S'oupires... dans le couple - Amédée ou comment s'en débarrasser de Ionesco
21 mai 2009

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JEJCIC Marie
Textes
Philosophie-littérature-poésie

Il y a deux mois, le théâtre Sylvia Monfort montait Amédée ou Comment s\’en débarrasser de Ionesco dans une mise en scène de Roger Planchon, interprété par lui-même. Afin de saluer le centenaire de la naissance d\’Eugène Ionesco, Roger Planchon avait choisi cette pièce peu montée car, disait-il, dans une époque où le couple est malmené, personne n\’en a jamais parlé de façon aussi juste.

La lecture du séminaire Ou pire étant au programme cette année, cette pièce me semblait bienvenue.

J\’ai tardé à écrire.

Entre temps, mardi 12 mai Roger Planchon est mort, presque comme Molière, sur scène.

Si donc plusieurs pièces de Ionesco furent montées cette année, choisir Amédée ou Comment s\’en débarrasser me permet désormais d\’associer à la lecture de Ou Pire, un hommage à Ionesco dont le théâtre sait hisser l\’impossible dans \ »l\’absurde\ » qu\’il produit à hauteur de l\’humour et de la fable, mais me permettra également de saluer le profond talent théâtral de Roger Planchon qui participa efficacement à la délocalisation du théâtre en France par son remarquable travail à Villeurbanne, travail décisif et toujours à soutenir.

L\’ennui sur scène

Amédée n\’est sans doute ni la plus célèbre, ni la meilleure pièce de Ionesco, mais aucune pièce n\’aborde avec autant de réalisme les déboires du couple, au point que ce réalisme en constitue l\’ennui ! Venu pour se divertir, le spectateur se retrouve précipité au coeur d\’un quotidien : ce qui se dit sur scène, il l\’a entendu ou l\’aura dit ! Le couple s\’ennuie. En parler ennuie tout autant et Ionesco ne triche pas.

Un couple entre deux âges, Amédée et Madeleine stagne dans la vie et leur appartement. Madeleine est standardiste. Amédée, écrivain, raté. Depuis quinze ans, il ne cesse de remettre la rédaction d\’une pièce dont, à ce jour, il n\’a écrit que deux répliques toutes deux aussi puissantes que celle qu\’il cite à Madeleine

– Et la vieille dit au vieux : \ »Crois-tu que ça va marcher ?\ »

Durant toute la pièce, Amédée va la ressasser.

Dans L\’envers de la psychanalyse, Lacan remarque que la fonction du Maître ne passe pas par le savoir lequel, dans l\’antiquité, était délégué à l\’esclave. La préoccupation exclusive du maître était \ »que ça marche\ ». Le ton dubitatif d\’Amédée dit assez qu\’il n\’est pas un maître. Il lui manque la maîtrise de la vie, ce qui le plonge dans l\’inertie

La vie sur scène se divise en trois parties

À gauche, une porte donne sur l\’extérieur quasiment condamnée depuis 15 ans, n\’ouvre plus que sur quelques maigres souvenirs. Le couple ne sort plus -les courses sont faites à la méditerranéenne, un panier descendu par la fenêtre à l\’aide d\’une corde -et personne ne vient les visiter. Une seule fois, un facteur viendra étourdiment apporter une lettre qui provoquera un émoi aux accents quelque peu paranoïaques par une crainte d\’emblée suspicieuse et défensive : \ »qu\’est-ce qu\’on nous veut, personne ne peut nous écrire, on a rompu avec tout le monde, non, non ce n\’est pas possible, ce n\’est pas pour moi\ ».

Si bien que par cette porte, n\’entre que l\’air vicié du souvenir. Maigre espoir d\’un pâle idéal d\’amour ridé. Quand elle ne râle pas contre Amédée, quand elle ne fait pas le ménage, Madeleine rêvasse un sourire niais au coin des lèvres. Il suffit qu\’elle s\’asseye pour qu\’un couple de chanteurs de la belle époque, peut-être elle et Amédée jeunes mariés, traverse la scène et ses pensées. Toute sa vie est recroquevillée autour d\’un instantané long… comme une chanson. Ses espoirs, ses attentes sont là, sa démission de la vie aussi. Jeune, elle rêvassait. Agée, elle continue sur le même carré d\’un rêve jauni.

Quant à Amédée, pour avoir abdiqué de longue date, il semble n\’avoir même jamais eu de rêves. Emboîté dans sa vie, la médiocrité de son couple le soutient. Il se contente de radoter.

S\’ensuivent l\’aigreur caricaturalement féminine de Madeleine, l\’impuissance résignée d\’Amédée et l\’ennui dérouté du spectateur, malgré une mise en scène de Planchon pleine de trouvailles et d\’humour, sachant rendre cette vie de pacotille par un appartement rose bonbon et des airs sur disques microsillons de Luis Mariano et autre chanteur goménolé.

Bref, sur scène, le présent moisit au point que des champignons poussent dans le salon comme il y en a déjà dans la chambre à coucher. Champignons vénéneux est-il précisé, signe qu\’ \ »il\ » vient jusque là maintenant. Mais qui est cet Il, qui depuis 15 ans a surgi dans ce couple ?

-Il- vit sur le côté droit de la scène, dans la chambre à coucher, seul endroit où il se passe vraiment quelque chose d\’un peu excitant pour le couple comme pour le spectateur. Cet -il- qui capture toute la vie du couple, cet Il dont on parle, mais qu\’on ne voit pas, a délogé le couple de sa chambre. Alors qui est ce pronom personnel ou plutôt impersonnel car ils disent : \ »\ »il\ » est toujours là ? \ »il\ » grandit…\ » comme se dit \ »Il\ » pleut, il mouille… Toute la chambre, bientôt toute la pièce, est envahie par cette énigme croissante dont le titre interroge : Comment s\’ \ »en\ » débarrasser.

De quoi faut-il se débarrasser pour vivre en couple ?

Qu\’est-ce qui envahit la chambre puis le salon ? L\’ennui dira-t-on ? Très vite on apprend que c\’est un corps gigantesque qui ne cesse de croître. Mais de quel corps s\’agit-il ? Amédée suggère que c\’est peut-être le corps d\’un amant de Madeleine dont, aussi amoureusement que courageusement, il aurait su se débarrasser, à moins que ce ne soit celui d\’un enfant, celui qu\’ils n\’ont pas eu, sans doute, de peur d\’être dérangés, ou peut-être est celui de ce père toujours à tuer, évoqué par Amédée. Et puis, peu importe. Plus qu\’un mort, c\’est surtout la mort qui ronge leur vie. La mort qui pénètre partout avec leur renoncement.

Obsessionnellement, Amédée évite la vie comme une maladie ! Freud se surprenait de la permanence du souvenir fut-il traumatique, surtout traumatique, mais Madeleine et Amédée concèdent qu\’ils n\’ont que cela, le souvenir pour tenter, à moindre frais, de donner un peu de poids au vide de leur existence, baume sur l\’inconsistance angoissante du parlêtre !

Alors ce Il gigantesque qui pousse les murs et expulse le couple de sa chambre, ce Il qui envahira même le plateau, qui est-il ? Ionesco répond : rien. Entre les deux sur scène, dans le couple, il y a : Rien et ce rien, ce vide grandit démesurément jusqu\’à les repousser de la vie. Amédée confesse : \ »ce rien pèse lourd\ » d\’autant que, pour avoir attrapé la maladie des morts, il grandit d\’\ »une croissance géométrique\ », donc démesurée. Ainsi, sur la scène va apparaître des pieds géants, d\’environ 1m50, précise la didascalie !

Amédée et Madeleine au pays des merveilles ? Plutôt au pays de l\’horreur ! Car le seul intérêt de cette pièce, donc de leur vie, c\’est lui, ce corps qui fait basculer le texte dans une fable, non pas dont il faudrait tirer la morale, mais une fable qui vaut d\’être a-morale.

Objet de la pièce

Impuissant, le couple s\’abandonne à la jouissance molle du souvenir, de la plainte et du regret, se laisse envahir par ce mort à qui chacun finit par s\’attacher, à lui trouver une curieuse beauté, même si Madeleine le trouve encombrant. Leur vie se réduit à prendre soin de ce qui les détruit.

A rêver d\’amour le couple produit ce mort, ce rien qui s\’interpose entre les deux et les occupe au point qu\’ils redoutent de s\’en défaire. Les yeux du mort restés ouverts, ne sont-ils pas la seule source de lumière fut-elle froide, fut-elle verte qui éclairent leur vie obscure ? Le symptôme possède sa lumière qui oriente. Plus la vie s\’involue, plus la jouissance gangrène, plus ils se rétractent autour de cette seule lumière blafarde.

Jouis-sens écrit Lacan. A vouloir lester sa vie d\’un sens… vrai, on ne trouve qu\’à s\’épuiser à la remonter à contre courant, comme un saumon !

Jouissance d\’un symptôme très freudien, sexualité du couple qui abandonne la chambre pour ne garder que les \ »s\’ou pire\ » d\’amour et de souvenirs.

Alors Amédée ou comment s\’en débarrasser ? A la fin de la pièce, le couple va enfin décider de s\’en débarrasser. Amédée va découper ce corps en morceaux et le jeter mais, comme il en va du symptôme, débarrassé de lui, il mourra et Madeleine glissera dans l\’alcoolisme. Enfin, c\’est une des fins que Ionesco embarrassé trouva.

Car une remarque de l\’auteur nous intéresse. Quand il rédigeait cette pièce (1) et qu\’il fit la trouvaille de ce corps géant, il en fut lui-même mortifié. Il dit : \ »j\’en fus comme encombré. Je suis resté à le contempler, je ne savais plus que faire pour m\’en débarrasser.\ »

\ »Il n\’y a pas de rapport sexuel\ ». En formulant cela, Lacan choqua et continue de choquer tant on trouve cette formule hermétique et provocante. Que veut-il dire ? Cette pièce rappelle que si certains hommes de lettres précèdent le psychanalyste dans le questionnement du langage dans son rapport au réel, c\’est que leur pratique de l\’écriture les expose à ce que ce rapport a d\’impossible. En assistant à cette représentation, je réalisais combien ce n\’est pas l\’énoncé de Lacan qui devrait dérouter, mais plutôt le ravage provoqué par l\’idéalisation de l\’amour pour contrer l\’absence du rapport.

Il n\’y a pas de rapport sexuel, et tant mieux ! Du désir peut subsister. Dès lors ce corps trouve son nom. N\’est-il pas cet effet de pollution, comme le qualifie Lacan dans Ou pire, \ »pollution d\’avoir à en faire, en son corps en son existence d\’analyste, représentation\ ». Une fois trouvé ce corps, Ionesco fut lui même pollué. Cette paralysie de l\’auteur devant le surgissement de ce corps me semble indiquer l\’accès à ce point qui fait horreur à l\’analyste lui-même et dont seul le semblant, inhérent à la place où il tient l\’objet dans son discours, trouve à l\’en décaler.

Le déni du réel exige une surenchère toujours plus envahissante où la jouissance phallique n\’offre que son impasse.

Alors Amédée ou comment s\’en débarrasser ? L\’ambiguïté du titre questionne. Qui est Amédée ? Ce corps dont il faut se débarrasser est-il celui du mort ou celui du mari qui s\’appelle Amédée, où ce que produit le couple ? N\’est-il pas ce reste chu de l\’absolu du rêve de faire Un, objet a qui, pour venir en place de vérité, ne peut que réduire au silence et déstabiliser l\’auteur qui le produit.

D\’où le positionnement par Lacan du discours analytique à partir, non pas d\’un élément de discours, puisque tout ce qui est dit intervient dans la jouissance et fige, comme l\’expérience de Ionesco le confirme, mais à partir de ce reste lui-même. Placé en position de semblant, il montre le semblant du discours par lequel nous débutons.

Pour se débarrasser de l\’illusion mortifiante du rêve d\’amour il n\’est que le semblant, à condition qu\’il soit connecté au réel bien localisé.

Notes :

(1) Ionesco Eugène ; Entre la vie et le rêve ; Belfond 1977 ; p.85