Séminaire XXIV de J. Lacan. Commentaire de la leçon I. 16/11/14
06 juillet 2015

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FIERENS Christian
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Le titre du séminaire : trois équivoques et trois lectures de ces équivoques.

Le titre du séminaire, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », propose d’emblée trois équivoques. Ces trois équivoques sont fondamentales pour la psychanalyse. Non seulement nous travaillons toujours dans le domaine de l’équivoque en psychanalyse ; mais ces trois équivoques bien développées indiquent l’enjeu de chaque équivoque particulière rencontrée dans telle ou telle expérience psychanalytique.

Derrière « l’insu que sait » s’entend aussi « l’insuccès » et c’est la faille du savoir qui résonne avec l’échec. Derrière « l’une-bévue » s’entend aussi « l’Unbewusst », le terme allemand pour dire l’inconscient et c’est l’acte manqué qui résonne avec l’inconscient. Derrière « s’aile à mourre » s’entend aussi l’amour et c’est l’envol de la pulsion de mort qui résonne avec l’amour de transfert.

J’ai chaque fois explicité l’équivoque homophonique en distinguant deux significations différentes, deux sémantiques confondues dans une expression verbale identique ou quasi identique.

Pour débrouiller l’équivoque homophonique en deux significations distinctes, j’ai cependant impliqué chaque fois un autre type d’équivoque, une équivoque grammaticale, les deux alternatives de l’équivoque s’explicitent chaque fois par des formes grammaticales différentes. Quand on dit « l’insuccès », c’est un nom, mais dans « l’insu que sait » s’introduit un verbe, et avec lui un changement dans les parties de discours. Quand on dit « l’Unbewusst », c’est un nom, mais dans « l’une-bévue », s’introduit l’article indéfini « un » se rapportant à bévue qui est elle-même une vue à côté. Et quand on dit « s’aile à mourre », c’est un verbe pour l’envol au jeu de la mourre, mais c’est aussi un nom indiquant simplement une identité conceptuelle : « c’est l’amour ».

L’enjeu de ces oppositions grammaticales ne se réduit pourtant pas à la syntaxe de la langue. Les parties de discours (nom, verbe, article indéfini, etc.) ont des places fondamentalement différentes dans le discours. Mais ces différences renvoient directement aux différents moyens dont le dire s’empare pour s’avancer. Le transfert concerne-t-il les identités nominales de deux personnes ou lesdites personnes ne sont-elles là que comme représentantes d’un processus verbal ? Et quelle est l’articulation ou l’article indéfini qui les convoque ? Derrière chacune des équivoques entendues dans la cure et au-delà de leur explicitation sémantique et significative, il faudrait entendre l’équivoque de leur place dans le discours : quelle place ont-elles dans la structure du transfert ?

On pourrait bien sûr insister sur le transfert impliqué sémantiquement par les trois équivoques du titre. Ainsi « l’insu que sait », c’est supposer qu’il y a un savoir, un savoir qui ne se sait pas, c’est supposer un sujet supposé savoir, qui vaudrait comme une première définition du transfert ; la question du transfert, ce n’est pas que le psychanalyste sache, c’est qu’il y ait un insu dans lequel soit engagé un savoir. « Une-bévue », à la place de l’inconscient, c’est la formation de l’inconscient qui vient à la place de l’inconscient, c’est la mise en acte de la réalité de l’inconscient, deuxième définition du transfert. « S’aile à mourre », la question du mouvement qui implique la mort et en même temps la question de l’amour, comme troisième définition du transfert.

Mais ces références sémantiques au transfert ne sauraient suffire, d’abord parce qu’on ne les rencontre pas dans toutes les équivoques rencontrées dans la cure, ensuite parce qu’elles tournent en rond autour d’une sémantique où la raison et la structure de l’équivoque sont mises à l’écart. Donc, ça ne suffit pas. Il faut encore expliciter chacune de ces équivoques non pas simplement par la grammaire ou par quelque transfert constaté entre l’analyste et l’analysant, mais par une équivoque proprement logique. Par « logique », il faut entendre ici tout à la fois l’explicitation (langagière) de l’équivoque grammaticale et la raison (le logos) de l’équivoque homophonique.

Dans la première équivoque, l’insu que sait, ce qui est en jeu, c’est la mise en question du savoir lui-même. Le savoir vaut comme connaissance, comme connaissance des phénomènes, comme connaissance de certaines choses cliniques qu’on peut appréhender ; mais c’est en même temps quelque chose qui n’est pas de cet ordre-là, qui est de l’ordre de l’insu, qui ne peut pas être abordé « cliniquement » au sens banal du terme. Il y a une mise en question du savoir lui-même : c’est une équivoque fondamentalement logique qui touche le « savoir » lui-même. Est-ce que, avec l’insu que sait, nous allons travailler un savoir qui peut aboutir à une connaissance ou est-ce que c’est un savoir qui fonctionne tout seul, indépendamment de toute connaissance proprement dite ? Dans la deuxième équivoque « l’une-bévue », l’inconscient semble convoqué comme ce qui échappe au conscient – c’est une définition qui vaut ce qu’elle vaut et qui se rapprocherait bien d’un inconscient tout à fait descriptif – , mais « l’une-bévue », c’est ce qui échappe à la vue ou qui est à côté de la vue ou qui est une vue à côté ; mais est-ce encore une « vue » qui relève toujours d’une connaissance possible ? Ou est-ce plutôt ce qui n’est plus du tout du domaine de la vue ou de quelque phénoménalité et qui donc relèverait d’un savoir déraciné de toute connaissance ? Il y a là la question de quelque chose qui ne correspondrait pas à une logique appliquée à des objets phénoménaux ; il y a l’introduction d’une logique qui n’est pas la logique classique, qui n’est pas la logique de mise en forme des choses phénoménales qu’on peut voir, par la vue et qu’on peut savoir en vérité ; ce serait une logique de l’errance, de l’erre, une logique qui approcherait le Réel de Lacan. Enfin la troisième équivoque traite de l’amour non pas seulement comme ce qu’on pourrait connaître, voir, se représenter, mais comme ce qui dépasse toute connaissance et toute représentation ; dans « s’aile à mourre », l’envol se joue au-delà de la logique de ce qui pourrait être maîtrisé par la connaissance. Et c’est cet au-delà que nous recherchons toujours dans le travail analytique.

C’est l’équivoque logique ainsi articulée entre le savoir et l’insu, entre la vue et l’invisible, entre l’amour et la mourre vaut comme la raison dernière de l’équivoque homophonique. Le parlêtre produit et ne cesse de produire des équivoques homophoniques parce qu’il s’agit de mettre en jeu l’équivoque logique où se dépasse le savoir, la vue et l’amour. Le titre « L’insu que sait… » nous plonge d’emblée dans ce qui doit être le cœur de l’interprétation, une triple équivoque avec une triple interprétation chaque fois, les équivoques ne tiennent que parce qu’il y a tout ce mouvement de renvoi de l’une à l’autre, équivoque homophonique, équivoque grammaticale (avec le transfert qui s’y joue) et équivoque logique (où une logique purement formelle est mise en question au profit d’une logique de l’errance et du Réel).

Le retournement du tore et le retournement d’un tore enlacé à un autre tore.

Avant de commencer le texte proprement dit, explicitons les deux opérations topologiques fondamentales nécessaires pour comprendre la première séance et l’ensemble du séminaire.

Un tore peut se présenter comme une chambre à air d’un pneu. Nous pouvons aussi prendre une manche isolée et recoudre ou agrafer les deux bouts de la manche ensemble pour en faire un tore. Si la manche est agrafée sur seulement une partie du pourtour, elle y laisse une fente, il y a un trou dans le tore…

(démonstration à l’appui. Les schémas suivants sont extraits de la version Word du séminaire sur le site staferla.free.fr)

Figure1

À travers le trou du tore, je plonge dans le trou, je le saisis par le fond du trou, je retourne toute l’affaire ; on a ainsi fait passer tout le tore et on a une autre figure qui est encore un autre tore, on a retourné le tore… la face bleu foncée qui était à l’extérieur du tore est maintenant à l’intérieur du tore ainsi retourné.

Figure2

Le retournement du tore, c’est facile, l’intérieur passe à l’extérieur en faisant passer tout le tore par le trou du tore lui-même. Ce qui suppose concrètement un trou suffisamment grand pour laisser passer le tore. Je m’introduis à l’intérieur de la chambre à air et je la retourne comme une chaussette. Il est intéressant de partir d’un tore – chambre à air d’un pneu ou manche – dont les deux faces sont de couleurs différentes (par exemple bleu foncé et bleu clair), pour voir comment l’intérieur passe à l’extérieur et réciproquement. Cette opération est facile. Faites l’essai, c’est plus simple que les dessins.

La deuxième opération consiste à faire encore la même opération, mais en supposant cette fois que le tore retourné (bleu) était enlacé avec un autre tore (jaune)

Figure3

Sans m’occuper du second tore (le jaune), je retourner le premier tore (le bleu) comme précédemment par le trou. Le tore jaune se trouve toujours du côté bleu foncé, mais ce bleu foncé est passé à l’intérieur par l’opération de retournement ; le tore jauen est donc maintenant enchâssé dans ou à l’intérieur du tore bleu retourné :

(dans la version staferla, ce schéma est ainsi représenté :

Figure4

Si je retourne encore une fois le tore bleu pour revenir à la position initiale, le tore jaune va réapparaître à l’extérieur et se présenter comme enlacé au tore bleu.

Pour la mise en évidence de l’opération, représentons le tore bleu (à retourner et retourné) comme un gros tore et l’autre tore, le tore jaune, comme un tore mince :

Figure5

Vous pouvez le faire chez vous, ce n’est pas difficile, avec une manche (tore bleu), c’est encore mieux si l’intérieur et l’extérieur sont de deux couleurs ; en recousant les deux extrémités, vous la transformer en tore et vous lui enlacer un fil qui vaut comme l’autre tore (tore jaune). Par le retournement de la manche (tore bleu), le fil (tore jaune) va se retrouver à l’intérieur de la manche. L’opération inverse reste possible. Quel que soit l’état du retournement, les deux tores restent articulés ou liés l’un à l’autre, mais de deux façons différentes (façon enchaînée ou façon enchâssée) et on peut passer le l’une à l’autre par un retournement. Il vaut la peine de faire l’expérience concrètement pour se persuader que ça se passe effectivement comme ça et que l’opération est réversible.

Armé du commentaire du titre et de l’opération du retournement d’un tore enchaîné à un autre, on peut commencer la lecture du texte lui-même.

L’inconscient comme processus.

« L’inconscient, ça n’a rien à voir avec l’inconscience » (9 c). En avançant cela, Lacan reprend la différence radicale que Freud faisait entre l’inconscient systématique (« l’inconscient ») et l’inconscient descriptif (« l’inconscience »). L’inconscient systématique n’a rien à voir avec l’inconscient descriptif, qui n’est qu’une simple négation de la conscience ; comme on peut le lire dans le texte de Freud « L’inconscient » et dans « Position de l’inconscient » de Lacan, l’inconscient systématique, Unbewusst, c’est nécessairement une pensée toujours en mouvement, qui ne cesse de se transformer. Alors que l’inconscient descriptif est toujours vu comme un contenu qui n’est pas dans la conscience. C’est dans ce sens que Freud parlera de contenu (Inhalt) conscient ou préconscient et de pensées (Gedachten) inconscientes. Des pensées en tant qu’elles sont en mouvement et que vous ne pouvez jamais saisir et arrêter une bonne fois pour toutes. C’est quelque chose de l’ordre du concept certes, mais c’est un concept qui travaille, ce n’est pas le concept comme sac. Et si vous voulez prendre l’inconscient comme un tore, c’est un tore qui est en mouvement et qui se renverse.

« Une-bévue » c’est une formation de l’inconscient et le propre d’une formation de l’inconscient ce n’est pas d’avoir un contenu, c’est d’être une formation, d’être un mouvement de formation, plus précisément un mouvement qui implique un effet de langage que Lacan explicite comme le fading du sujet supposé. Avec « une-bévue », la substance subjective supposée toujours là disparaît, s’efface précisément à cause du mouvement signifiant et un nouveau sujet apparaît comme effet de langage, c’est ce que Lacan définissait comme l’aliénation. Dans cette aliénation, le sujet bien établi ou qu’on pensait bien établi, disparaît au profit d’un sujet pur effet de langage, donc il y a un fading du sujet supposé au profit de ce nouveau sujet, effet de langage ; le sujet est aliéné non pas à quelqu’un d’autre, mais au langage. Le trait d’esprit tient à lalangue. Lalangue, en un mot, ce n’est pas l’acquisition d’une langue qui pourrait s’exercer dans langage. L’acquisition de lalangue c’est d’apprendre lalangue, c’est-à-dire de se placer dans ce mouvement où S1 file toujours vers S2, où il est impossible de pointer une bonne fois pour toutes un signifiant, puisqu’il est toujours dans ce mouvement de devenir autre que lui-même.

Lalangue.

Lalangue n’est pas une langue formée de mots tels qu’on peut les rencontrer dans les dictionnaires et qui y restent intacts pendant des décades voire des siècles. Tout ce qui fait lalangue est toujours sujet à modification incessante et, en parlant de lalangue, Lacan subvertit complètement la langue et la compétence des linguistes. Il le fait dans le sens du travail incessant du rêve. Si le rêve est la voie royale pour la reconnaissance de l’inconscient, c’est par l’essentiel du rêve que nous pourrons approcher de la question de l’inconscient systématique. Dans une petite note à la fin du chapitre VI de la Traumdeutung, Freud affirme que l’essentiel du rêve c’est le travail du rêve : dans le travail du rêve, ce qui compte, ce sont les métaphores et les métonymies par lesquelles le signifiant bouge et change continuellement. Ce sont les métaphores et les métonymies qui permettent d’ailleurs la présence dans l’énonciation. Dans la même ligne de pensée, Lacan dit que la « position de l’inconscient » ne peut se trouver que dans la présence de l’énonciation et pas dans l’énoncé ; et il faut entendre l’énonciation comme processus. La présence de l’inconscient se trouve dans le mouvement de l’énonciation. Quand Lacan parle de lalangue, ici dans cette première page de L’insu…, il reprend ce qu’il a déjà dit plus de 10 ans plus tôt en parlant de la présence de l’énonciation et de l’aliénation.

Dans Position de l’inconscient, Lacan introduisait en contrepartie à ce mouvement du langage ou ce mouvement de lalangue, une deuxième opération, l’opération de séparation, qui implique l’objet a exposé par le mythe de la lamelle et la question du fantasme. Dès que se présente la causation du sujet dans l’aliénation comme pur effet de langage (première opération de causation du sujet) se présente aussitôt une deuxième opération qui vient donner consistance au sujet par l’intermédiaire de l’opération de séparation : le sujet prend sa consistance propre (nouvelle) à condition de se séparer d’une partie de soi-même, c’est-à-dire de la lamelle ou de l’objet a. En articulant ces deux éléments séparés que sont le sujet et l’objet a, la deuxième opération de séparation tourne autour du fantasme et de l’articulation du fantasme entre le sujet et l’objet a.

En parlant de lalangue dans la première page de L’insu…, Lacan insiste ici sur le mouvement de formation inhérent à lalangue, sur l’effet de langage dont il était question dans Position de l’inconscient. Dans Position de l’inconscient, cette première opération (d’aliénation) impliquait aussitôt la deuxième opération, soit une matérialisation dans la matière du fantasme. On saisit bien que c’est une question de mouvement dans le langage, mais ce mouvement dans le langage ou cet effet de langage qui est en jeu dans « lalangue » et qui équivaut à la première opération de causation du sujet (aliénation) ne va pas sans poser quelque chose qui doit tenir comme indépendamment de ce mouvement et qui équivaut à la deuxième opération de causation du sujet (séparation).

Le matériau de l’inconscient.

C’est pourquoi ici dans cette première page de L’insu…, Lacan dès qu’il a mentionné « l’acquisition de lalangue » (première opération de causation du sujet), ajoute « pour le reste » (deuxième opération de causation du sujet) : quelle est la matière autour de laquelle va pouvoir se jouer cette formation ? On a dit ce mouvement de métonymie, de métaphore, de présence, de présentation, inhérent à lalangue, mais quelle est maintenant la matière sur laquelle pourrait s’appuyer ce tournoiement de lalangue ?

Pour le mouvement d’énonciation de lalangue, du langage, etc., la référence princeps était le chapitre VI de la Traumdeutung consacré au travail du rêve. Pour le point d’appui de ce travail de lalangue, – « pour le reste » –, il ne s’agit plus du mouvement de la forme, mais de la matière autour de laquelle lalangue doit tourner et la référence princeps est constituée par le chapitre V de la Traumdeutung, consacré aux matériaux du rêve. Ces matériaux du rêve sont détaillés par Freud : ainsi, le récent et l’indifférent dans le rêve, l’infantile comme source du rêve et les sources somatiques du rêve. Primo, les souvenirs de la veille qui, parce qu’ils sont insignifiants d’un point de vue conscient, peuvent d’autant mieux servir de matériaux pour faire travailler l’inconscient, le rêve les travaille pour en faire quelque chose qui corresponde à ce qu’il veut dire. Secundo, les souvenirs de l’enfance qui déterminent l’inconscient valent comme deuxième source ou deuxième matériau du rêve. Tertio le matériel influençant la vie pulsionnelle pendant la nuit même du rêve, ainsi un besoin d’uriner, une mauvaise digestion, etc. peuvent servir de matériel pour le rêve. À ces trois matériaux différents assez compréhensibles respectivement dans la conception freudienne de l’inconscient langagier, de l’inconscient infantile et de l’inconscient pulsionnel, Freud rajoute un quatrième, qui est assez bizarre, ce qu’il appelle les rêves typiques. C’est quelque peu bizarre en ce sens que des rêves (plus précisément les « rêves typiques ») serviraient de matériau ou de source pour les rêves en général. Les rêves typiques sont pour Freud des rêves qui résistent à l’interprétation par associations libres et qui peuvent pourtant être interprétés par une méthode auxiliaires qui se fonde sur le schéma de l’ancienne interprétation, l’interprétation par symbole, à ceci près qu’ici tout tourne autour d’un seul symbole, le phallus. Dès lors tous les rêves typiques relèvent en gros de questions œdipiennes. Les associations échouent, la méthode des associations échoue et donc on doit se rabattre sur des interprétations un peu typiques, stéréotypées. Freud distingue des rêves de nudité, d’examens, des rêves de vol dans les airs ; ils sont toujours interprétés en fonction du phallus et de l’Œdipe.

L’analyse d’un rêve implique le jeu de lalangue et les signifiants puisés dans les souvenirs de la veille. Mais faut-il remonter plus haut ? Soit aux souvenirs de l’enfance, soit encore dans aux rêves typiques oedipiens qui relèvent eux aussi de l’enfance ? C’est ce que Lacan appelle « le tissu de l’inconscient », on pourrait dire la matière de l’inconscient, mais cette matière est en même temps tissée par lalangue, y compris le travail des souvenirs de la veille. Quant aux besoins physiologiques, le besoin d’uriner ou de manger, etc., ils sont travaillés principalement pour maintenir le désir de dormir du rêveur.

L’introduction d’une-bévue à la place du modèle du rêve.

« Une-bévue » ou l’acte manqué se présentent autrement que le rêve. Pas besoin de maintenir le désir de dormir et pas question non plus de distinguer la veille comme ce qui a précédé le sommeil. Ce qui a précédé immédiatement « une-bévue » ou l’acte manqué c’est ce qui s’est passé dans la journée même où l’acte manqué s’est produit.

En introduisant « une-bévue » comme l’équivoque de « Unbewusst », Lacan entend bien donner la voie pour poser à nouveaux frais la question de l’inconscient. La voie royale de l’inconscient ne serait plus d’abord le rêve comme Freud l’avait proposé dans la Traumdeutung, mais « une-bévue ». Quelle est la différence ? Certes, lalangue reste la même : il s’agit toujours du même mouvement de transformations que Freud avait longuement analysé dans le chapitre VI de la Traumdeutung consacré au travail du rêve : condensation, déplacement, présentification et élaboration secondaire et c’est à cet endroit que Lacan insiste sur la métaphore, la métonymie, l’énonciation, et aussi lalangue. La mise en forme, la transformation et la formation propre à l’inconscient restent identiques pour toutes les formations de l’inconscient. Mais le matériau ou le tissu de l’inconscient – « le reste » qui n’est pas lalangue – se présente de façon tout à fait différente.

« Cette année, disons que, avec cet insu que sait de l’une bévue, j’essaye d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient » (10 a), plus loin que l’inconscient freudien introduit comme tissu du rêve, rêve supposé être lui-même la voie royale menant à la connaissance de l’inconscient dans la vie psychique. Reprendre la question implique l’opposition du matériau de l’inconscient et de sa mise en forme, l’opposition matière-forme, déjà présente avec les chapitres V et VI de la Traumdeutung, chapitres consacrés respectivement au matériau du rêve et au travail de transformation ou de mise en forme. Aller plus loin que l’inconscient freudien implique de reprendre la question du « tissu de l’inconscient », comment la forme ou la langue se tisse avec le matériau de l’inconscient ?

L’endo-psychique et le processus d’identification.

Ce matériau de l’inconscient peut être vu comme l’intérieur « l’endo », « l’endo-psychique ». Mais cela ne va pas de soi pour autant que le « psychique » est toujours déjà tissé, mis en forme par lalangue. Quoi qu’il en soit, Lacan a mis en évidence des différences notables entre le matériau du rêve (encore lié au besoin de dormir) et le matériau de l’une-bévue. Et cette différence l’amène à considérer à nouveaux frais le matériau de l’inconscient, non pas dans une dimension phénoménologique qui se rapporterait directement à une signification générale (l’Œdipe) ou à un autre contenu, mais dans sa structure et dans son articulation avec la mise en forme. Comment comprendre le matériau de l’inconscient identifié dans sa mise en forme ? « Quel rapport y a-t-il entre cet endo, cet intérieur et ce que nous appelons couramment l’identification ? » (10 b).

Poser la question de ce qu’il y a dans l’endo-psychique, à l’intérieur du psychique n’est pas sans rapport avec l’identification. Parler d’une identification, c’est parler de ce qui se cristallise dans une identité, à l’intérieur de la personne. Mais ici, il ne s’agit pas tellement de savoir à qui ou à quoi la personne ou l’analysant pourrait s’identifier, mais de poser la question de savoir comment nous pouvons identifier l’inconscient et le sujet de l’inconscient.

Dans Position de l’inconscient, Lacan montrait comment le sujet est causé selon deux opérations aliénation et séparation, qui correspondent respectivement au sujet comme effet de langage (tout est dans la forme) et au sujet comme effet de parole (tout est matérialisé dans le fantasme). Et l’identification va reprendre cette articulation de la forme et de la matière.

Dans l’identification, quelque chose « se cristallise dans une identité » (10 c). Mais « identification » n’est pas « identité ». Le suffixe « -fication » indique bien que, dans l’identification, il y a quelque chose qui se fait. Identifizierung, c’est un processus, un acte, qui se fait. Le terme même d’identification contient en lui-même une certaine équivoque : avec lui, visons-nous le processus d’identification (le « –fication », …fizierung) ou est-ce que nous parlons de l’état final, du bilan (l’identité) ? Certains analysants peuvent demander ou espérer qu’on puisse leur donner un bilan de ce qui a été fait dans l’analyse. Quel en est le résultat ? Peut-on rendre compte de l’identité obtenue ? On passerait ainsi à l’identité du résultat constatable. C’est une conception possible de la passe et fort peu intéressant puisque l’analyse n’est jamais de l’ordre du résultat ou de son constat. Il s’agira ici d’insister sur le fonctionnement de l’identification et non sur l’identité acquise.

Deux ou trois modes d’identification.

Le sujet a déjà été traité dans le séminaire sur L’identification, non sans une référence explicite à Freud et à sa Psychologie des foules et analyse du moi de 1921, un des premiers textes de la deuxième topique. Le chapitre VII y est consacré à l’identification. Plutôt que de nous référer directement au séminaire lacanien sur l’identification et aux trois modes de l’identification classiquement admis par les lacaniens, je voudrais vous inviter à regarder dans le texte de Freud lui-même ; ça sera plus clair pour la compréhension de Freud d’abord, pour le concept d’identification ensuite et enfin, comme vous pourrez en juger par vous-mêmes, pour la compréhension de l’enjeu de cette première séance du séminaire de Lacan.

Freud commence par traiter de l’identification dans le cadre de l’Œdipe et de l’identification au père. Le petit garçon voudrait être comme son père, il fait du père son idéal ; l’identification c’est une question d’être : il doit arriver à incorporer son père ; après l’identification réussie, son père est à l’intérieur de lui-même. Un schéma semblable vaudrait aussi pour la fille en changeant ce qu’il faut changer.

Je ne m’attarde pas davantage ici à cette identification oedipienne à la personne (au père par exemple) pour en venir directement à ce que Freud dit ensuite d’un deuxième mode d’identification : « c’est d’un contexte plus enchevêtré que nous détachons l’identification lors d’une formation de symptômes névrotiques ». On a l’impression que l’identification œdipienne concerne en premier chef les gens normaux tandis qu’il s’agirait, dans ce deuxième mode d’identification, de symptômes névrotiques. Et Freud note « l’enchevêtrement », terme topologique qui, disons-le déjà, ne va pas sans l’articulation de ce deuxième mode d’identification avec avec le premier mode qu’était l’identification oedipienne. Pour ce deuxième mode, Freud prend d’abord comme exemple une petite fille qui attrape le symptôme de sa mère, c’est une toux torturante et par l’intermédiaire de cette toux torturante, la petite fille remplace sa mère par rapport à son père – on reste dans une figure œdipienne classique –, elle remplace sa mère tout en portant la souffrance et la culpabilité d’avoir pris la place de la mère. Tu as voulu être la mère, maintenant tu l’es au moins dans sa souffrance. C’est l’identification à la personne haïe, la mère, rivale, dans le complexe d’Œdipe.

Toujours dans ce deuxième mode d’identification, plus précisément identification lors d’une formation de symptômes névrotiques, le symptôme auquel on s’identifie peut être pris tout aussi bien chez la personne aimée ; dans le cas classique correspondant, la petite fille pourra attraper non plus le symptôme de sa mère haïe, mais le symptôme de son père aimé. Ici, l’identification vient, dit Freud, à la place du choix d’objet. La petite fille a choisi son père comme objet d’amour ; mais, pour des raisons qui tiennent à la névrose, le choix d’objet régresse à l’identification, dit Freud. Donc la petite fille s’identifie au père, à la personne aimée par l’intermédiaire d’un symptôme qui lui est emprunté. Ainsi, Dora imite la toux de son père aimé.

Dans les deux cas, c’est une identification non pas directement à une personne, mais à un symptôme de la personne qui peut être soit la personne haïe (la mère) ou la personne aimée (le père).

  1. Identification œdipienne
  2. Identification symptôme névrotique (le symptôme vaut comme « trait unaire »)
    1. Personne haïe ou dont on voudrait prendre la place – la fille attrape un symptôme de la mère.
    2. Personne aimée – une petite fille attrape un symptôme de son père.
Ce qui caractérise le deuxième mode d’identification 2a) et 2b), c’est qu’on s’est identifié à un symptôme, c’est-à-dire à un « einziger Zug », dit Freud, ce que Lacan traduit par un « trait unaire », trait unaire emprunté tantôt à la personne aimée, tantôt à la personne non aimée ou haïe, ça peut aller dans les deux sens.
Après avoir distingué ces deux possibilités, Freud ajoute qu’il y a un troisième cas de formation de symptôme. Freud dit bien « de formation de symptôme », ce qui implique bien qu’on est toujours dans le deuxième mode d’identification, « l’identification lors d’une formation d’un symptôme névrotique ». Ce troisième cas d’identification (selon le deuxième mode toujours) fait totalement abstraction du rapport d’objet à la personne d’où est tiré le trait, à la personne copiée ; on s’en fout que la personne soit aimée ou haïe, ce qui importe ici c’est d’avoir trouvé le trait convenant pour s’identifier. Ce trait, c’est par exemple l’accès hystérique emprunté par les jeunes filles de pensionnat à l’une de leurs copines qui a reçu la lettre d’un amoureux et est en crise, imaginez n’importe quelle histoire, et tout d’un coup, le pensionnat commence à rentrer dans une crise hystérique généralisée, toutes ont pris le trait, le symptôme, la crise de nerfs empruntés chez cette copine non pas pour s’identifier à elle, mais pour s’identifier à la situation amoureuse dans laquelle elle est ; le trait est empruntée à une personne indifférente, mais il est pris pour la situation amoureuse ou de déception, peu importe, que vise l’identification des jeunes filles de pensionnat. Ce troisième cas d’identification névrotique (deuxième mode) est parfois aussi appelé « identification hystérique », mais c’est inapproprié pour autant que l’identification de Dora au père aimé et l’identification à la personne haïe sont elles aussi hystériques : en fait c’est le deuxième mode d’identification en son ensemble qui apparaît comme névrotique et hystérique.
  1. Identification œdipienne
  2. Identification symptôme névrotique (le symptôme vaut comme « trait unaire »)
    1. Personne haïe ou dont on voudrait prendre la place – la fille attrape un symptôme de la mère.
    2. Personne aimée – une petite fille attrape un symptôme de son père.
    3. Situation amoureuse neutre (la personne dont est emprunté le trait n’est en soi ni une personne haïe, ni une personne aimée).
À partir du séminaire L’identification, Lacan et les lacaniens font une autre lecture de ce passage de Freud et comprennent l’identification au trait saisi dans une situation (2.c) comme un troisième mode d’identification à côté de l’identification oedipienne et de l’identification névrotique au trait unaire de la personne haïe ou aimée.
On donnera donc classiquement chez les lacaniens le schéma suivant :
  1. Identification œdipienne
  2. Identification symptôme névrotique (le symptôme vaut comme « trait unaire »)
    1. Personne haïe ou dont on voudrait prendre la place – – la fille attrape un symptôme de la mère.
    2. Personne aimée – une petite fille attrape un symptôme de son père.
  3. 3. Identification hystérique à la situation amoureuse neutre (la personne dont est emprunté le trait n’est en soi ni une personne haïe, ni une personne aimée).
Allez voir le texte de Freud, je pense que ce n’est pas ce que dit le texte de Freud, c’est beaucoup plus compréhensible de le voir dans le texte de Freud que selon la vulgate de Lacan et des lacaniens qui répètent, sans suffisamment poser la question de la structure de cette classification, qu’il y a trois identifications : l’identification œdipienne, l’identification à l’einziger Zug (trait unaire) et l’identification hystérique.
Nous allons voir que pour expliquer l’identification telle qu’elle est réintroduite dans L’insu…, il est nécessaire de revenir à la lecture strictement freudienne (et structurellement plus juste) de deux modes d’identification.
On cite toujours la petite moustache de Hitler qui peut servir de mode d’identification de la foule (hitlérienne). Cette petite moustache d’Hitler pourrait servir d’exemple de trait d’identification de la foule hitlérienne. Mais à y réfléchir, avec cette petite moustache, nous ne savons pas trop bien si le Hitler en question a) c’est une personne haïe et que le moi qui s’identifie voudrait être à sa place ou au contraire b) si c’est une personne aimée et que le moi s’identifiant adore le chef ou enfin c) si c’est une identification indifférente au personnage d’Hitler, où le moi m’en fout de la tête de Hitler, c’est la situation qui l’intéresse. La foule hitlérienne est un ensemble de ces trois possibilités, d’individus qui aiment Hitler, d’individus qui haïssent Hitler et d’individus qui profitent de la situation tout en restant neutres par rapport au personnage de Hitler. Et plus encore, c’est sans doute à l’intérieur même de chaque individu de la foule que passe la distinction des trois types d’identification par le trait unaire.
Donc, faites l’effort d’aller relire l’identification dans le texte freudien ; il vaut la peine de voir comment ça fonctionne effectivement plutôt que de répéter un schéma sans poser la question de son articulation logique.
Avant de montrer comment la logique de l’identification s’articuler dans et par le renversement d’un tore enchaîné à un autre tort, attardons-nous encore, avec Lacan, à la question de l’identification à la fin d’une cure psychanalytique.

L’identification en fin d’analyse.

La fin de l’analyse serait-elle l’identification de l’analysant ? Et si oui, l’identification à qui ou à quoi ? Poser les choses en ces termes-là voudrait dire que l’identification consisterait à constater finalement « je suis ça » et « j’ai toujours été cela » et « je suis statiquement celui que je suis ». Poser la question de la fin de l’analyse en parlant du terme conclusif de l’analyse, c’est parler d’une fin qui se présente comme un point déterminé fixe et fixé.

Mais en même temps, parler de la fin de l’analyse c’est aussi parler de ce qui conditionne la fin, c’est parler de la finalité et du processus en cours dans l’analyse. En parlant de la fin de l’analyse en termes d’identification, on est ainsi plongé dans une ambiguïté fondamentale : parle-t-on d’un objet auquel il s’agirait de coller ? Ou parle-t-on du processus de la cure ? Car la fin de l’analyse – finalité ? – conditionne tout le processus de l’analyse. Comment penser cette identification de fin d’analyse ?

Balint proposait comme fin d’analyse l’identification à l’analyste, qui vaudrait comme la personne modèle. Lacan n’est pas du tout d’accord. D’abord parce que l’analyste n’est pas à la hauteur de jouer cette place-là ; il ne l’est jamais, d’autant plus que si l’analyste peut à la rigueur représenter provisoirement le grand Autre, il sait très bien que ce dernier n’existe pas et que le processus de l’analyse implique en son fondement cette inexistence et le signifiant du grand Autre barré. La position de Balint est tout à fait bancale. Par contre on peut lire, dans Position de l’inconscient, comment la position de l’analyste n’est pas du tout celle du grand Autre, mais celle d’un semblant d’objet a, c’est de quelque chose de tout à fait problématique. Donc l’identification à l’analyste ne peut servir à caractériser la fin du processus analytique (pas plus d’ailleurs que son début ou son milieu).

Ne devrait-on pas alors plutôt comprendre l’identification en fin d’analyse comme une identification à l’inconscient ? De nouveau, parler d’identification à l’inconscient risque bien de supposer que l’inconscient est une valeur stable, un contenu positif qui reste ce qu’il est. Or si l’inconscient reste précisément Autre, c’est dire qu’il n’est pas sans ces mouvements de transformations toujours surprenants, que Freud analysait dans le « travail du rêve ». La caractéristique de l’inconscient systématique, Unbewusst, que Freud écrit Ubw et qui est dans le titre du séminaire, c’est justement ce mouvement de transformations continuelles. Donc l’inconscient introduit toujours une altérité dans ce qui semblait être identique à soi, c’est une altérité fondamentale – le contraire d’une identification acquise. Le fond de l’inconscient ne consiste pas des contenus ou un matériau dont quelqu’un pourrait prendre connaissance, c’est le travail de la forme, le travail de formations, de transformations continuelles. C’est pour cela que Lacan dit que l’inconscient est structuré comme un langage, en fonction justement de ce mouvement de transformations du langage qui implique l’Autre, non pas l’Autre comme un Dieu qui serait dans sa niche et qui ne bougerait pas, mais comme ce qui est toujours Autre, ce qui produit de l’Autre.

Troisième type d’identification, non mentionné ici dans ce séminaire L’insu..., l’identification au fantasme. Le fantasme sert de support au désir et, pour ce faire, il a une certaine consistance et il propose une certaine matière donnée dans l’articulation du sujet avec l’objet a. Il est donné dans la deuxième opération de causation du sujet, la séparation (cf. Position de l’inconscient). On remarquera simplement que l’identification s’appuie à nouveau sur un matériau supposé pouvoir servir de fondement : le « fantasme fondamental », fondement qui serait tout à la fois le fondement du sujet et le fondement de toute la réalité accessible au sujet.

Quatrième type d’identification, sur laquelle Lacan s’attarde ici. Dans le séminaire Le sinthome, une femme en tant que partenaire sexuel serait le sinthome de l’homme. L’homme s’identifierait par l’intermédiaire de son choix sexuel à sa partenaire comme sinthome. Je rappelle la structure du sinthome. Le sinthome trouve sa place là où s’agirait du nouage des différentes dimensions de la personnalité, c’est-à-dire là où il s’agit d’établir l’unité – on est bien dans une problématique d’identité et d’identification -, là où il s’agirait de faire l’unité, d’unifier dans une seule personne les dimensions de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Cette mise en continuité c’est en même temps ce qui se joue dans la paranoïa. La paranoïa comme la personnalité se présentent toutes deux comme une identité – identification – où tout s’agence en un tout absolument cohérent et bien unifié, où les dimensions I, S et R sont mises dans la continuité l’une de l’autre pour former un nœud de trèfle (lequel comporte trois croisements). Dans ce processus qui tend vers l’unité, l’identité, dans ce processus d’identification, il peut ou même il doit y avoir un lapsus. Topologiquement, si, dans un trèfle, un des trois croisements du nœud de trèfle est inversé sens dessus dessous, tous les croisements disparaissent, nous n’avons plus de trèfle, mais un simple rond sans plus aucun croisement ; la notion même ou la dimension de croisement est perdue et, avec elles, le caractère Réel (au sens lacanien du terme) qui restait encore présent dans le trèfle par le truchement de ses croisements. Comment sauvegarder ce côté Réel au cœur même de la personnalité et avec elle au cœur de l’identification ? Lacan montre, dans le séminaire Le sinthome, que si on répare la faute à l’endroit même de l’erreur (le croisement inversé) par un rond adéquat, le fil de la personnalité (ou du trèfle raté) et le fil du rond réparateur n’ont pas du tout la même structure. Remarquons entre parenthèses que si la réparation se fait à un endroit différent, les deux fils auront strictement la même structure et leur enlacement correspond au nœud du fantasme. Mais revenons au sinthome et à l’identification au symptôme ou plus précisément par le sinthome. C’est l’identité fondamentalement de quelqu’un qui a dû faire une faute, une faute originelle dans la constitution de sa personnalité. Les entrecroisements – qui étaient nécessairement pour garder la dimension réelle au cœur même de l’unité acquise dans l’identification de la personnalité – sont maintenus grâce au sinthome. C’est ce que veut dire « savoir faire avec son symptôme », savoir faire avec l’unité de l’identification tout en gardant le réel de l’identification. C’est savoir-faire avec le sinthome. Ça ne veut pas dire « gérer » son symptôme – pour gérer son symptôme, prenez des anxiolytiques, ça fonctionne assez rapidement. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. C’est au contraire d’employer son symptôme comme réponse à une faute première, à quelque chose qui est un déficit premier dans le processus d’unification de la personnalité, d’identification et, par cette réponse, de lui garder la dimension réelle inhérente au processus d’identification avant l’identité supposée acquise. Cette faute première est dans le titre même du texte, « une-bévue », qui entraîne tout un mouvement de réparation, « l’insu que sait » et « s’aile à mourre ». L’identification au sinthome, par le sinthome et avec le sinthome c’est l’identification par l’intermédiaire de ce qu’on doit considérer comme absolument premier, la faute première, la faute originelle et de sa réparation notamment par le choix de la partenaire sexuelle. L’identification par le sinthome serait considérée comme la fin ; la fin de l’analyse d’un homme serait trouvée dans une femme-sinthome. C’est la fin de l’analyse d’un homme, au masculin. Lacan ouvre ici une parenthèse : une femme connait-elle un homme ? « Je ne sais pas dire » ; l’homme dans la rencontre de sa partenaire peut connaître sa femme, coucher avec sa femme comme son sinthome ; mais en est-il de même pour une femme ? Et Lacan répond : « je ne sais pas », il est possible que ça aille très loin, mais tout de même pas créer l’homme. Parce qu’un enfant, ça reste toujours un parasite. Cette parenthèse laisse en suspens la question de la fin de l’analyse proprement dite d’une femme. Y a-t-il à proprement parler une fin d’analyse pour une femme ? Et y a-t-il à proprement parler une identification pour une femme ? En attendant, savoir faire avec son sinthome s’inscrit comme narcissisme secondaire. On peut l’entendre comme la constitution d’un moi, la constitution de la personnalité qui agence le S, l’I et le R en un seul tout cohérent et en continuité, donc la constitution du nœud de trèfle et de la réparation de cette personnalité valent comme un moi en tenant compte du réel des croisements. Cette réparation, c’est un narcissisme secondaire, pas un narcissisme primaire dit Lacan, parce que le narcissisme primaire est exclu, dit-il explicitement, il est exclu parce qu’il y a précisément toujours au départ la faute.

Le sinthome comme fin de l’analyse, dit Lacan, ça ne va vraiment pas loin. C’est quand même un peu fort ce qu’il nous dit là, après avoir expliqué que c’est vraiment ça la fin de l’analyse, que c’est l’identification, etc., ça ne va pas loin. Ça ne va pas loin parce que ce n’est qu’un arrangement de symbolique et une nomination de symbolique. La question du réel reste et le réel ne seront pas sauvés en présentant un rond réel, mais par le maintien des croisements par le rond réparateur du sinthome. Il n’est sauvé que par la présentation du nouage borroméen, donc par le fait qu’il y a la nécessité de rattraper une faute qui fait que ça ne tient pas.

« Ça ne va vraiment pas loin » implique la mise en question de la structure

Ça ne va vraiment pas loin, on peut l’entendre aussi par opposition à la science. La science moderne peut forcer la nature à répondre à la question qu’elle pose. Galilée peut forcer la nature à répondre à ses questions par ses expériences mesurant la vitesse de chute d’un corps : on force la nature à répondre en termes mathématiques, il suffit de mesurer. La science est un modèle, elle prévoit quels seraient les résultats possibles du fonctionnement du réel. Donc on peut dire qu’on recourt à l’imaginaire de la question posée par le scientifique pour se faire une idée du réel. Pour se faire une idée de la chute des corps, Galilée met en place tout un dispositif imaginaire qu’il s’agit de faire travailler symboliquement. Se faire une idée du réel, c’est-à-dire à partir de I’imaginaire et de la formule bien cernée dans l’imaginaire, on peut prévoir le réel, c’est automatique. Une fois que j’ai fait les calculs, je peux prévoir le réel. « S’faire… une idée du réel » et Lacan dit « écrivez sphère ».

Par rapport aux avancées de la science, la psychanalyse ne va vraiment pas loin, elle ne peut pas prévoir le réel en fonction même de lalangue telle qu’on en parlait à l’instant ; c’est parce qu’on ne peut pas prévoir, parce que l’imaginaire ne peut pas nous donner une idée du réel que nous devons toute la place au déploiement des trois dimensions, l’I, le R et le S. Il faut les faire « consister » (12 d). Consister, c’est donner corps : il y a le corps de l’imaginaire, le corps du symbolique qui est lalangue et puis le corps de réel et on ne sait pas comment il sort. Le corps du réel n’est pas à comprendre comme un des trois ronds, le rond réel, mais bien comme le nouage tel qu’il est en jeu comme exigence dans le nœud borroméen ; et c’est ce corps du réel qui affleure dans la question des croisements du trèfles et dans la réparation du trèfle par le sinthome. Qu’on le voie à partir du nœud borroméen ou à partir du trèfle, le sinthome est toujours une réparation de quelque chose qui se présente comme toujours raté au niveau du nouage réel (que ce soit dans le noeud borroméen ou dans le trèfle)

L’enchaînement symbolique – imaginaire et l’identification.

L’inconscient s’impose dans la dimension de l’imaginaire : c’est le chapitre V de la Traumdeutung, ce sont les matériaux du rêve (les souvenirs de la veille, les souvenirs de l’enfance, les impressions corporelles de la nuit et les rêves typiques essentiellement œdipiens), c’est le matériel dont va se nourrir l’inconscient. Mais l’inconscient implique aussi le symbolique, les processus de transformations et lalangue (qui correspondent au chapitre VI de la Traumdeutung). Enfin, il implique aussi le nouage de l’un et l’autre, comment vont tenir ensemble d’une part ce qui est présenté part comme la matière, l’I et d’autre part ce qui se présente comme la forme, S. Le réel, c’est la question du nouage et il implique la question de l’identité de la matière et de la forme : comment allons-nous pouvoir penser l’identité entre d’une part les mouvements de transformations de lalangue et d’autre part le matériel qui est figuré, qui est imaginaire ? Comment allons-nous pouvoir les mettre dans un certain rapport d’identité ? Tel est l’enjeu de l’identification pour la question de l’inconscient.

La question de l’identification est traitée dans Psychologie collective et analyse du moi, Massenpsychologie und Ich-Analyse qu’on ferait mieux de traduire par Psychogie des foules et analyse du moi, puisque Freud part explicitement de l’ouvrage français de Gustave Lebon, Psychologie des foules. « Il s’agit de rendre compte de l’existence, dans cette foule, de quelque chose qui se qualifie de moi » (13 b). Le moi n’est pas un élément ou un individu et la foule n’est pas simplement un ensemble de différents individus « moi », la foule n’est pas une masse de différents éléments. Positivement, il faut dire que le moi s’articule avec et dans la foule. Pour l’expliquer, Lacan a essayé d’imaginer une topologie et il précise tout de suite que cette topologie, c’est la topologie du tore ou de la bouteille de Klein. Cette dernière est un tore qui se traverse lui-même, elle implique une complication supplémentaire qui n’est pas traitée ici.

L’image topologique du tore vise à mettre en évidence l’organisation du moi dans son rapport avec la foule (y compris la foule nucléaire en jeu dans le complexe d’Œdipe). Je passe les différentes topologies du tore, de la bouteille de Klein, de la sphère et du cross cap. Le moi ne doit pas être compris comme quelque chose qui serait uniment imaginaire ; mais à partir des formations de l’inconscient, le rêve et « l’une-bévue », cette organisation du moi doit tenir au moins ensemble à la fois l’imaginaire et le symbolique, à la fois le matériau dont parle le chapitre V de la Traumdeutung et les transformations dont parle le chapitre VI consacré au « travail du rêve ».

Pour tenir ensemble, la consistance imaginaire et la consistance symbolique sont d’abord supposées enlacées – c’est une façon assez primitive de penser leur articulation. La corde imaginaire et la corde symbolique seraient comme deux maillons d’une même chaîne. Mais chacune des cordes a un intérieur et le schéma des deux cordes enchaînées doit être remplacé ainsi par le schéma de deux tores enchaînés.

Figure6

Chaque tore a un intérieur (ce qui est dans la chambre à air ou dans la manche) et un extérieur. Chaque tore délimite ainsi deux espaces : l’espace dans lequel le tore est plongé, l’espace de l’univers pourrait-on dire, et l’espace intérieur, qu’on pourrait dire endo-psychique. Chaque tore est ainsi dans l’espace extérieur de l’autre tore. En simplifiant quelque peu les choses (c’est-à-dire en réduisant tout l’espace à cet enchaînement), les deux tores ainsi enchaînés se répartiraient tout l’espace : l’intérieur de l’un est l’extérieur de l’autre. La question du moi et de la foule dans laquelle il est plongé – moi et foule peuvent être pensés comme ces deux tores – est de savoir comment le moi peut s’identifier à la foule, comment la foule qui lui est extérieur peut-elle entrer en le moi pour lui donner une âme. La question de l’identification de l’inconscient a une structure tout à fait semblable : comment le matériau du rêve (chapitre V de la Traumdeutung) peut-il entrer dans les transformations (chapitre VI de la Traumdeutung) pour leur servir d’âme ? C’est aussi la question de l’identification du petit garçon à son père dans le complexe d’Œdipe : comment le matériau paternel peut-il entrer le coeur de l’enfant pour lui donner consistance ? De façon générale, comment le matériel imaginaire (la foule, le matériau du rêve, l’image du père) peut-il entrer dans l’intérieur du fonctionnement symbolique (le moi, les transformations, le petit garçon) ?

On suppose une coupure dans le tore symbolique par laquelle ce dernier peut être retourné. Comme on l’a vu, le tore imaginaire se retrouve à l’intérieur du tore symbolique et en constitue pour ainsi dire l’âme. Avec cette opération du retournement du tore, l’exo peut devenir endo, c’est le processus d’identification (du moi, du fonctionnement de l’inconscient, du petit garçon oedipien, etc.).

Les demandes et le désir.

Je peux tourner autour du boyau d’un tore (celui du moi ou celui des transformations de l’inconscient ou celui du petit garçon), c’est tout à fait palpable, je peux répéter toute une série de demandes. On peut les suivre à l’œil, à l’oreille, on peut les enregistrer. Mais il y a plus ; avec ces demandes répétées, il y a aussi une certaine organisation de ces demandes autour du tore, organisation qu’on peut représenter par un seul rond autour du tore, le fil du désir (qui correspond en fait à la schématisation du tore comme un seul fil). Les demandes se succèdent et sont soutenues dans leur organisation par quelque chose que nous ne voyons pas pendant que se produisent les demandes, c’est le désir.

Figure7

Si l’on suppose maintenant deux tores enchaînés, on remarque d’emblée que les demandes de l’un tournent parallèlement au désir de l’autre et les demandes de l’autre tournent parallèlement au désir de l’un. La position proprement névrotique suppose deux sujets ainsi enchaînés comme ces deux tores. Que l’enchaînement se joue avec les parents, la partenaire sexuelle, etc., les demandes du sujet tournent en même temps que ce qu’il imagine du désir de l’Autre. Et il imagine que les demandes de l’Autre tournent autour de ce que serait son désir.

Il en irait semblablement pour l’inconscient, les transformations inhérentes à l’inconscient (qu’on pourrait dire « demandes de l’inconscient ») sont supposées effectuer un trajet (qu’on pourrait appeler « désir ») qui est parallèle aux différentes explicitations du matériel de l’inconscient.

L’identification comme introjection.

Avec l’identification, il ne s’agit pas seulement d’articuler deux tores – imaginaire et symbolique –, mais de les faire apparaître comme identiques. Comment se constitue l’identification du moi ? Comment le travail du rêve est-il identiquement le matériau du rêve ? Comment se joue l’identification en fin d’analyse ?

On part de l’enchaînement du symbolique et de l’imaginaire, autrement dit de l’enchaînement névrotique du sujet est enlacé avec le grand Autre. L’identification ne se fait pas sans une coupure, la coupure dans un des deux tores, un trou dans un deux deux tores, grâce auquel ce tore peut se retourner. Par ce mouvement de retournement, le deuxième tore passe maintenant à l’intérieur du tore retourné.

Nous avons compris cette opération comme le retournement du tore symbolique qui introjecte le tore imaginaire auquel il était censé couplé (nous pouvons aussi comprendre l’opération symétrique du retournement du tore imaginaire qui introjecterait le tore symbolique ; nous y viendrons plus loin, notamment à propos de la leçon du 15 mars 1977). Le grand Autre était enchaîné comme un imaginaire au tore du sujet symbolique. Par le retournement de ce dernier, le grand Autre va se retrouver comme l’âme du sujet lui-même. Le tour est joué, c’est « in the pocket » ! L’Autre est introjecté ou encore le sujet a introjeté la figure du père qui valait comme idéal du moi, il est identifié au père qui devenu maintenant son moi idéal intime. D’une façon semblable, le matériau de l’inconscient est introjeté à l’intérieur du travail du rêve pour en constituer l’âme et le support intime.

Pour que ces divers retournements puissent se produire, il est nécessaire qu’il y ait une coupure dans le tore de départ qui rende possible son retournement. Cette coupure c’est un trait quelconque, un trait unaire et n’importe quel trait pourra faire l’affaire.

Lacan pose alors la question de comment répartir les « trois » identifications mentionnées au début de la séance : comment les répartir dans ce processus d’identification ?

Le mécanisme du processus d’identification et les deux modes de penser l’identification.

La solution vous apparaît maintenant, en fait il y a essentiellement deux modes d’identification : c’est bien le texte de Freud et c’est ce qu’explique la topologie du tore retourné. Ces deux modes sont deux modes de penser l’identification et ils valent pour chacune des identifications (identification à l’analyste, identification de l’inconscient, identification du moi dans la foule, identification du fantasme, identification du sinthome, etc.).

Le premier mode de penser l’identification se concentre sur le résultat, c’est-à-dire sur l’identification supposée achevée, sur le tore introjeté à et quoi on est identifié ; c’est à la personne œdipienne, c’est le tore du grand Autre auquel le sujet était enlacé et qui est maintenant son intérieur ; c’est l’identification à la personne œdipienne, ce qui était à l’extérieur et enchaîné est maintenant à l’intérieur du tore.

Le deuxième mode de penser l’identification suppose un mécanisme un petit peu plus compliqué, comme disait Freud, il suppose le mécanisme du retournement ou encore le passage du tore retourné dans le trou, qui n’est autre que le « trait unaire ». C’est le trait unaire, quelconque, peu importe que ce soit a), b) ou c), qui permet le retournement puisse.

Ce qui intéresse Lacan ce n’est pas de savoir que le sujet s’identifie au père ou à la mère ou à n’importe quel grand Autre, c’est le mécanisme de transformation. Quelle que soit l’identification, elle implique le mécanisme de transformation (donc le deuxième mode de penser l’identification), elle implique le trait unaire, qui, seul, permet le renversement du tore, renversement inhérent à l’identification en général.

1 – « Lire en psychanalyse », le 8 janvier 2015. Transcription par Christine Bonnet. Revue et complétée par C.F.