Sur le Mot d'Esprit
25 février 2014

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POMMIER Gérard
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Lorsqu’on écoute les gens parler, de petits rires fusent constamment, même lorsqu’il s’agit de nouvelles peu divertissantes. Quand ils se racontent leurs vacances, les souvenirs les plus drôles sont ceux où ils se font voler leur argent, ou bien lorsque la voiture explose, ou lorsque les enfants tombent malades, etc. Plus l’histoire frôle le drame plus cela fait rire, comme le veut le sens du mot tragi-comédie. Certains quotidiens, comme Libération font souvent leurs gros titres avec des jeux de mots sur des événements épouvantables. Il existe un rapport qui demande à être expliqué entre le rire et la catastrophe, comme si ce qui dégonflait le « moi » soulageait la subjectivité d’un fardeau trop encombrant, montrant le lien puissant qui unit le plaisir et la pulsion de mort. Eclater de rire débarrasse d’un moi, dont on mesure ainsi le rôle de refoulement du plaisir, chacun constate que je « m’ »aime » autant que je « me » déteste. Et tous les jours, je « me » fais des reproches, je m’insulte comme je le mérite : je félicite rarement ce « moi » qui est la première instance répressive de mes désirs.

Mais au mystère de ce joyeux suicide s’en ajoute aussitôt un second : le rire se déclenche en parlant à quelqu’un. C’est un acte socialisé, qui crée un lien entre ceux qui rient ensemble, alors que s’ils étaient seuls, ils n’arriveraient pas à faire de bons mots et même cela ne leur arracherait pas un sourire. Impossible de se chatouiller tout seul.

Le Witz fonctionne spontanément, mais le rire possède aussi son institution propre : des blagues déjà connues, racontées pour faire rire en société. Cette institution cadre une troisième énigme du mot d’esprit. Celui qui raconte l’histoire la connaît déjà, et sa chute comique ne devrait pas l’amuser. Et bien non, cela le fait s’esclaffer aussi, mais seulement après celui qui l’écoute. Au festival de Mantoue, j’ai lu en italien que je parle à peine une blague que je n’avais jamais raconté avant, qui ne m’avait pas fait rire avant, car il faut être au courant des coutumes des génois pour la trouver vraiment drôle. Mais malgré ces handicaps, j’ai éclaté de rire après avoir provoqué celui de l’assistance. Comment mieux montrer que c’est le rire de celui qui écoute qui déclenche celui du narrateur ?

Cette blague, c’est que lors de la lune de miel d’un couple de génois, et la toute première nuit, la jeune mariée s’avance vers le lit toute lumière éteinte et murmure à son époux « Giovanni, je n’ai plus de culotte ! » Et le jeune marié de répondre : « Luigina, per caritad, on ne va pas commencer à faire des dépenses ! » (fare la Speze) L’équivoque entre la déclaration de nudité, et l’appel de fonds pour un renouvellement de garde robe est amusante, mais elle l’est davantage pour un italien, qui connaît l’avarice des génois ! Les auditeurs italiens se sont donc esclaffés, mais pourquoi moi aussi ?

Notons d’abord que cette blague repose sur une sorte d’agression civilisée. Un mot d’esprit est toujours tendancieux et se moque toujours de quelqu’un, que ce soit une tierce personne, que ce soit la personne à qui l’on parle, ou enfin que celui qui parle se moque de lui-même. Ce sont les mots d’Esprit que Freud croyait « inoffensifs » dans son livre de 1905, avant qu’il ne découvre la pulsion de mort. Cette dernière possibilité est sûrement la plus civilisée de ces trois formes d’agression d’autrui.

Les trois occurrences du Witz sont solidaires et l’une permet de comprendre l’autre : rien ne montre mieux cette détestation boomerang que celle où nous nous moquons de nous-même : nous détestons notre moi qui refoule notre plaisir, il faudrait nous crever comme un abcès. Nous faisons sauter l’instance refoulante de notre ego : nous faisons d’abord rire l’interlocuteur, puis nous rions nous-même par ricochet : c’est bien nous-même que nous avons agressé et l’on pourrait donc parler du rire comme une sorte de petit suicide portatif du moi au même titre que – la « petite mort » de l’orgasme. La pulsion de mort se décharge ouvertement dans le rire, alors que dans le rapport sexuel, elle s’échange et se convertit en plaisir. Evidemment ce rapport à la pulsion de mort est plus visible dans les mots d’esprit où nous nous moquons de nous-même, le genre le plus civilisé. Par exemple, un journaliste demandait un jour à Winston Churchill quel était le secret de sa longévité. Et Winston Churchill répondit : « cigars, whisky… and no sport ! » C’est le mot d’esprit d’un gentleman, qui met en évidence la dimension suicidaire dont j’ai parlé.

Freud ne pouvait pas encore faire cette distinction entre trois sortes d’orientation du mot d’esprit, selon que l’agression est tournée contre l’interlocuteur, une tierce personne, ou soi même. Il se contente de distinguer les mots d’Esprit agressifs (tendancieux, selon la mauvaise traduction française – moqueur, vicieux, méchants conviendraient mieux) et les mots d’Esprit « inoffensifs ». Par exemple, le condamné à mort conduit à l’échafaud un lundi matin, qui dit « La semaine commence mal ». C’est clairement le même style que celui de Winston Churchill.

L’agression est plus claire dans les blagues qui se moquent d’une tierce personne : du roi, du pouvoir politique, ou bien d’une certaine partie de la population, comme dans la plaisanterie sur le couple de génois. En Français il existe les blagues à propos des belges. Par exemple celle-ci : « Pourquoi les belges nagent-ils au fond de la piscine… ? Parce qu’au fond, ils ne sont pas si cons ! ». Et naturellement, il existe une grande quantité de blagues juives, surtout racontées par les juifs eux-mêmes. Par exemple celle-ci : Jacob est en train de mourir entouré de ses enfants. Il demande à son aîné « Schlomo, tu es là ? » – « Oui mon père, je suis là », Il appelle aussi les cadets « Sarah et Benjamin, vous êtes là ? Et Samuel aussi ? », – « Oui nous sommes là »…. « Mais alors ?… Qui garde la boutique ?? ». Dans ces dernières sortes de blague, l’agressivité est évidente, que ce soit contre les génois, les belges, ou les juifs, et c’est une agressivité civilisée, pour rire. Freud a critiqué avec virulence la maxime chrétienne « aime ton prochain comme toi-même » Mais justement, nous aimons nous tant que ça ?

On peut se poser la question : pourquoi ne nous aimons nous pas, au point d’avoir cette attitude plus ou moins gentiment agressive à l’égard de nous-même, – si nous sommes courageux comme Winston Churchill – ou bien à l’égard de ceux dont nous nous moquons ? C’est que nous vivons constamment en dessous de nos potentialités : nous sommes toujours en manque, jamais contents, même lorsque nous sommes comblés. Notre jouissance est constamment refoulée, et nous en attribuons la faute aux autres, sauf lorsque nous sommes courageux comme Winston Churchill. Les plaisanteries et les mots d’esprit perpétrés à propos des semblables ou de nous mêmes essayent justement de dégonfler le moi et donc de lever son refoulement. Une levée du refoulement se produit lorsque le rire éclate notre moi – qui en est responsable – soit en nous attaquant, soit ceux qui nous ressemblent : le même rôle oppressif leur est prêté. Nous refoulons nos désirs en parlant à un interlocuteur qui est donc, pendant le temps de l’interlocution celui qui nous réprime. Voilà le motif du fameux adage biblique (Lévitique I IV) : « Tu détesteras ton prochain comme toi-même ».

Le but du mot d’esprit, c’est le retour du refoulé, il devrait être obtenu en supprimant le responsable du refoulement, c’est-à-dire un père. Mais comme le père a toujours raison et qu’en plus il ne répond jamais, mieux vaut s’attaquer à un frère, surtout s’il est Belge, ou Juif,… En apparence ce sont les Belges ou les Juifs qui vont être gentiment moqués, mais en réalité, celui à qui l’on raconte l’histoire drôle va être le premier surpris : il va donc rire des Belges ou des Juifs tandis que l’auteur du bon mot se moque de lui.

En Afrique de l’ouest, il existe un type de filiation que Marcel Mauss a appelé « les parentés à plaisanterie ». Elles concernent non seulement la famille immédiate, mais les alliances entre clan qui finissent pas couvrir un réseau assez large, de tribu à tribu. Quand deux membres de ces « familles à plaisanterie » se rencontrent, il est obligatoire de s’insulter pour se saluer, tout en restant au dessous d’un certain seuil! Par exemple en rencontrant un oncle, il faut lui dire « Alors tête de cochon, tu as encore beaucoup grossi, tu vas bientôt exploser, j’espère ! ». Ce genre d’obligation doit bien soulager, et il est probable que dans ces cultures, il n’est pas nécessaire de forcer les enfants à dire Bonjour ! En tous cas, le résultat est bien celui de la civilisation, puisque les rapports entre clans sont pacifiés. L’insulte à plaisanterie est adressée à un autre que nous détestons autant que nous-même. N’est-ce pas la solution de la deuxième énigme : pourquoi rions nous lorsque nous racontons pour la millième fois la même plaisanterie ? Ce n’est pas le mot d’esprit que nous connaissons par cœur qui nous déclenche, mais le plaisir d’avoir pris l’auditeur par surprise : c’est un effet de notre amour malfaisant, plutôt que celui d’une amicale contagion. S’il faut être au moins à deux pour rire, les deux protagonistes de ce rapport ne rient pas au même moment, ni de la même chose. Déstabiliser la signification, donc faire rire son gardien, c’est-à-dire l’interlocuteur, donc lever le lièvre du refoulement : quel plaisir !

La dimension agressive est parfois isolée et au premier plan. Par exemple, voilà encore un mot de Winston Churchill, à propos de son concurrent victorieux à la Mairie de Londres après la guerre : « Ce gentleman sait se présenter de manière modeste, … et cela avec les meilleures raisons de le faire… ». (« This gentleman is quite modest… He has good reasons thatfor. ») La modestie qui aurait pu jouer en sa faveur, démasque au contraire qu’il n’a pas de quoi se vanter.

Le plus souvent cette dimension agressive existe bien, mais elle est au service d’un deuxième temps, celui d’un retour du refoulé obscène ou érotique, comme s’il avait d’abord fallu abattre un personnage répressif pour voir apparaître la jouissance du corps refoulée, qu’elle soit obscène, ou scatologique. C’est le cas pour la plaisanterie des deux jeunes mariés génois. Et c’est le cas pour le plus gros contingent de blagues grivoises qui se moquent spécifiquement des femmes ; elles concernent à vrai dire le retour du refoulé de la plupart des plaisanteries. Il existe là aussi des catégories plus spécifiques, comme les blagues concernant « les blondes ». Par exemple celle-ci : « Comment assommer une Blonde ? – en lui montrant un sexe masculin en érection sous une table en verre… » Ce sont surtout les hommes qui racontent les blagues de ce genre, ou font des mots d’esprit obscènes. Les femmes qui les écoutent se contentent de rire, ou bien elles font semblant – c’est comme pour l’orgasme au fond. En attendant c’est comme ça que les hommes deviennent copains entre eux, en racontant des grivoiseries au dépend du féminin, ce qui fait la différence entre l’amour et l’amitié, qui n’est donc pas une homosexualité refoulée ! La femme est ainsi l’exclue de ce compagnonnage, exclusion du haut de laquelle elle continue d’intimider les garçons qui rigolent.

Les moyens de faire rire en crochetant la signification d’une phrase ou d’un mot sont multiples : déplacement, condensation etc., mais la stratégie reste toujours la même : lever le refoulement au bénéfice d’un plaisir du corps indirect : le rire dans la brisure du corps des phrases. Les techniques servent un seul but : déstabiliser le sens, et étonner l’interlocuteur, alors que, sous la signification attendue, en apparaît une autre, refoulée. Voilà ce qui démontre la fonction générale de la parole qui est d’abord au service du refoulement : A juste titre, Saussure a remarqué que les signifiants flottent sur des signifiés, c’est-à-dire des images (les représentations de Choses freudiennes). Or ces images sensationnelles sont chargées par la puissance pulsionnelle, et c’est elle qui est refoulée par le signifiant. A la moindre rupture de la signification des phrases, ce refoulé déborde comme un tout à l’égout. L’élégant Ferdinand n’a pas aperçu cette fonction essentielle de refoulement de la parole. Et d’ailleurs Lacan a privilégié la lecture saussurienne à celle de Freud qui insiste sur le refoulement du sexuel.

Faut-il en conclure que n’importe quel mot est au service du refoulement et que toute parole intelligente est porteuse d’une détestation universelle ? En effet chaque mot a d’abord été une note de musique nostalgique, un babillage enfantin, avant de signifier quelque chose, et dès que le mot a pris un sens pour un interlocuteur, il a refoulé sa propre jouissance pulsionnelle musicale. Le refoulement en fait une bombe en puissance, comme l’éclat de rire le fait entendre.

Pour cela, il faut que le mot d’esprit agresse celui qui nous oblige à refouler, à être poli, et il existe un exemple éclatant de cette volonté de faire disparaître l’interlocuteur : le célèbre « je pense donc je suis ». Si plutôt que de l’écrire, Descartes l’avait dit à ses amis, cela les aurait bien fait rire ! C’est un des meilleurs bons mots de la philosophie, qui en est plutôt avare, comme de tout ce qui est sexuel. Car c’est bien René Descartes qui a montré le premier et en seulement cinq mots, que toute parole intelligente est porteuse d’une détestation universelle. « Je pense donc je suis » signifie la solitude solipsiste et apocalyptique du penseur, comme si la pensée n’était pas toujours à l’avance adressée à un interlocuteur, que René en fier capitaine, fait disparaître d’une botte secrète de sa « pensée ». « Je pense, donc tu disparais ». C’est une pensée de l’être soi qui en effaçant tout interlocuteur efface aussi le rapport sexuel, car le sexuel ne s’intéresse pas du tout à l’Etre, ou au « manque à être », mais à l’avoir, et le plus vite possible : à avoir le phallus, soit en le donnant, soit en le prenant ! On a reconnu l’apocalypse de la pensée philosophique, avec sa lutte du maître et de l’esclave Hegelienne, son Dasein et son interminable réflexion sur l’Etre et le néant sartienne, Heideggerienne (etc.). Pourtant cette façon de refouler la sexualité n’est pas le propre de la philosophie (qui s’en est fait une spécialité) mais celui de la pensée. C’est pourquoi toute rupture de la signification intelligente fait apparaître le plus généralement un sens sexuel, obscène ou scatologique, quelque représentation qui était refoulée, et qu’il n’aurait pas fallu dire. La pensée raisonnable (sujet-verbe-complément) adressée au frère refoule le plaisir du corps, ou tout du moins elle essaye !

C’est le rapport sexuel, qui est l’énorme refoulé de la pensée tout court bien au-delà de la philosophie, qui refoule comme elle peut, et de la parole qui se décalque sur elle sans vraiment y arriver : ça rejaillit et ça explose de partout. « Il n’y a pas de rapport sexuel » est le sous-entendu de la pensée, qui refoule la jouissance comme elle peut. Je terminerai là-dessus : il faut mesurer que c’est une plaisanterie que cherche à refouler la pensée.