Signorelli... encore
08 décembre 2008

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DHONTE-MÉDAN Isabelle



Cherchons-nous à échapper à la répétition, à y mettre fin, ou nous laissons l’histoire suivre son cours ? L’inconscient, mémoire de ce qu’il oublie, peut-il nous convoquer de façon paradoxale à nous interroger ?

Signorelli… encore…

C’est d’abord un voyage, un déplacement ; les choses les plus lourdes ne sont-elles pas celles qui se disent entre deux portes ?

Cet "entre-deux-portes", en train ou en voiture, c’est le support de la recherche attentive de Freud, une sorte de matérialité de la substitution opéré par l’oubli.

En effet, Freud est en voyage à Raguse en Dalmatie et se dirige vers la Bosnie-Herzégovine. Il évoque avec son compagnon de voyage, "un étranger", les moeurs des Turcs. Lors de cette évocation il est arrêté par l’oubli d’un nom qu’il a pourtant sur le bout de la langue.

"Le nom que je m’efforçais en vain de me rappeler était celui du maître auquel la cathédrale d’Orvieto doit ses magnifiques fresques représentant le Jugement dernier.

A la place du nom cherché Signorelli, deux autres noms de peintres, Botticelli et Boltraffio, s’étaient imposés à mon souvenir…"

À la place d’un nom Signorelli, ce sont plutôt trois noms qui s’imposent à lui : Orvieto, Botticelli et Boltraffio.

Le premier constat de Freud, c’est que l’oubli n’est pas le fait d’un seul mot mais d’une série, d’une "association" dit-il.

Ce processus de rappels, ce chemin de la mémoire s’effectue par ricochets qui mettent au jour des noms de lieux évocateurs d’affects sous le mode de courtes séquences signifiantes, c’est-à-dire d’associations ambivalentes, laissant le plus souvent un élément dans l’ombre.

Cette chaîne se développe ainsi : Orvieto va s’ouvrir sur Bisenzi et Bisenz, puis sur Bolzano et sur "Botti-celli", le ou les maîtres du ciel et de la peinture, Boltraffio l’amène à Trafoï ; et la Bosnie-Herzégovine, vers laquelle il se dirige, rassemble cette disparité dans une métaphore.

Que révèlent ces déplacements ?

Freud donne une première version de son travail de réminiscence dans Psychopathologie de la vie quotidienne (publié en 1901). Puis, de façon incidente il dévoile dans Introduction à la psychanalyse (1916) certains éléments. Charles Melman dans son Introduction à la psychanalyse, aujourd’hui (2002) se penche, en écho, sur ces éléments laissés pour compte la première fois. Je m’engage à mon tour dans un chemin de traverse où la notification des lieux et des noms propres révèle une sorte de flottement d’identification et d’incertitude. Pourquoi ?

Signorelli…c’est où ça s’oublie, où ça se dit.

Charles Melman lance "Etes-vous allés chercher sur une carte ?". Voilà une proposition bien étrange pour interpréter un nom de peintre.

Je fais ce pas de côté.

Donc, lorsque Freud reprend, l’étude de ce qui a présidé à l’oubli du nom Signorelli, il commence par cette réflexion qui me paraît déterminante :

"C’est ainsi que la dernière guerre, au cours de laquelle nous nous sommes vus obligés de renoncer à tant de nos affections de jadis a crée les associations les plus bizarres qui ont eu pour effet d’affaiblir notre mémoire des noms propres."

Venant illustrer son propos, Freud rapproche le nom de "l’inoffensive ville morave Bisenz" et le palais Bisenzi à Orvieto où il fit "des séjours agréables".

"Association bizarre" dit-il…Bisenzi en Italie renvoie à Bisenz, aujourd’hui appelé, Bzenec, en tchèque. Or, cette ville est proche du lieu de naissance de Freud (Freiberg, aujourd’hui Pribor). La communauté juive y a particulièrement souffert en 1604 et en 1777 date à laquelle le ghetto juif fut brûlé.

Mémoire de ce qu’il oublie.

D’emblée, Charles Melman pointe un propos qui vient clôturer et interpréter ce souvenir, sous le mode de "parler d’autre chose". En effet "dans la foulée" Freud évoque le nom Théodore, nom qui contient le mot Théos, Dieu, comme dans Signorelli.

Retour au Maître du Jugement dernier et au maître d’Orvieto… Premier entrelacement de significations.

Orvieto, près de Rome, signifie "la vieille ville", mémoire de la déportation des habitants au temps de Rome. Cette expulsion donna naissance à une nouvelle ville : Bolzena.

Peut-on supposer que les fresques si magnifiques, non seulement furent le fait de la papauté puisque cette ville fut une ville refuge pour les papes, mais aussi, qu’elles furent suscitées par une sorte de mémoire implicite du lieu : image d’un peuple en détresse face à son Dieu ?

De ces représentations il se rappelle, comme il se rappelle clairement de Trafoï, là où les choses se nouent. Là où, selon son dire, le coup lui fut porté. Le lieu de l’adresse de la lettre qu’il reçoit : l’un de ses malades s’est suicidé parce qu’il souffrait d’un trouble sexuel incurable.

Nous sommes à la frontière entre l’Italie, la Suisse et l’Autriche, creuset des langues puisque la documentation sur cette vallée de sports d’hiver nous est délivrée, encore aujourd’hui, en allemand.

La ville importante Bolzano qui donne son nom à la province, apparaît avec son appellation allemande Bozen.

Là, la métonymie se met en place et se boucle dans une implacable répétition voilée par le jeu des voyelles.

Bisenz => Bisenzi,
mais aussi, Orvieto => Bolzena, comme Trafoï => Bolzano,
Bolzano => Bozen.
Pouvons nous en déduire logiquement : Bozen => Bisenz ?

Les lieux de "vacances" le ramènent à cette "inoffensive ville morave Bisenz".

Et Trafoï… quoi de plus naturel que Signorelli lui revienne sous le rythme et les consonances du nom Botticelli mais pourquoi sous la contraction "Boltraffio" ? Cette substitution est aussi une interprétation inconsciente de Freud.

A nouveau, Charles Melman attire notre attention sur la surprise de Freud devant cette réminiscence : "il (Boltrafio) ne m’était connu que par ce détail qu’il faisait partie de l’Ecole milanaise". Ecole milanaise, Mailandischenshule, à proprement parler "l’Ecole de mon territoire"…Ecole des villes frontières où les noms permutent d’une langue à l’autre selon l’arbitraire du nouvel occupant.

Enfin, en quittant la ville de Raguse, ça peut s’évoquer dans la combinaison de Bosnie-Herzégovine. Pourquoi ?

Freud s’entretient des moeurs des Turcs habitant la Bosnie et l’Herzégovine : des migrants. La métonymie vient s’inclure dans la métaphore de "Herr, docteur", à "Herr, seigneur". Même désignation en italien avec le mot Signor, hormis que par le détour de la langue, Signor, le désigne plus particulièrement dans le Sig de Sigmund. Sigmund ou Sigismund ?

Là, Freud interprète son refoulement autour de " la mort et de la sexualité" en citant des propos de la sagesse turque qui font allusion au drame de son patient.

"Seigneur, (Herr Doktor) n’en parlons plus. Je sais que, s’il était possible de sauver le malade, tu le sauverais."

"Tu sais bien, (Herr Seigneur) que lorsque cela ne va plus, la vie n’a plus aucune valeur."

Dans le séminaire L’Ethique de la psychanalyse, Lacan indique que le recours à la citation voile le registre de la pulsion de destruction au moment où apparaît pour le sujet un des termes fondamentaux de sa constellation subjective.

A la mort et la sexualité, Charles Melman ajoute au refoulement, un troisième terme tout à fait repérable ailleurs dans Freud, celui de "l’autre, le prochain", et des pensées inconvenantes vis-à-vis de celui-ci : Lebensneid, la jalousie meurtrière dont parle si souvent Lacan.

Ainsi :

  • L’autorité : celle du Dieu de vie et de mort et celle du médecin
  • La sexualité : du côté de l’impuissance, de l’inscription du nom et de la filiation
  • Les autres : dans la destruction langagière de la traduction et dans l’éradication.

Ces trois déterminants viennent se conjoindre dans l’oubli du nom Signorelli. Les deux premiers sont voilés par la métaphore, le dernier ne cesse de s’écrire dans la métonymie.

De ces "petites choses" qui tombent du discours, c’est bien d’un traumatisme de guerre de toute l’Europe centrale auquel nous avons affaire. Ces glissements et ces changements de noms de personnes et de lieux passent sous silence le réel d’une volonté de destruction et d’une volonté de recommencement.

Voilà ce que "dé-taire" Signorelli : ce retour sur ce qui "affaiblit la mémoire".

Ainsi à Signorelli que nous pouvons lire : "Sigmund-ignore-Elie", comme le conclut Charles Melman, nous pouvons y ajouter et/ou "Signor, Herr, Elie". Ce sont comme les deux versants d’un même signifiant : "Saint, Saint, Saint" selon la répétition rituelle dite dans les trois langues de Freud mais aussi un signifiant qui apparaît comme morcelé, atteint dans son essence.

Signorelli, à travers ce mot, Freud semble analyser un traumatisme d’enfance entre joie innocente et terreur. Implicitement il le relie non seulement à la guerre mais aussi au fanatisme religieux envers lequel il prend ses distances.

Faut-il ajouter à cela que Raguse en Dalmatie fut rendu, depuis Freud, tristement célèbre sous le nom de Dubrovnik…avant de redevenir une destination "d’agréables séjours". Encore…

à Lille (Rijsel) 2007.