La psychanalyse de l’enfant pose plus directement que celle de l’adulte la question de l’objet, elle est aussi en général d’une durée plus courte. Françoise Dolto conseillait dans son séminaire1 de terminer une cure à l’approche de la puberté et pour des enfants plus jeunes avant la crise oedipienne : » un petit, je ne le garde pas jusqu’à l’Œdipe ; surtout pas – qu’il n’aille pas faire un Œdipe latéral… Je parle à l’enfant de ma mort, et non pas de la sienne. Il n’a plus du tout besoin de moi ; c’est tant mieux. Son papa et sa maman sont plus importants que moi. « La question que pose Gabriel Balbo aux analystes : » Comment n’être pas l’objet ? » et les questions attenantes du terme de la cure et du deuil de l’analyste sont peut-être plus particulièrement nettes dans la psychanalyse de l’enfant, pourtant elles tiennent au mécanisme du transfert qui est fondamentalement le même chez l’enfant et chez l’adulte.
Prenant appui sur Le Banquet De Platon, Lacan a démonté le mécanisme du transfert d’une façon lumineuse.2 Le transfert et l’amour (ou la haine) de transfert sont à la fois le moteur du travail de l’analyse, mais aussi la source de ce qui lui résiste. Lacan a mis en évidence la fonction centrale du désir de l’analyste qui s’oppose justement au transfert.
En effet, le sujet est introduit dans la situation comme digne d’intérêt et d’amour, comme érôménos, comme l’aimé, c’est la position d’Alcibiade. Celui-ci présente Socrate dans Le Banquet comme désirant et comme un désirant extrême. Si le sujet est l’aimé, c’est qu’il s’ignore comme désirant, comme amant érastès, d’emblée il est en fait déterminé structuralement comme tel par l’objet a qu’il place en l’Autre. L’analyste vient incarner cet objet, Socrate est comparé à un silène qui contient le fameux agalma. Mais l’opération analytique s’achève lorsque le transfert se révèle pour ce qu’il est, une tromperie. Socrate dit à Alcibiade en quelque sorte, » occupe-toi de tes affaires ! « , c’est-à-dire de ton désir, en l’occurrence de » l’admirable » Agathon qui est le véritable objet.
Il est possible de formaliser ce processus grâce à l’algèbre introduite par Lacan avec le modèle optique. Le sujet entre dans le transfert en se situant comme l’aimé i'(a), reflet du moi idéal, il se voit ainsi en se repérant sur la place de l’analyste qui occupe dans le lieu de l’Autre la position symbolique de l’Idéal du Moi I. L’amour de transfert se produit lorsque l’objet a qui détermine le désir du sujet vient se confondre avec I ; le désir de l’analyste opère la séparation de a, c’est-à-dire qu’il permet à l’analysant de dépasser cette identification à un idéal et dégage l’objet a, véritable cause du désir.3 Le désir de l’analyste agit donc dans le sens inverse du transfert.
Avec sa formalisation du discours psychanalytique et du sujet supposé savoir, Lacan a pu affiner sa théorie du transfert. Il n’y a dans le discours analytique qu’un seul sujet $, celui supposé au savoir inconscient. Le seul sujet qui compte dans une analyse jusqu’à son terme, c’est celui que représente la chaîne signifiante. L’analyste est silencieux, il ne passe pas par la demande, c’est un pur désirant, mais il opère une lecture dans ce que dit l’analysant pour mettre en évidence ce sujet et son désir. Dans cette opération l’analyste incarne l’objet a cause du désir, en position d’agent, mais aussi de semblant.
La théorie lacanienne du transfert dépasse toute conception de l’analyse reposant sur la mise en présence de deux sujets, que ce soit dans le réglage de la distance à l’objet comme dans la théorie de la relation d’objet, ou que se soit dans la dialectique du transfert et du contre-transfert.
La critique lacanienne de la notion de contre-transfert repose sur la mise en évidence de la responsabilité de l’analyste dans le transfert lui-même, puisque le désir de l’analyste est le pivot même de l’expérience. Ce n’est pas que l’analyste ne puisse pas être animé de sentiments et de désirs variés à l’égard de l’analysant, mais que ces désirs sont soumis à un désir plus fort, celui précisément de l’analyste qui, s’il reste énigmatique n’en est pas moins réel. C’est faute de le reconnaître qu’on souligne chez l’analyste un drive réparateur, voire un drive parental, supposé le guider dans la cure, et du même coup on fige l’analyse dans une relation parentale, éducative ou autre qui n’est plus le transfert analytique. De même, si l’analyste se borne à une opération de réglage de distance à l’objet, il rabat l’analyse sur sa seule dimension imaginaire, il réalise l’imaginaire, de ce fait non seulement la lecture de la chaîne signifiante s’en trouve oblitérée, mais cela pousse le sujet à l’acting out pour se faire entendre autrement. Lacan donne l’exemple relaté par un tenant de la théorie adverse. Il s’agit d’un homme qui rapporte à son analyste la fantasme de coucher avec elle, c’est-à-dire qu’il place en elle son objet. L’analyste lui répond en faisant valoir la réalité : » vous vous faites peur d’une chose dont vous savez que cela n’arrivera jamais.4 « Cette intervention déclenche un épisode de dépersonnalisation, le sujet est en effet hanté par » une honte d’être trop grand « , avec la signification phallique qu’on peut y lire.
Que l’analysant place en l’analyste son agalma est bien sûr la règle et l’amour de transfert n’est pas une contre-indication à l’analyse comme cela a pu être dit, par contre la réciproque l’est, parce que le désir de l’analyste alors ne prime pas sur les autres.
Les conseils de Dolto, évoqués au début peuvent se comprendre dans ce sens, il faut terminer la cure avec un enfant lorsqu’il risque de vous figer définitivement dans une position de I collé au a, de vous faire fonctionner comme parent au lieu de faire son Œdipe ou sa crise d’adolescence avec ses parents réels, de rendre caduque votre désir d’analyste.
Dans cette opération du transfert le phallus est l’instrument central en tant que signifiant du désir, du désir, du désir de l’Autre. C’est le phallus qui donne sa fonction centrale aux objets a dont il fait une série.
Dans Le Banquet, Alcibiade n’en fait aucun mystère dans la scène qu’il confesse publiquement. Alors même qu’il sait que Socrate désire, il veut voir le signe du désir chez Socrate, c’est précisément ce que Socrate lui refuse parce que ce serait un court-circuit.
L’organe ne devient signifiant, le signifiant même du désir, que lorsqu’il disparaît de l’image du corps. C’est le tranchement qui fait de l’organe le signifiant phallique. Lacan a souvent souligné comment Mélanie Klein utilisait de façon opérante ce signifiant phallique, dans les analyses d’enfants bien en deça de l’Œdipe proprement dit. Elle le repérait dans tel fantasme archaïque, à travers le dessin ou le jouet que l’enfant manipulait. Si l’enfant semblait n’attendre que cela, c’est parce que l’objet phallique est d’emblée le signifiant même du désir.
Prenant appui sur Abraham, Lacan a montré comme le phallus restant investi au niveau du sujet, disparaît au niveau de l’image de l’autre qui est ainsi aimée parce qu’elle vient cerner un manque. Le phallus s’incarne justement dans ce qui manque à l’image spéculaire. Le refoulement du signifiant phallique lui permet d’ordonner les objets a tels qu’ils vont fonctionner dans le fantasme. Se déclinant sur les modes de l’être et de l’avoir, c’est le phallus qui vient régler la partition sexuée.
Lacan utilise la métaphore du liquide pour expliquer ce phénomène des vases communicants entre le moi et l’autre, métaphore dont Socrate use avec ironie dans Le Banquet à l’endroit d’Agathon. C’est pour autant que le phallus reste immergé dans la libido au niveau du corps propre, qu’il disparaît dans l’image de l’autre. Cette métaphore humide conduit Lacan à faire le lien avec l’énurésie et son rapport avec le feu, Lacan dit que » l’objet du désir se présente… comme un objet sauvé des eaux de votre amour « . Sa place est à situer au milieu même du buisson ardent.
Le dessin d’un enfant énurétique justement, peut illustrer cette métaphore.
(dessin)
La mer vient remplir l’espace de la feuille, une tortue attaquée par les requins plonge, un crocodile vient tuer les requins, un enfant tortue pleure dans un coin parce que sa maman est attaquée.
Bien que les formes phalliques abondent dans cette mer : les requins, la tête de la tortue, il est remarquable de constater qu’une partie de l’image manque, elle est hors du cadre, c’est le derrière ou la queue de la tortue et aussi la queue du crocodile que l’enfant dessine plus haut après la remarque de l’analyste. Cet enfant de six ans a des crises d’angoisse fréquentes, odeurs de brûlé lui faisant craindre le feu à l’école, sensations de boule dans la gorge accompagnées de l’idée obsédante : » Ça ne passe pas. » La limite du cou de la tortue est fortement soulignée. Ce qui ne passe pas, ce qui lui reste en travers de la gorge, c’est la castration de la mère tortue que l’enfant écrit derrière son dessin : » toutue « , puis » trotue « , il donne ainsi à lire dans cette tortue de mer, aussi bien le » trou » que le » tu » tuant qui lui vient de l’Autre.
Voilà typiquement le cas d’un enfant qui pour parler comme Dolto, » traîne dans l’œdipe » parce que son père réel n’accomplit pas sa fonction de castration ou parce que sa mère s’y oppose. Il ne s’agit pas ici pour le psychanalyste de se substituer aux parents, mais lui faut-il pour autant soutenir le père comme castrateur, et si la réponse est positive de quelle place le fait-il ?
J’évoquerai en conclusion un cas où la chute de l’objet incarné par l’analyste semblait nécessaire avant la résolution du symptôme.
Il s’agit d’un homme de structure obsessionnelle qui souffrait d’une impuissance totale. Alors que la pratique solitaire ne lui posait aucune difficulté, l’organe refusait de faire son office lorsqu’il se retrouvait au lit avec une femme, ce qu’il avait souvent l’occasion de vérifier puisqu’il ne manquait pas de séduction. Cet homme en était à sa deuxième tentative d’analyse et cette analyse qui était déjà fort longue et très riche sur le plan du matériel n’avait jamais produit le moindre résultat.
La première tentative de passer à l’action avait été soutenue par la famille toute entière et l’adolescent alors, avait reçu des mains de son père qui avait des idées progressistes, une boîte de préservatifs » Durex « . Au retour de l’épreuve, il n’avoua pas son échec, » dura lex sed lex « telle était sa devise. Ainsi se vérifiait que pour lui, l’Autre énonçait en clair le message » Jouis « . Message auquel il ne pouvait que répondre par la débandade. Dans un souvenir d’enfance très ancien son père le tenait, jambes écartées au-dessus du trou des latrines dans la maison de campagne, » c’est mon père qui me demandait de le faire… « Il fit le commentaire suivant : » Quelque chose qu’il devait m’interdire, il m’a poussé à le faire, refuser de baiser, refuser d’obéir à mon père… » Son refus de la castration lui faisait aborder le phallus sur le mode de l’être plutôt que de l’avoir, un fantasme privilégié était celui d’être attaché le dos à un poteau alors que de belles femmes nues défilaient devant lui, fantasme qui avait une dimension masochiste et homosexuelle.
Ce refus de la castration expliquait également son attachement inconscient à la théorie du cloaque quant au sexe féminin, dans un rêve, par exemple, sa mère lui demandait d’aller donner un chien blanc à Madame Orduro. Il associa chien blanc – chatte noire, madame Orduro – ordure…o, et un souvenir de sa mère entr’aperçue sous la douche, des poils noirs du sexe un bout de chair semblait pendre.
Dans le transfert l’analyste incarnait classiquement le dépotoir mais aussi un regard punctiforme, I et a confondus. Un jour, il parvint à dire : » Je paie non pas pour faire l’amour, mais pour ne pas faire l’amour « , avec cette phrase équivoque, il avait effectivement saisi le sens que prenait son analyse : justifier et prolonger indéfiniment son sacrifice, c’est-à-dire sa position phallique imaginaire de » sacré fils « . L’analyste en vint à la conclusion que la guérison de ce symptôme ne pouvait se réaliser qu’en dehors de ce regard qu’il incarnait, qu’il renonce même à le savoir en était la condition absolue.
Ainsi à l’occasion, bien entendu non fortuite, d’une » mutation » dans une ville dont le nom n’est pas indifférent, mutation qui le rapprochait d’une femme aimée, l’analyste, contrairement à son attente, ne fit aucun geste pour le retenir. Quelques mois plus tard, alors qu’il n’attendait plus de nouvelles, une lettre de son analysant lui parvint pour lui dire que ce qu’il n’espérait plus se réalisait à présent » d’une façon toute naturelle « .