Parler de transmission de la psychanalyse n’est pas aisé, tant la nature de ce qu’elle peut transmettre aussi bien que les modalités de sa transmission sont délicates à préciser. Pour en parler, nous devons partir du symptôme, et considérer que la visée de la psychanalyse est la réduction du symptôme. Prenons ce que dit Lacan dans « La troisième ». « Le sens du symptôme dépend de l’avenir du réel, donc de la réussite de la psychanalyse. Ce qu\’on lui demande, c’est de nous débarrasser et du réel et du symptôme. Si …elle a du succès dans cette demande, on peut s’attendre à tout, à savoir à un retour de la vraie religion par exemple qui n’a pas l’air de dépérir. Mais si la psychanalyse donc réussit, elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. »
Par là nous entendons déjà que la psychanalyse ne peut pas être une pratique, une institution ou un discours qui viserait sa simple reproduction comme d’autres le font. En s’occupant du symptôme et du réel, elle devient symptôme, mais un symptôme qu’elle vise à réduire, de sorte qu’elle ne serve plus à rien. Cette visée, qui est présente dans les diverses modalités de transmission de la psychanalyse, dont la cure est la principale, se retrouve aussi dans la transmission de ce qu’il reste convenu d’appeler la théorie psychanalytique qui est à la charge des associations de psychanalystes, et aussi de ce qui est la publication de la psychanalyse, à savoir ce qui de ces pratiques et théories psychanalytiques est diffusé hors du domaine particulier du cabinet du psychanalyste. Que ce soit dans le travail institutionnel ou encore dans le débat social où l’on voit que même quand les psychanalystes restent silencieux on vient les chercher, et même leur chercher des noises, les interpeller comme c’est le cas aujourd’hui pour l’autisme et le mariage dit pout tous.
Pour commencer, venons-en à la question principale qu’est la transmission de ce à quoi la psychanalyse est destinée, à savoir d’agir sur le symptôme, cela par le moyen de la parole. Cette parole nous mène à accéder à un savoir que nous ignorons posséder, bien qu’il nous porte, le savoir inconscient qui est un effet du symbolique dans le réel. Prendre en compte ce savoir, ce que propose la psychanalyse, nous mène sur le chemin du réel. Avec ce constat paradoxal que ce savoir insu a été d’autant plus aimé qu’il était ignoré, amour qui constituait un remède efficace contre l’errance : « Qui n’est pas amoureux de son inconscient erre ». Lacan termine le séminaire Les non-dupes errent[1] là-dessus, avec cette surprise que là où nous pouvions nous attendre à ce qu’il avance que justement avec la psychanalyse, en nous intéressant comme jamais cela n’a été fait à l’inconscient, il allait être possible d’errer un peu moins, nous sommes pris à contre-pied. Il ajoute : « Pour la première fois dans l’histoire il vous est possible à vous d’errer, c’est-à-dire de refuser d’aimer votre inconscient, puisqu’enfin vous savez ce que c’est : un savoir, un savoir emmerdant ». Et il finit par : « L’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que peut-être il nous mène à un peu plus de ce réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme ; qu’il nous mène au-delà, au pur réel ».
Je suis un peu long dans cette citation puisque ça ouvre ce qui va être développé dans le séminaire RSI, à savoir que « L’inconscient peut être responsable de la réduction du symptôme »[2], symptôme qui nous l’avons vu a un rapport étroit avec la réalité qui est la nôtre, celle du fantasme et de l’Œdipe. Ce qui marque un positionnement de Lacan par rapport à Freud, qui nous dit-il se prosternait devant la jouissance phallique. Comme l’a reformulé Charles Melman, si la cure freudienne c’est baiser, travailler, santé – le B.T.S. –[3] ce qui nous mettrait en adéquation avec la jouissance phallique, la visée lacanienne va différer par un déplacement par rapport au signifiant maître, par rapport au Un dont l’amour qui y est porté, le service qui y est rendu, change.
Pour en arriver là, Lacan précise leçon après leçon que nous avons à en passer par la parole, mais par une parole qui va faire acte d’être un dire. Le dire de l’amour s’adresse à l’inconscient et il fait événement sur les trois faces du nœud, imaginaire, symbolique et réelle. Le nœud fait image, il se définit symboliquement, et il fait «réel de l’évènement même de ce dire, lequel évènement consiste à ce que, quoi qu’il en soit, chacun de vous peut lui donner le sens qu’il a »[4].
Il y a ces trois faces du nœud borroméen dans Les non-dupes errent, et si dans « La troisième » Lacan fait du symptôme une corne, une expansion du réel, dans « RSI » l’inconscient et le symptôme vont devenir les deux cornes du symbolique, le symptôme venant surmonter le trou du réel, reflétant qu’il y a quelque chose qui ne marche pas dans le réel. Retenons bien ce point à partir du fait qu’il y a une forme particulière de masochisme qui est de coller à un réel sans trou, ce qui conditionne des pathologies bien particulières. Mais pour ce qui concerne le symptôme, il est le résultat de ce qui se passe pour le parlêtre du fait que ce réel est affligé de la seule chose qui fasse trou, le symbolique. Lacan précise « qu’il y a consistance entre le symptôme et l’inconscient, à ceci près que le symptôme n’est pas définissable autrement que par la façon dont chacun jouit de l’inconscient en tant que l’inconscient le détermine »[5].
Ce passage est important pour nous repérer dans cette topologie sur ce qui va opérer comme réduction du symptôme par l’inconscient, par la prise en compte de la jouissance que nous avons de notre inconscient. Cela d’autant plus qu’après ce schéma Lacan va passer au nœud à quatre dans lequel le symptôme vient se coupler au symbolique dans la nomination symbolique. Ce couplage symptôme-symbolique a une fonction, faire tenir ensemble réel, symbolique et imaginaire, comme cela sera repris dans le séminaire Le Sinthome, et la visée de la cure reste la réduction du symptôme, mais dans le respect de sa fonction. D’où cette avancée de Lacan dans le séminaire L’insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre, d’affirmer qu’il est un hystérique presque parfait, c’est-à-dire sans symptôme, « …moi qui en somme à force d’avoir un inconscient l’unifie avec mon conscient… ».[6] Le travail analytique revient ainsi à faire une épissure entre symbolique et symptôme. Mais il ne se réduit pas à cela. Celui qui s’adresse à un psychanalyste ne vient pas forcément avec une demande qui s’origine de son symptôme en tant que nomination symbolique. Les psychanalystes médecins reçoivent souvent des demandes médicales qui peuvent porter sur une plainte somatique. Exemple : cette femme qui est venue avec la plainte qu’elle avait trop de rhumes. Pour cette femme qui se plaignait d’une grande fatigue, il n’a pas fallu longtemps pour qu’elle en vienne au symptôme symbolique. Le symptôme symbolique, dont l’accès n’est pas toujours aussi aisé que dans ce cas-là, présente forcement une dichotomie entre une partie signifiante, mouvante, libre de mouvement, et une partie morte. Lorsque Lacan dit que « …Lalangue n’est pas à dire vivante parce qu’elle est en usage. C’est bien plutôt la mort du signe qu’elle véhicule… »[7], il pointe ce que le symbolique porte de mort en lui, mort qui résulte d’un usage collectif de lalangue. « C’est le dépôt, l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience inconsciente ». Il y a dans l’inconscient un savoir non-subjectivé, et c’est par le travail de l’analyse que ces signes pétrifiés peuvent se mettre en circulation, par l’effet d’une parole qui fait évènement, qui fait dire. Ce dire permet de déplacer et de s’approprier le réel, et en particulier ce réel qui se place entre un homme et une femme, le réel du non-rapport sexuel. Réel qui requiert un positionnement qui va à l’encontre de ce qui est prôné aujourd’hui dans notre social avec l’égalitarisme. Par rapport à ce dire qui fait évènement, hommes et femmes ne se placent pas au même endroit. « L’homme…il sait qu’il parle pour ne rien dire, si ce n’est pour avoir des effets… la norme de l’homme qui consiste en ceci : qu’il sait qu’il y a de l’impossible »[8].
Ces propos, ce dire d’un homme, Lacan, nous déplace dans notre maniement de lalangue qui est aussi morte quand elle perpétue la tradition que lorsqu’elle tente d’inventer un égalitarisme dont la ligne de fuite est l’abolition de toute frontière, de toute différence, de toute tension, soit une mort absolue. Ainsi les hommes et les femmes, devenus individus, pourraient jouir en silence. Le travail psychanalytique nous mène aux antipodes de cette entropie égalitaire. « Pour une femme, ça ne va pas sans dire, sans le dire la vérité »[9]. D’où cette nécessité, pour inventer le réel entre un homme et une femme, qu’un homme sorte du silence de sa jouissance, de la jouissance de son inconscient qui le mène aveuglément, pour dire, d’un juste mi-dire qui n’est pas le dire binaire du législateur, de l’éducateur ou du professeur. Ce juste mi-dire, qui en prenant en compte le ratage, le « c’est pas ça » que rencontre sa tentative de faire valoir la réalité de son symptôme, de son fantasme, permet à une femme de trouver une place entre le Un de la fonction phallique et l’infinitude de l’Autre.
Cette transmission d’un dire est celle d’un désir qui repousse un peu plus loin la mort qui siège dans lalangue dans son usage collectif.
Ce qui m’amène à la deuxième partie de mon propos, qui concerne les modalités de transmission de la psychanalyse tant dans le déroulement de la cure analytique que dans son enseignement dans les associations d’analystes, et de sa diffusion dans le social.
Cette transmission dans la cure ne peut pas être une transmission binaire, une connaissance qui passe de A vers B, puisque « le psychanalyste est responsable d’un discours qui soude l’analysant au couple analysant-analyste »[10]. C’est comme dans l’apologue des trois prisonniers, l’analysant est sujet et objet, et c’est cette division qui lui permet de sortir, de sortir de la cure pour transmettre son dire ailleurs.
Cet ailleurs, ça peut être dans sa vie, avec sa femme ou son homme, avec ses enfants, avec ses proches, là où un dire peut inventer les réels qui se rencontrent dans ces diverses relations. Ce dire inventeur, novateur, tire sa vivacité de la rencontre du réel du sexe, là où se constitue le savoir inconscient. C’est de ce savoir que l’être sexué s’autorise, il s’autorise de lui-même. Comme être sexué, comme homme ou comme femme, c’est de son invention de ce réel qu’il s’autorise. Cette autorisation-là, Lacan la fait précéder dans la leçon du 9 avril du séminaire Les non-dupes errent ce qu’il dit de l’autorisation de lui-même du psychanalyste qui peut lui permettre de ne pas se prendre au jeu collectif du « nommer à » qui peut s’abattre sur les groupes d’analystes comme sur tout groupe constitué. Dans un groupe on ne peut pas inventer, parce qu’ « un groupe c’est réel ». Et c’est dans le groupe que se fait un usage collectif du signe qui véhicule la mort de lalangue.
C’est en cela que le style de Lacan, particulièrement dans ses derniers séminaires, constitue une invention inouïe. Comme Charles Melman le fait remarquer dans sa conférence « D’une langue sans signifiant-maître ? », Lacan a passé les dernières années de sa vie à défaire les concepts de ce qu’il appelait son élucubration. Il « s’offrait ce plaisir de parler en lalangue. Ça ne fait pas sérieux. Parce que le sérieux c’est de se servir des termes qui font autorité et d’une autorité reconnue. » Et cela, ça change beaucoup de choses, et ça rend compte de ce peu de souci de Lacan de convaincre, de vaincre, de faire propagande. « L’effectif à étendre, la foi à propager, le standard à protéger », comme il l’a écrit dans « Du sujet enfin en question », ce n’était pas son affaire.
Malgré sa grande culture, Lacan ne bouffait pas du livre comme l’a fait remarquer Marcel Czermak. « En pointant cette peur de la solitude contre laquelle chacun lutte en s’incorporant l’auteur du livre, Lacan épinglait sa propre déprise de l’incorporation…la déprise du père … C’est la solitude assumée d’une route sans assistance dans l’Autre ». Dans cet article, « L’ inconvenance de la pratique », Marcel Czermak nous pointe aussi comment par cette déprise du père qui passe par un parcours solitaire dans l’Autre, dans le savoir inconscient, il y a moyen d’unifier le symptôme et le symbolique, de faire une épissure qui permette de faire tenir ensemble les trois instances, réel, symbolique et imaginaire tout en maintenant une ex-sistence entre elles.
Pour la transmission de la psychanalyse dans la cité, travail en institution, publications et autres, la psychanalyse, les psychanalystes plus exactement sont-ils prêts à affronter la solitude de cette route sans assistance dans l’Autre ?
[1] – Leçon du 11 juin 1974
[2] – Leçon du 10 décembre 1974
[3] – « D’une langue sans signifiant-maître ? »
[4] – Leçon du 18 décembre 1973
[5] – Leçon du 18 février 1975
[6] – Leçon du 14 décembre 1976
[7] – La troisième
[8] – RSI, leçon du 15 janvier 1974
[9] – RSI, leçon du 12 février 1974
[10]– « La Troisième »