Tout au long de l’année, dans de nombreux groupes et cartels, l’étude du séminaire de Jacques Lacan, « L’insu que sait l’une bévue s’aile à mourre », a donné lieu à des travaux que nous allons publier régulièrement dans le dossier de préparation du Séminaire d’été.
Le titre du séminaire est donc programmatique, ainsi sa première partie : « l’insu que sait » est une autre façon de traduire l’Unbewusst, il équivoque avec « l’insuccès », c’est-à-dire le ratage, l’acte manqué qui est, en fait, un acte réussi du point de vue de l’inconscient. Mais « l’insu que sait » indique que le parlêtre sait plus qu’il ne croit savoir, et ce savoir, un bout d’une-bévue, est fait de la matière même du signifiant. « L’insu que sait » est l’inconscient dans sa littéralité même : insu que sait, INsuCSait, I N C S. Répondant à cet autre nom de l’inconscient, une partie importante du séminaire est consacrée aux exposés d’Alain Didier-Weill sur la pulsion invoquante et sur la passe, où celui-ci développe, à partir d’une variante de l’histoire de La lettre volée, les étapes, dans une analyse, du dévoilement du savoir : il ne sait pas que je sais, il sait que je sais, je sais qu’il sait, je sais qu’il sait que je sais qu’il sait. Le personnage de Bozef, introduit par Alain Didier-Weill, incarne pour Lacan « le savoir absolu », à la fois Booz et Joseph, celui qui rêve et celui qui interprète le rêve.
Le troisième nom de l’inconscient : « s’aile à mourre » équivoque avec « c’est l’amour » ou « celle amour ». Le titre entier peut s’entendre comme : « l’insuccès de l’Unbewusst, c’est l’amour ». Or, qu’est-ce que l’amour sinon un certain rapport de deux savoirs inconscients, venant à la place du rapport sexuel absent ? Un succès rare si les deux savoirs inconscients sont connexes et irrémédiablement distincts, mais s’ils se recouvrent, cet amour n’en est pas moins un ratage.
« S’aile à mourre », quelle est la raison de ce curieux assemblage ?
« L’amour jeu des nombrils ou jeux de la grande oie
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts »
Dans le jeu de la mourre, inventé selon la légende par Hélène pour Pâris, il faut deviner la somme des doigts cachés de l’un et de l’autre, savoir insu de l’un et de l’autre : l’amour apparaît ainsi sous la forme de deux mi-dires qui ne se recouvrent pas. Une des variantes du jeu de la mourre : pierre, ciseaux, papier, a la structure borroméenne, puisque le troisième surmonte le premier. Une autre : pair ou impair se retrouve dans La lettre volée, il est à l’origine du texte Parenthèse des parenthèses. Il s’agit de la structure réelle du savoir inconscient.
« Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants. »
Le savoir inconscient se donne-t-il des ailes pour que la lettre prenne son envol ? À moins que ce ne soit l’amour.
Cette troisième partie du titre inaugure une réflexion sur la poésie, sur l’amour et sur le réel.
La poésie « amoureuse » de Dante est convoquée pour soutenir l’affirmation selon laquelle l’amour n’a pas de sens, Il ne serait que signification, mot vide. Par ailleurs, Lacan affirme « [qu’] il n’y a que la poésie qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouâte-assez ! » Et le séminaire se termine par l’évocation « [d’] un signifiant nouveau, celui qui n’aurait aucune espèce de sens, ça serait peut-être ça qui nous ouvrirait à ce que […] j’appelle le réel. »
Est-ce cela le « quelque chose qui va plus loin que l’inconscient ? ». Lacan poursuit, ici, une idée exprimée dans Les non dupes errent selon laquelle, pour la première fois dans l’histoire, il nous serait possible de refuser d’aimer notre inconscient, donc d’errer, certes, mais dans cette erre, l’inconscient pourrait nous mener au-delà du fantasme, « au pur réel ».
Tout au long du séminaire, Lacan prend appui sur la topologie. Le fait surprenant est, après plusieurs séminaires consacrés au nœud borroméen, le recours à la topologie des surfaces, plus précisément à celle du tore. Quelle est la raison de ce tore ? Ce n’est certes pas parce que le tore a une âme, mais parce qu’il est la consistance même des anneaux du nœud borroméen, et aussi parce que le tore peut se retourner. Les trois identifications freudiennes sont rapportées aux trois modes de retournement du tore. Une analyse aurait pour effet de retourner le tore du symbolique en englobant les deux autres, et nécessiterait, de ce fait, une deuxième tranche afin de retrouver le nœud borroméen. Les deux tores enchaînés et troués permettent à Lacan de parler de l’amour comme pure signification à propos de la poésie « amoureuse » de Dante.
L’invention dont Lacan fait preuve, les conséquences cliniques du recours à la topologie des surfaces et de la coupure combinée à celle des nœuds, les contributions d’Alain Didier-Weill sur la passe et sur la pulsion invoquante, le rôle fondamental de la poésie dans l’interprétation, le projet d’aller plus loin que l’inconscient, la perspective d’un signifiant nouveau, font de l’étude de ce séminaire une tâche passionnante et prometteuse.
Jeudi 27 août 2015