Séminaire d’été 2016 – Mercredi 24 août.
Cyrille Noirjean, MC, L 1, Sur le rhéteur.
« Ma langue naît dans la langue morte :
elle arrache la peau qui trop signifiait, elle agite en l’air ce verbe défait,
et le sens lui vient comme vient le souffle sur la nudité…
Cette langue-là n’est plus française dans son français :
elle fait du monde son signifiant, et celui-ci modèle toute forme,
car la chair se fait verbe pour que les corps soient l’avenir des mots… »
Bernard Noël, « Retours de langue » in La Castration mentale
Cet exergue trace le littoral du propos d’aujourd’hui et donne précisément naissance à un texte, c’est-à-dire au tissage d’un écrit et d’une voix empruntée – la mienne. Lors de l’année 1975-1976, au cours du séminaire Le Sinthome, Lacan démontre comment la pratique de l’écriture pour Joyce fait tenir un nouage défaillant. L’artifice de l’écrivain révèle un dire, plus encore en propose une écriture singulière, au point que l’universitaire essaye toujours de l’élever à un universel. Pour Joyce écrire réalise le symbole d’un nom propre, de son propre nom, que Lacan note, dans la conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel (1) », comme premier pas de la cure, par rS. Ce qui indique pourquoi il n’y a pas de place pour un psychanalyste ou pour la psychanalyse chez Joyce. Le texte joycien, qui joue sans cesse de l’équivoque signifiante, quant à lui symbolise le symbole : sS. Par exemple : le tableau en liège représentant la ville de Cork, Liège en liège, Liège est liège… Jeux sur le signifiant qui truffent Ulysse notamment. Le pas précédent sur cette ligne proposée par Lacan, qu’il conviendrait d’écrire en cercle puisqu’on peut entrer à n’importe quel binôme, ce sont les tours qui révèleront la structure, est iS. Imaginer le symbole peut s’illustrer par « Les Ménines » où l’image représente ce qui fait trou dans l’image-même. Il n’est pas anodin que la bibliothèque de Velasquez ait été minimale pour un homme de son temps, ce qui fera dire à Foucault que Vélasquez parle avec les pinceaux.
rS – rI – iI – iR – iS – sS – SI – SR – iR – rS. rS
Le savoir-faire de Joyce appuyé sur le signifiant nous enseigne ce que peut produire ce type d’interprétation. Effets décrits sur l’universitaire, sI, que certains analysants nous enseignent en reprenant nos paroles comme prononcées par quelque Pythie de Delphes ou Sybille de Cumes, se prêtant à la reprise et au dépliement associatif sans fin. Dans le dénouement d’une cure, on ne peut pas en rester là.
L’année suivante, lors de L’Insu que sait de l’une bévue s’aille a mourre, en prenant appui sur l’écriture poétique chinoise Lacan nous introduit au réel du nœud, c’est-à-dire au réel du nouage qui serre un trou et qui permet de tendre la structure sur un impossible radical. Ce pas supplémentaire s’énonce « Pas pouate assez ». Pas assez poète pour symboliser le réel. sR constitue le fondement de l’écriture poétique chinoise qui cerne le trou au moyen de l’écriture-même. L’analyste poète chinois confère une aura teintée d’exotisme qui, reprise dans notre culture où le poète ne parle pas, sa muse parle à travers lui, dégage à peu de frais de la responsabilité du désir. Retour dans les bons cas à iS, soit à rêver. Mais ça n’est pas le sens.
Et Lacan lance dès les premières pages du Moment de conclure :
« L’inconscient – dit-on – ne connaît pas la contradiction, c’est bien en quoi il faut que l’analyste opère par quelque chose qui ne fasse pas fondement sur la contradiction. Il n’est pas dit que ce dont il s’agisse soit vrai ou faux. Ce qui fait le vrai et ce qui fait le faux, c’est ce qu’on appelle le poids de l’analyste et c’est en cela que je dis qu’il est rhéteur (2).»
L’analyste rhéteur ramène au travail. L’image est moins enviable : Aristote contraint à l’exil d’Athènes ; Cicéron assassiné par celui qu’il avait défendu ; les années qui suivront pour Lacan ne sont guère plus enviables. Pas question de faire appel à la muse, le rhéteur élabore un savoir-faire qui le place du côté de l’artisan. Et se retrouvent les signifiants du Sinthome.
Poète ou rhéteur quelle différence ? Dans Le Métier de Zeus (3) John Scheid et Jesper Svenbro précisent qu’Homère est aède ; il n’use pas de la métaphore de l’artisan, ni du tissage pour sa pratique parce que l’aède doit sa parole à la muse. Il faudra attendre que l’aède se nomme poète pour que cette métaphore voie le jour ; il faudra attendre que quelqu’un paye le savoir-faire du poète. Dès lors la métaphore de l’artisan, et spécifiquement du tissage langagier, s’use pour la poésie, pour les sophistes et bien entendu pour la rhétorique. Cicéron du reste s’excuse dans sa correspondance d’avoir recours à un tel cliché. Le tissage réunit deux sens opposés, en l’espèce l’élan du poète et la commande de celui qui paye. Mais à l’origine il permet la résolution réelle d’un conflit entre deux peuples qui tissent ensemble une pièce d’étoffe offerte aux dieux. Le sens opposé de la trame et de la chaîne symbolisant le dénouement du conflit qui n’est donc pas du côté de l’un ou de l’autre, du vrai ou du faux, mais dans l’entrelacs des oppositions.
Un peu avant d’énoncer que l’analyste est un rhéteur, Lacan renvoie la pratique de la psychanalyse du côté du bavardage équivoquant avec la bave. L’étymologie enseigne : elle révèle un tissage insu. Rêtor vient de la forme au parfait eirêka d’un verbe qui signifie parler. Le parfait est un temps du passé qui décrit une action venant de se terminer : le rhéteur est celui qui a parlé, celui qui vient de parler. Fin de l’action, le rhéteur se tait et laisse son auditoire dans le suspend de sS à sI, suspendu à un résultat qu’on sait dirigé par le rhéteur, par son poids. La forme au présent de eirêka avec cette signification est inusitée ; elle laisse la place à un autre verbe (de même écriture) eiro (inusité au présent), et à l’aoriste eira. L’aoriste est un temps du présent qui désigne un accompli : proche du passé composé qui en français porte improprement son nom de passé. À ce temps, c’est l’action qui est prise en compte. Eira signifie : attacher, nouer, entrelacer. Les effets du nouage se lisent, c’est-à-dire qu’ils sont inscrits, dans l’après-coup (parfait) d’une intervention (aoriste).
En passant par les hypothèses de l’Indo-européen, cette langue supposée permet aux linguistes de tisser les liens d’une langue à une autre. « Supposée » indique que la langue est sans étoffe ; les Un-deux-ropéens n’ont pas de consistance, pas d’incarnation. Langue sans parole, l’Indo-européen est un assemblage de lettres qui prend pourtant appui sur le corps, et la façon dont les lettres le découpent. Par exemple la lettre r, en grec, en latin, en italien et en espagnol se prononce par un mouvement du bout de langue sur le palet, contrairement au français et à l’allemand. Ici s’aborde le corps est l’avenir des mots.
La racine reconstituée de rhéteur se compose de quatre lettres : digamma / r / e / o. Le digamma s’amuit, mais si elle ne se prononce plus, elle laisse une trace – notamment dans la métrique homérique où sa place n’est pas omise. Cette racine désigne ce qui coule et ce qui rampe. La disparation du digamma laisse dans l’écriture une trace après – il s’agit du h qu’on trouve après le r en français, dans des mots tels rhume, rhéteur et dans la diarrhée verbale qu’est la logorrhée – parfois avant : serpent ou herpès mais aussi pour verbum, verbo, word où la réalisation vocalique prend appui d’une consonne. Ainsi la diarrhée verbale devient pléonasme. Lier entre eux des éléments disparates, construire un tissu qui révèle une origine supposée, s’appuyer sur le tissage c’est-à-dire une logique, non pas le vrai ou le faux, décrit le processus d’une cure. Duplicité du rhéteur qui coule, rampe et qui parle.
« Ce que j’ai appelé le rhéteur qu’il y a dans l’analyse – c’est l’analyste dont il s’agit – le rhéteur n’opère que par suggestion. Il suggère, c’est le propre du rhéteur, il n’impose pas d’aucune façon quelque chose qui aurait consistance et c’est même pour cela que j’ai désigné de l’ex ce qui se supporte, ce qui ne se supporte que d’ex–sister. Comment faut-il que l’analyste opère pour être un convenable rhéteur ? C’est bien là que nous arrivons à une ambiguïté(4).»
Cette ambiguïté est avoir à faire avec la doublure symbolique du réel. Pour nous, parlêtre, toujours le symbolique double le réel [sR]. Deux tores intriqués qui se transforment en deux tores enlacés en sont une monstration. sR est une écriture de la doublure symbolique du réel. Autrement dit : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend. ». Encore une fois, on ne peut pas en rester là : « Cet énoncé qui paraît d’assertion pour se produire dans une forme universelle, est de fait modal, existentiel comme tel : le subjonctif dont se module son sujet, en témoignant(5) ». L’avoir à faire avec la doublure symbolique du réel peut devenir un savoir-faire. Savoir-faire forcément singulier qu’on voit établi par la métaphore du tissage tel que décrit dans Le Métier de Zeus : le tissu adressé à un dieu doit être tissé des mains de celles qui font la demande, faire tisser par d’autres fige la demande en lettre morte.
La singularité du savoir-faire est énoncée par Lacan dans Les Écrits techniques de Freud : « Nous aurons à nous poser un certain nombre de questions qui iront loin ; à cette seule condition, bien entendu, que ce soit en fonction d’abord de notre expérience à chacun (6)…». Le tissage singulier qui demande un savoir-faire, l’activité d’entrelacement des sens opposés de la chaîne et de la trame relève du comptage : le drap, le satin ou la serge ne sont pas rythmés par la même séquence de dessus-dessous. Nos interventions tentent de permettre le repérage du dessus-dessous et de faire entendre la répétition d’une même série qui constitue le tissu, la logique du tissu, sa structure. Ce rythme c’est le style d’un écrivain ou d’un analysant… Il arrive que, de façon itérative, après quelques minutes du début des séances d’un même analysant, l’assoupissement me gagne. Ce n’est pas le contenu qui endort – nous parlons tous de la même chose – c’est au contien qu’il faut porter son attention.
« Ceci remarqué, le dire se démontre, et d’échapper au dit. Dès lors ce privilège, il ne l’assure qu’à se formuler en « dire que non « , si, à aller au sens, c’est le contien qu’on y saisit, non la contradiction, – la réponse, non la reprise en négation, – le rejet, non la correction. Répondre ainsi suspend ce que le dit a de véritable(7).»
Les indications quant à nos interventions données par Lacan dans ce passage de L’Étourdit les placent hors du vrai ou du faux suspendant le véritable des dits et visant l’émergence d’un dire.
Il est fréquent d’entendre chez un analysant d’une séance à une autre un changement de rythme – non pas que les dessus-dessous du tissu soient différents, non pas que le nouage se modifie – mais la présentation l’est : tonalité, débit de la parole, scansion réveillent l’analyste indiquant une nouvelle manière de faire avec son tissu qu’il convient sans doute de faire entendre. Cette manière de lire le texte d’un analysant n’est pas sans effet sur la direction de la cure, ce que Lacan indique dans Les Écrits techniques, le 18 novembre 1953 :
« C’est un certain point dans la dialectique du progrès de l’analyse, le point extrême de la reconnaissance existentielle : tu es ceci, idéal jamais atteint de la fin de l’analyse. Ce n’est pas non plus la maîtrise de soi complète, l’absence de passion. L’idéal est de rendre le sujet capable de soutenir le dialogue analytique, de parler ni trop tôt, ni trop tard ; c’est cela que vise une analyse didactique.(8) »
Intervenir en rythme, avec le bon tempo (ce qui ne signifie pas qu’il ne faut pas déranger le disque de l’analysant), non dans la mise au jour d’une série de lettres qui dirait : « tu es ceci », ou qui permettrait à l’analysant de dire : « voici mes lettres », et qui fixerait la fin de cure à cette doublure : sR. Le repérage du « réel du tissu » (drap, satin, serge) est à situer au passage de sR à rR.
« Le psychanalyste est un rhéteur », et Lacan poursuit : « Pour continuer d’équivoquer, je dirai qu’il « rhétifie », ce qui implique qu’il rectifie. L’analyste est un rhéteur, c’est-à-dire que rectus, le mot latin, équivoque avec la « rhétification(9) ». Qu’est-ce que l’analyste rhéteur rhétifie ? L’analyste rectifie l’idéal que le mot fait la chose puisqu’aussi bien le mot « fêle a chose ». Par exemple, à la place où devrait apparaître Signorelli, rien, puis deux noms reconnus immédiatement comme n’étant pas justes, parce que Signorelli s’écrit aussi Sig. ignore Eli. Deux écritures : l’une inimaginable renvoie l’autre et laisse la place vide. Arrêt du tissage : il convient de con-texere, reprendre à partir des fils déjà tissés et continuer l’assemblage – ce que Freud fait dans son texte.
Enfin, à la manière dont Bernard Noël boucle la phrase citée en exergue, il convient d’indiquer qu’un écrit est un texte qui attend une voix, c’est-à-dire un lecteur, mis selon John Scheid et Jesper Svenbro dans la position féminine de l’éromène. Ainsi le tissage d’un écrit et d’une voix réalise le texte singulier qui ne se fonde pas sur le vrai ou le faux des dits mais qui fait ex-sister ce texte singulier. On évoque souvent le silence de l’analyste, mais qui prête sa voix pour faire entendre le texte qui s’écrit ?
Relecture : Delphine Texier, Dominique Foisnet Latour.
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Lacan (Jacques), « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », conférence du 8 juillet 1953 à la Société française de Psychanalyse. Site A.L.I.
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Lacan (Jacques), Le moment de conclure, Leçon du 15 novembre 1977, A.L.I., p. 14.
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Scheid (John), Svenbro (Jesper), Le métier de Zeus : mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, Errance, 2003.
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4. op. cit., p. 14
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5. Lacan (Jacques), « L’Étourdit » in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.
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Lacan (Jacques), Les Écrits techniques de Freud, Leçon du 13 janvier 1954, A.L.I., p. 25.
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op. cit., p. 453.
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Les Écrits techniques de Freud, op. cit., p. 10.
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Le moment de conclure, op. cit., p. 10.