Shakespeare avec des accents Sexe and gender sur les planches
01 février 2008

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JEJCIC Marie
Billets



Nous venons de recevoir le N° 4 du Bulletin lacanien sur \ »Sexe and Gender\ », et les journées de l\’A.L.I. ont pour thème le Sujet. Tout ceci est d\’actualité. En effet, une représentation théâtrale récente m\’a permis de prendre la mesure de l\’effet de la pensée Sexe and Gender et de la façon dont elle travaille les strates sociales et culturelles plus sûrement qu\’il n\’y paraît.

J\’ai, il y a peu, assisté à une représentation de La Mégère apprivoisée montée à La Comédie Française par Koršunovaš, metteur en scène lithuanien talentueux et non sans imagination, dont la mise en scène de Shakespeare qu\’il propose rend tout à fait compte des effets au quotidien de l\’idéologie sexe and gender.

D\’entrée de jeu, Koršunovaš définit le théâtre comme \ »supraréel\ » et affirme le règne absolu de l\’imaginaire. Sa pensée se condense dans cette sentence : \ »Le monde est un théâtre et le théâtre un miroir\ ». Cette idée sera consciencieusement plaquée sur le texte et la mise en scène.

Mais, après tout, lire impose au lecteur de prendre place dans le texte et toute mise en scène fait valoir et un lecteur et une époque. Soit, mais où la bonne mise en scène enrichit le texte comme l\’époque en les mettant au travail l\’un de l\’autre, la mauvaise, en collant une idée reçue d\’ailleurs que du texte, le muselle.

La conception scénique de Koršunovaš, mais aussi sa trouvaille, réside dans un jeu de miroir collé sur des planches mobiles portées par les comédiens qui les enferment, et le texte avec, dans un espace imaginaire. A cela s\’ajoute l\’escamotage des corps ! En effet, sur d\’autres planches sont dessinés des patrons, collés des morceaux de tissus, voire des livres ou des instruments de musiques pour suggérer les costumes ou bien la qualité du personnage. La mise en scène consiste alors à faire coulisser ces planches-costumes devant celui qui parle, lui permettant de changer de costume, donc de corps, à volonté et en public.

De ces planches, dépassent des têtes parlantes et des pieds remuants. Du coup, le vêtement devient d\’autant plus inutile qu\’il n\’y a plus de corps, sinon le reflet de dos et dans les miroirs des comédiens tous vêtus d\’un haut et d\’un pantalon unisexe noir. Genre neutre.

Que deviennent les costumes ? Ils font le décor. Peu importe alors les étoffes et la coupe, mais en plus, ils divisent l\’espace scénique. Accrochés à deux tringles, des vêtements répartissent la scène en quatre plans : devant-derrière, en haut-en bas, et les comédiens de tourner autour, sans jamais quitter la \ »même\ » scène.

Rappelons en passant, que cette mise en scène de costume-planche/corps-décor ne se fait pas n\’importe où. Que ce soit au Français ajoute une petite violence symbolique puisque, La Comédie Française se voulait le temple du costume théâtral. Une tradition s\’y transmet précieusement depuis Molière avec un savoir faire aux couturières. Histoire et savoir sont ici ignorés.

Ainsi, une mécanique de planches et de reflets va rythmer la pièce et le texte du début à la fin, puisque l\’on comprendra bientôt que cette conception touche tous les niveaux. Aux planches-corps correspondent les couples : théâtre- réalité, ordre-caractère, vie-songe, homme- femme, méchante- docile ; langage-bruitage etc.

Du coup, Bianca que l\’on pensait être la charmante dans une opposition symbolique à Catarina la sauvage, se découvre, sous la lecture de Koršunovaš, un caractère qui, dans son fond, ne cède en rien à l\’arrogance apparente de Catharina.

L\’imaginaire annule les différences. Catarina a ce sale caractère qui se voit, Bianca un sale caractère caché. Tout est dans tout, fut-ce déjà pour des raisons génétiques sans doute. Ici, l\’être n\’échappe à personne. Aussi virtuelle que le monde, la lecture déplace les accents, homogénéise le texte et passe d\’une question sur le couple à l\’annulation de toutes les différences.

Ce n\’est pas tout. Lorsqu\’un comédien prend la parole, il fait, avons-nous dit, coulisser une planche devant lui mais, de plus, il la frappe à terre d\’un coup sec. C\’est donc moins le texte qui appelle une réplique, qu\’un claquement de planches qui répond à un autre claquement, un peu comme, au Moyen-âge, les lépreux annonçaient leur arrivée.

Le langage contaminerait-il ?

L\’idée s\’impose d\’autant qu\’aux planches claquées s\’ajoute un bruitage de percussions et de crécelles qui oriente la pensée en résumant le texte à une rythmique de planches-corps et de bruitage -langage. A forcer un peu la mise en scène, le texte de Shakespeare devient secondaire puisqu\’il se déduit de la modulation du bruitage des planches et des instruments, et tant pis pour la cacophonie.

Sans doute est-ce pour cela que la volonté de rafraîchir ou de dépoussiérer, comme il se dit, les classiques (ce qui convient à cette ménagère apprivoisée) ne concerne pas la traduction. Malgré l\’important travail réalisé autour des différentes traductions de Shakespeare au siècle dernier, fut adoptée la traduction absolument classique de François -Victor Hugo.

A propos de ces planches, une critique louangeuse sur le Web parle de Boucliers-costumes. Cela permet de remarquer que les acteurs font toujours face à la salle, ne s\’adressant pas la parole entre eux. Qui donc alors est l\’ennemi ?

Sans doute, répondra-t-on Catarina ! Chercher la femme : rebelle et à mater. Mais qu\’est-ce qu\’une femme quand la différence des sexes devient purement imaginaire et affaire de planche ?

Enfermer ces corps-planches dans l\’imaginaire impose de soustraire le réel d\’entrée de jeu comme l\’annonce le premier acte où un riche homme trouvant un ivrogne endormi devant sa porte et qui répond au nom de Sly, décide de le traiter comme un riche gentilhomme pour se divertir, abandonnant l\’homme à ce qu\’il prend pour sa folie de se croire ivrogne et pauvre. L\’alcool ou la drogue modifient aussi bien la pensée que la planche et la science, les corps.

Toute fonction de la différence capitule avec le démenti de la faille qui la structure.

Tel est le prix du \ »bonheur dans un monde faux\ » exprime sans ambages Koršunovaš. Dès lors, ces corps-planches coulissés ne supposent aucune résistance. Une rencontre entre deux, qui ne cessent de faire face au public, revient à dresser une planche devant l\’une et l\’autre. Cela évite sans doute qu\’ils ne se dressent les unes contre les autres ou \ »tout contre\ » dirait Guitry. Cette conception aux accents schizophréniques permet une jouissance qui se passe de rencontre et ces pantins planches consentent à n\’importe quelle décision fantasque.

Si l\’habit ne faisait pas le moine, la planche encore moins qui ôterait même à l\’abbé de Choisy l\’envie de jouer à la lisière… du vêtement et du corps avec l\’Autre. Ces corps-planches, préopératoire ou post-opératoire selon Judith Butler, ne confisquent aucun savoir sur aucune jouissance, et le sujet tombe faute de supposer un Autre. Ainsi, la présence au monde des hommes-planches devient aussi mécanique que cette mise en scène le fait valoir, de même que le texte devient secondaire d\’être déconstruit par les rythmes et haché par le bruitage.

Cette lecture à démentir le savoir du sexe neutralise et le texte et le sujet sur scène et dans la salle. Aussi, lorsque Catarina déroule sa réplique finale sur l\’obéissance, plus personne ne rit, puisque de ces planches asexuées, résultent un genre obéissant très inquiétant, châtré plus qu\’apprivoisé.

Est-ce là Shakespeare ? A relire le texte, on notera que Sly au début de la pièce n\’est pas dupe. Déclinant son nom et son état, il ne réclame à tous ces valets qui se pressent autour de lui que son bock de bière ! Etre acheté ne l\’intéresse pas. Il ne veut rien. Quand accepte-t-il alors de glisser dans le jeu qu\’on lui propose ?

Quand on lui présente une dame, \ »sa\ » dame ! Alors, l\’ivrogne, qui tient sur la différence, déclare : \ »Bon, nous allons voir ça. Allons, madame ma femme, asseyez-vous à mes côtés, et laissez filer le monde ; nous ne serons jamais plus jeune.\ »

Est-ce à dire que rira bien qui rira le dernier ?