Sites de rencontres ?
20 octobre 2010

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ROTH Thierry
Billets




« Cette fois, ça s’est vraiment bien passé, à tout point de vue », raconte un patient après un énième rendez-vous contracté sur un site de rencontres pour célibataires. C’est la première fois qu’il la voyait, il a passé la nuit chez elle et ils ont « beaucoup parlé ». « C’était vraiment différent, précise-t-il, mais ce qui m’a pris la tête, c’est qu’en rentrant chez moi, je me suis reconnecté sur le site pour voir mes messages, et j’ai vu qu’elle était déjà reconnectée. Elle devait déjà chercher d’autres mecs » ! Cette petite séquence montre bien l’emprise dans laquelle les deux jeunes gens semblent se trouver, non pas épris éventuellement l’un de l’autre, mais pris l’un comme l’autre dans les filets de tous les possibles à portée de clics.

J’ai été frappé de constater la véritable addiction que ces sites de rencontres pouvaient impliquer chez des individus. Certains y passent la nuit, reprennent cela pendant leur travail à chaque fois qu’ils peuvent se « libérer » une minute, puis enchaînent à peine leur journée finie. Pire, avec les smartphones permettant de consulter ses mails n’importe où, il n’y a plus de pause possible… « J’étais au cinéma, c’était horrible, ça ne captait pas, je suis sortie deux fois pour regarder si je n’avais pas de mails », me dit une analysante. « Des mails de qui ? » lui demandais-je. « Je ne sais pas, de mecs avec qui j’ai pu être en contact récemment, ou d’autres, des nouveaux ».

Comment s’arrêter, en effet, à une possible rencontre, bien réelle, qui comporte toujours, aussi heureuse puisse-t-elle être, sa dose de déception, d’aléas, d’altérité, d’angoisse, alors qu’il y a en permanence la promesse entretenue de la présence, via le réseau, de tant d’autres partenaires potentiels, encore mieux et plus compatibles ? L’illusion de l’existence du bon rapport, du bon objet… Des alertes mails vont d’ailleurs régulièrement venir tenter celui ou celle qui voudrait pour un temps au moins décrocher, même quand il s’est déjà désabonné…

Pourquoi tenter de se fixer avec un partenaire, alors que tant de sourires charmeurs envahissent l’écran, de multiples fantasmes se provoquant et se répondant les uns aux autres ? Leurre de l’image jumelé à la mode du zapping, l’objet idéal est alors quelque part à débusquer, tous les autres vont être essayés, comparés, puis jetés… Destin d’objets ! Car au fil des dialogues et parfois des rencontres, chacun se fait tester, « blacklister », élire parmi les « coups de cœur » de quelqu’un pour en être exclu à la faveur de nouveaux arrivants ou d’un mot mal compris. « Je ne peux pas répondre à tout le monde », me disait une femme recevant plus de quarante messages par jour. « Elle n’est pas assez directe », « j’aime pas sa coupe de cheveux, alors j’ai fini par la zapper », disaient deux autres jeunes gens. La loi de l’offre et de la demande…

Ces recherches, ces dialogues, tous ces « contacts » peuvent rendre addicts tant ces sites Internet semblent promettre la jouissance permanente ou l’amour idéal, hors castration. Il suffirait de débusquer le bon partenaire et de savoir soi-même comment se vendre au mieux. Des coachs peuvent venir aider. Comme le joueur qui attend le gros lot, rejouant pour gagner encore plus ou se refaire de ses pertes, espérant être l’élu chanceux du grand Autre, l’accroc à ces sites recherche son lot à lui, objet de fantasme, et se passe de l’Autre… Car cela se joue entre petits autres, figures moïques où dominent bien sûr la dimension imaginaire mais aussi réelle – on compare les jouissances, on se rejette, on procède par essais-erreurs. Nous sommes à l’époque des expériences !

Ces sites toujours plus nombreux et spécialisés – pour célibataires, pour mariés, pour homosexuels, pour échangistes, pour mélangistes, etc. – rentrent dans le cadre moderne de la nouvelle économie psychique développée par Charles Melman, promettant du plus-de-jouir à la pelle, chaque individu étant finalement pris lui même comme objet de jouissance recherché, essayé, aimé, rejeté, rappeler, comparé,… C’est le marché capitaliste de l’amour et de la jouissance. « On n’est jamais seul, mais en même temps je ne vois quasiment jamais personne. Je reste chez moi devant mon ordinateur. C’est un peu un cache-misère », remarquait une analysante.

Ces accrocs aux sites de rencontres ne sont pas tellement différents des autres addicts, alcooliques, toxicomanes, accros aux jeux vidéo ou aux casinos, tous attrapés par leur trouvaille – ou leur recherche infinie – de l’objet qui viendrait combler – et donc annuler – l’existence. Tout le reste de leur vie, c’est à dire leur vie tout court, est alors mise entre parenthèse. Seul compte le lien à l’objet recherché.

Précisons, bien sûr, que le sujet étant toujours pris dans le social, il n’est guère surprenant que les cliniciens soient confrontés aujourd’hui, au sein de notre société libérale de consommation où domine le discours de la science, à de plus en plus de patients souffrant d’addictions, avec ou sans produit – mais pas sans objet. Celle aux sites de rencontres sur le Net n’en est que l’une des plus récentes.

On rappelle souvent que Freud a inventé la psychanalyse grâce aux hystériques, que Lacan y est entré et l’a développée en s’appuyant sur les paranoïaques, les analystes de ce début de siècle doivent tenter de faire avancer la théorie et la clinique à travers la confrontation et l’écoute des patients de leur époque, addicts et autres dépressifs. C’est l’un des défis majeurs de la psychanalyse contemporaine.