Sur la fonction de la cause (dans le séminaire L’angoisse)
22 mai 2022

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BON Norbert
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Sur la fonction de la cause

(dans le séminaire Langoisse)

 

Norbert Bon

 

Le questionnement de la fonction de la cause court tout au long du séminaire L’angoisse, dès la caractérisation du fétiche comme cause du désir dans la leçon du 16 janvier, puis, dans celle du 8 mai, la remarque que « quelque chose est omis dans la considération de la connaissance, quelque chose qui est précisément le désir qui anime la fonction de la connaissance1 » (p. 273), et l’affirmation que « […] cette part de nous-mêmes prise dans la machine, à jamais irrécupérable, cet objet comme perdu, aux différents niveaux de lexpérience corporelle où se produit sa coupure, c’est lui qui est le support, le substrat authentique de toute fonction comme telle de la cause » (p. 271). Mais c’est dans les leçons du 29 mai, du 5 et du 12 juin qu’il resserre son questionnement de cette fonction en tant que ce qui est méconnu, c’est que c’est l’objet a qui est cause du désir.

Il y a une cause à ça.

D’où l’abord par la question de la science, puisque le travail de conceptualisation est, au fond, essentiellement animé par le souci de comprendre comment sont les choses et plus précisément comment sont les causes, voire La cause : du premier moteur d’Aristote au Big bang des cosmologistes. Ce que la pédagogie scolaire, dans sa méchanceté foncière, prétend enseigner aux enfants, alors que, comme l’avance Piaget, il y a « une béance, une faille, entre ce que la pensée enfantine est capable de former et ce qui peut lui être apporté par la voie scientifique » (p. 322). S’agirait-il donc de leur foutre le principe de réalité ?

Car, à l’enfant, la question de la cause apparaît sous la forme de l’angoisse de castration, ce moment où l’objet a se manifeste comme -φ, caractéristique de « l’évanouissement de la fonction phallique comme telle, à ce niveau où il [le phallus] est attendu pour fonctionner » (p. 324). Lacan ne le rappelle pas ici mais, pour Freud, ce qui éveille la curiosité et l’intelligence de l’enfant, c’est la question : « D’où viennent les enfants ? », qui précède celle sur la différence des sexes où il pourra entrevoir une réponse. Réponse qui peut lui être « foutue », comme à l’homme aux loups, non pas sous forme symbolique mais traumatique dans la perception de la scène primitive, à une période où, selon Freud, l’enfant ignore la présence du vagin et où la différence des sexes se résume à la binarité phallique/castré. D’où, j’ajoute, l’importance de ce fantasme de la scène primitive chez l’obsessionnel qui n’aura pas pu assister à sa propre conception, au coït qui l’a causé. Infini regret qui accompagne cette butée sur l’impossible où se révèle la place même du sujet : pour un peu, j’y étais. Est-ce pour s’en dédommager que l’obsessionnel produit souvent ce fantasme, cette fantaisie plutôt, d’assister à ses propres funérailles et d’en jouir ?

Freud amène cette question de la scène primitive sous la forme exemplaire avec laquelle elle se présente chez l’homme aux loups, celle d’un coït a tergo dans lequel le père pénètre la mère par l’anus, le vagin étant ignoré, d’où « la réponse du sujet à la scène traumatique par la défécation » (p. 326). Production d’une autre forme de l’objet a, à quoi l’enfant s’identifie dans ce qu’il est logique de qualifier de passage à l’acte dans lequel il s’offre en cadeau, voire en sacrifice, nous dit Freud. Et, Lacan relève là l’incidence de la pulsion de mort avec « la corrélation stricte de l’apparition de la bisexualité, des deux sexes, avec l’émergence de la fonction de la mort individuelle » (p. 328). Somme toute, une fois le coït achevé, le mâle pourrait disparaître, c’est d’ailleurs ce qui se passe dans certaines espèces. Pour les humains, cela se limite à une petite mort, quelquefois c’est à mourir de rire, j’ajouterai à mourir de honte en cas de débandade précipitée et Brassens y ajouterait sans doute que la femme, « quatre-vingt quinze fois sur cent » y meurt d’ennui. Modalités diverses de la mise en doute du leurre de l’accomplissement génital idéal dans un feu d’artifice simultané. Soit, l’affectation du signe moins au phallus et, dans l’angoisse, la manifestation du a, non pas comme objet du désir, mais comme sa cause.

Cette fonction de la cause s’avère donc essentielle à élaborer car ce que nous enseigne la clinique, « c’est que le symptôme n’est constitué que quand le sujet sen aperçoit (…) Sans ça il n’y a pas moyen d’en sortir et non pas simplement parce qu’il n’y a pas moyen d’en parler mais parce qu’il n’y a pas moyen de l’attraper par les oreilles » (p. 348-349). « Pour que le symptôme sorte de l’état d’énigme encore informulée le pas à faire n’est pas qu’il se formule, c’est que dans le sujet quelque chose se dessine dont le caractère est tel qu’il lui est suggéré qu’il y a une cause à ça » (p. 349). Il y a donc à manifester « la relation radicale de la fonction de la cause du désir à la dimension mentale, comme telle, de la cause » (p. 349). Lacan rappelle là son article « Kant avec Sade » 2 Ainsi « cette dimension de la cause indique -et seule indique- l’émergence, dans les données de départ de l’analyse de l’obsessionnel, de ce a autour de quoi […] doit tourner toute analyse du transfert pour ne pas être obligée, nécessitée à tourner dans un cercle » (p. 349). C’est déjà là poser la question de la fin de l’analyse et en contrepoint celle du désir de l’analyste. Ce que Lacan a élaboré, notamment dans le passage des tours sans fin autour du tore de la demande à la découpe de l’objet a dans le cross cap, dans le séminaire L’identification (l961-62).

La catégorie de la cause

Etant établi que le a est la cause du désir, apparaît la nécessité de s’interroger sur la catégorie de la cause dans un projet dont Lacan annonce qu’il  entend la transférer du domaine « de ce que j’appellerai avec Kant lesthétique transcendantale, à ce que, si vous voulez bien y consentir, j’appellerai mon Ethique transcendantale » (p. 350). Où, à la visée de connaissance du philosophe vient se substituer l’engagement du désir de l’analyste dans l’opération analytique.

Alors, si vous voulez bien y consentir, je me permets un rapide rappel sur cette notion de l’esthétique. Dans son sens général, il s’agit de ce qui concerne le beau sensible. Si l’on suit Ribot dans sa Psychologie des sentiments3, « il y a dans la constitution du sentiment esthétique deux facteurs ; l’un direct, lié aux sensations et perceptions ; l’autre indirect, lié aux représentations (images et associations d’idées) ; l’un ou l’autre prédomine suivant les arts : le facteur direct dans la musique et les arts plastiques, le facteur indirect dans la poésie. »

Chez Kant, ce qui est qualifié d’esthétique transcendantale, dans la Critique de la raison pure, c’est la détermination des formes a priori de la connaissance sensible. Kant caractérise ainsi son projet : « Dans lesthétique transcendantale […] nous isolerons tout d’abord la sensibilité, en faisant abstraction de tout ce que l’entendement y pense par les concepts pour qu’il ne reste rien que l’intuition empirique. En second lieu, nous écarterons encore de cette intuition tout ce qui appartient à la sensation, pour qu’il ne reste que l’intuition pure et la simple forme des phénomènes, seule chose que puisse fournir à priori la sensibilité. De cette recherche, il résultera qu’il y a deux formes pures de l’intuition sensible, comme principe de la connaissance a priori, savoir : l’espace et le temps 5. »

Lacan critique donc cette position kantienne en rappelant son affirmation de la séance précédente que « l’espace n’est pas du tout une catégorie a priori de l’intuition sensible. » (p. 351) Pour la raison que, pour l’humain, l’espace est réel et que la topologie nous montre « une sorte de torsion à laquelle l’organisation de la vie semble l’obliger pour se loger dans l’espace réel. » Et que « c’est justement en ces points de torsion que se produisent aussi les points de rupture dont j’essaie de vous montrer la portée dans plus d’un cas d’une façon liée à notre propre topologie, celle du S, du grand A et du petit a » (p. 351). Et, cela, d’une façon plus efficace, ajoute-t-il, qu’à ce qu’a pu en repérer Freud quant aux relations moi/non moi, contenu/contenant, intérieur/extérieur… C’est dans l’espace à trois dimensions que prend, à l’étage de la pulsion scopique, la présence du désir comme fantasme, fenêtre ouverte sur le réel.

Lacan ne fait pas expressément la même critique à propos de la catégorie du temps mais elle est présente dans son analyse du trauma de l’homme aux loups, avec la notion d’après-coup, Nachdrängung, puisque ce n’est que plusieurs années après l’évènement de la scène primitive, vers un an et demi, que le traumatisme produit son effet avec l’avènement d’un sens sexuel sur la scène, vers quatre ans et demi. Je rappelle ici l’intérêt de Lacan dans les années cinquante pour la cybernétique et la notion de rétroaction.

Lacan évoque alors l’histoire de la critique de cette fonction de la cause. À commencer par celle de la croyance que « post hoc ergo propter hoc » (à la suite de cela donc à cause de cela). C’est-à-dire de voir dans un rapport de succession, un rapport de causalité. Paralogisme dénoncé en son temps par Claude Bernard6. Critique qui a permis le développement de la notion plus complexe de déterminisme.

Comment, alors, Lacan envisage t-il cette fonction de la cause ? Eh bien, comme « la métaphore de cette cause primordiale, substance de cette fonction de la cause qui est précisément le petit a en tant qu’antérieur à toute cette phénoménologie. a, nous l’avons défini comme le reste de la constitution du sujet au lieu de l’Autre, en tant qu’il a à se constituer en sujet parlant, sujet barré, $ » (p. 353). Parcours dans lequel le symptôme est impliqué, mais il n’est pas l’effet du processus, il en est le résultat, l’effet étant le désir mais un effet non effectué. « Si la cause, ainsi, se constitue comme supposant des effets, de ce fait que, primordialement, l’effet y fait défaut » (p. 353). C’est ce gap que le progrès de la science prétend combler, faisant, là où cela se produit, « s’évanouir la fonction de la cause, l’explication aboutissant à ne laisser alors que des connexions signifiantes, à volatiliser ce qui l’animait dans son principe, ce qui a poussé à s’expliquer ce qu’on ne comprend pas, c’est-à-dire la béance effective » (p. 354).

Lacan n’en donne pas d’exemple mais on pourrait citer la question de savoir sur quoi la terre repose, indispensable à formuler dans la physique pré-newtonienne et qui disparaît avec la théorie de l’attraction. Feyerabend, dans sa théorie anarchiste de la connaissance7 note d’ailleurs que, dans l’histoire des sciences, nombre de questions disparaissent, non pas parce qu’elles sont résolues mais parce qu’un changement de paradigme en élimine la nécessité ou la pertinence. Idem dans l’analyse avec la subjectivation modifiée des évènements passés.

Le robinet comme cause

Je reviens à Lacan qui, lui, évoque une expérience de Piaget sur Le langage et la pensée chez l’enfant pour montrer que ce que recueille Piaget « est démonstratif de tout autre chose que ce quil pense » (p. 354). Il se propose d’étudier la socialisation du langage, c’est-à-dire, le passage du langage égocentrique, à savoir que l’enfant ne parle que pour lui-même, à un langage achevé dans sa fonction de communication, avec cette croyance largement partagée que la parole est faite pour communiquer. Il s’agit donc du schéma d’un robinet à partir duquel on explique à l’enfant la fonction de la fermeture de l’eau, pour lui demander de la répéter, ce qu’il fait correctement, puis de la transmettre à un autre enfant, ce qu’il fait de façon toute différente, à l’étonnement de Piaget. Dans cette expérience où il s’agit de saisir la fonction du robinet comme cause, en tant qu’il ferme et bloque la pression, Piaget, pourtant informé de la psychanalyse méconnait « que ce qu’il y a d’intéressant pour un enfant dans un robinet comme cause, ce sont les désirs que, chez lui, le robinet provoque, à savoir que, par exemple, ça lui donne envie de faire pipi » (p. 358).

À ce propos et à la différence de la défécation de l’homme aux loups qu’il a qualifiée de passage à l’acte, Lacan évoque là un acting-out possible de l’enfant, le robinet se trouvant là en place de cause mais, cette fois, au niveau de la relation phallique. Et, il rappelle l’histoire du petit Hans à qui le plombier vient dévisser et remplacer son fait-pipi. C’est ça -φ.

L’intérêt de ce passage de Lacan par Piaget est de montrer que dans le matériel très important que ce dernier recueille de la bouche des enfants, « c’est qu’il ne voit pas le rapport des relations que nous appelons, nous, complexuelles, avec toute constitution originelle de cette fonction de ceci quil prétend interroger, de la fonction de la cause. » Et que, par ailleurs, ce matériel montre qu’il contient déjà « sous une forme fascinante le complexe d’œdipe lui-même d’ores et déjà articulé » – même si l’enfant ne sait pas ce qu’il dit – « donnant ici la preuve expérimentale de l’idée que jai déjà avancée devant vous que l’inconscient est essentiellement effet du signifiant » (p. 359).

Support du sujet

Dans les leçons suivantes, Lacan s’attachera à préciser les diverses formes sous lesquelles l’objet a se manifeste, en donnant une place éminente à l’objet anal dont il souligne que « cet objet déplaisant, c’est le privilège de l’analyse, dans l’histoire de la pensée, d’en avoir fait émerger la fonction déterminante dans l’économie du désir » (p. 364). Il rappelle, à ce propos, l’importance de la trace fécale chez les mammifères, où l’on peut voir « ce qui préfigure, ce qui prépare à cette fonction de représentant du sujet et y trouvant ses racines dans larrière-fond biologique, l’objet a en tant qu’il est le fruit anal » (p. 375). À ceci près que chez l’être parlant, cet objet se situe dans un rapport à la demande de l’Autre comme objet à céder. Ainsi, l’objet a se trouve à être le premier support dans le rapport à l’Autre de la subjectivation. Rapport où, réduit à n’être que ce qu’il a à donner, le sujet se constitue dans le désir de retenir : « Quand le désir pour la première fois formé apparait, il s’oppose à l’acte même par où son originalité de désir s’introduit » (p. 401). Jusqu’à ce qu’au niveau du « stade génital », où l’objet a se commute en objet de don « destiné à retenir le sujet sur le bord du trou castratif » (p. 394) : offrir son image en se faisant aimable à l’Autre pour en obtenir de l’amour. C’est ainsi que, « cet objet a est dhabitude masqué derrière le i(a) du narcissisme » (p. 409) et pas seulement l’anal mais aussi bien l’oral, le scopique et l’auditif. Ce dernier niveau étant celui où « le a se retaille, cette fois ouvertement aliéné, comme support du désir de l’Autre qui, cette fois, se nomme » (p.410). « Il n’y a de surmontement de l’angoisse que quand l’Autre s’est nommé. Il n’y a d’amour que d’un nom » (p. 411).

Nancy, le 20 mai 2022

Références

1 Lacan J., 1962-63, L’angoisse. Document hors commerce de l’ALI. C’est à cette version que renvoie la pagination des citations.
2 Lacan J., 1962, publié dans la revue Critique, n° 191, en avril 1963, puis dans les Ecrits,1966, Seuil, p. 765-790.
4 Ribot Th., 1896, Psychologie des sentiments, Hachette livres, BNF, p. 103.
5 Kant E., 1781, Critique de la raison pure, PUF, 2004, p. 54-55.
6 Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Baillère, 1865, Flammarion, 2013.
7 Feyerabend P., Contre la méthode. Pour une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil ,1979.