donner des fils à la cité. Elle les donne deux fois : en
les enfantant et en supportant leur mort.
Le clivage entre la femme et la mère est, par contre, explicite à
Rome. La législation funéraire reconnaît l’obstination de
la douleur des femmes ordinaires et en tient compte. Mais il existe deux façons
de porter le deuil, et seule est proprement romaine celle qui fait de la matrone
l’équivalent du soldat couvert de cicatrices.
Ce qui, en Grèce, correspond à cette reconnaissance romaine d’une
maternité idéalisée, ou plutôt » patriotisée
« , reste caché. Mais ce caché, N. L. le débusque en
s’arrimant aux textes poétiques et tragiques, où s’opère
comme un retour du refoulé. Cet arrimage nous vaut des interprétations
qui n’ont rien d’herméneutique et qui serviront de modèle pour
tout analyste soucieux de savoir ce qu’il fait. J’en veux pour preuve son commentaire
du mot plus, souvent omis par certains traducteurs, dans ces vers mis
par Euripide sur la bouche d’Hécube s’adressant à Hector :
(…) S’il te tue, je ne pourrai plus
Te pleurer sur un lit funèbre cher
jeune plant que j’ai moi-même
enfanté.
Je me limite à la conclusion : » une mère doit sa place
prééminente auprès du mort à la préséance
absolue que lui a donnée, une fois pour toutes, le lien de l’enfantement.
Lien sans médiation, exigeant, douloureux, et que les choeurs d’Euripide
diront parfois « terrible » » (p.63 ). D’autant plus terrible que la douleur
se mue parfois en colère et que la colère, parfois, passe à
l’acte.
Seulement avec ce passage à l’acte une nouvelle figure surgit, celle
de la Mère noire, meurtrière de son fils, et, du coup, un nouveau
problème. En effet, » la réflexion tragique des Grecs installe
les mères dans une ambivalence redoutable, où la colère
contre l’époux prévaut sur l’intimité des corps avec l’enfant.
L’intimité est première et la colère seconde : pourquoi
faut-il que celle-ci l’emporte sur celle-là ? » ( p. 78 ) . Allons-nous
postuler une colère première, archaïque et toujours tue…
? Mais » il s’agit moins de spéculer sur les sentiments des mères
que sur ceux dont, en leur fascination du féminin et leur peur des femmes,
les hommes créditent la femme qu’ils disent accomplie, celle qui est
épouse et mère. » (p.79).
Eh bien, la Mère noire, pleurant une fille qu’un homme (un père)
lui a enlevée et, n’en déplaise à Freud, meurtrière
de son fils, a pour paradigme poétique la figure du rossignol qui fut
une mère, et pleure et sur la perte du fils et sur l’acte qui fut la
cause de cette perte. Comme si, pour la mère d’un enfant mâle,
meurtre et deuil relevaient d’une même logique. De plus, le rossignol
est la figure emblématique de tout désespoir féminin, qu’il
soit ou non celui d’une mère. » Comme si pour toute femme en deuil,
il n’était qu’un modèle : à la fois maternel, désespéré
et meurtrier. » (p.84). Du coup s’éclaire la conclusion que se tirer
de ce système de représentations fantasmatiques : sous le deuil
et les larmes féminines, il n’y a pas innocence, car une femme est toujours
cause de ses propres larmes. Son deuil est moins blessure que remords.
Le livre aussi aurait pu trouver là sa conclusion. Et pourtant il y
a un épilogue. Il est clair en effet que le fantasme qui vient d’être
dégagé ne saurait être abordé frontalement. Il reflue
dans le théâtre, intra muros, mais à bonne distance
du soi civique. La scène civique est habitée par un système
de représentations plus rassurant en ce qu’il permet de tout faire comme
si l’on se fiait vraiment aux mères. Au IVe siècle, le Temple
de la Mère, le Métroôn jouxte le Bouleutrion, siège
du Conseil des Athéniens, renfermant les archives publiques d’Athènes.
Pour le dire dans les mots d’un orateur athénien, la Mère monte
la garde sur toute la mémoire écrite de la démocratie.
Il est difficile de ne pas évoquer ici la métaphore de la cire
vierge pour la femme, les empreintes des lettres étant, dira Artémidore,
les enfants qu’elle accueille. Fantasmée par un Grec, la femme est marquée,
mais ne marque pas. Acclimatée à la cité, la Mère
des noires colères veille sur les empreintes du politique tout comme
une mère est censée garder les marques paternelles inscrites au
fond d’elle-même.
Malgré la rigueur de son argument qui n’a d’égal que la masse
d’érudition qui l’étaye, N. L. a réussi avec un art étonnant
à écrire un livre qu’on lit comme on se promène sur un
chemin verdoyant, un jour de printemps, oubliant ou presque que ce chemin traverse
un cimetière. Je ne vois qu’une remarque qui laisse à redire,
remarque d’ailleurs incidente, qui ne fait pas partie de son raisonnement. Elle
concerne son étonnement face à ce que Freud affirme du caractère
peut-être sans ambivalence de l’amour d’une mère pour son enfant
mâle. Après tout, la Mère meurtrière de son fils
est un fantasme. Pourquoi Freud serait-il tenu de le prendre pour son compte
? Pourquoi ne serait-il pas plus proche de la réalité en affirmant
le contraire ? – Mais peut-on parler de réalité dans cette affaire
?
Tenons pour démontré que la tragédie grecque trahit la
peur que suscite chez les hommes une maternité qui les fascine. Qu’est-ce
qui motive cette peur et cette fascination ? Va-t-on parler d’un désir,
dangereux, de maternité chez les hommes ? N. L. admettra difficilement
cette explication dès lors qu’elle récuse la » spéculation
» qui impute aux femmes une hostilité » archaïque »
en précisant qu’il s’agit de savoir non pas ce que les femmes sont, mais
ce qu’elles sont dans les représentations qu’en les hommes. Aussi m’aventurerai-je
ici à l’hypothèse qui suit.
Quel que soit le sexe du sujet, il n’y a pas de désir proprement humain
qui exclut a priori le risque de la vie, la possibilité de la perdre.
A moins de composer avec toutes les trahisons, le primum ne saurait être
érigé en condition absolue. Pourtant, telle est l’impuissance
de l’être humain à sa naissance qu’il est naturel que le désir
essentiel de la mère soit le désir de préserver la vie
de l’enfant… pour laquelle elle donnerait justement la sienne, ou du moins
pourrait envisager ce don. Or, le désir essentiel des enfants d’Athènes
était celui de la gloire, ou, plus précisément, de la pérennité
du nom qu’assure la gloire. A tel enseigne qu’ils ne craignaient que la seconde
mort, celle qui survient avec l’oubli du nom. Dès lors, comment pouvaient-ils
reconnaître une douleur où se rappelle leur lien à la vie,
donc à la mort… tout court ?
Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moindre mérite des Mères
en Deuil que de nous ramener aux questions qui se posaient dans le champ grec
avec une acuité inégalée.