SÉMINAIRE DE PRÉPARATION AU SÉMINAIRE D'ÉTÉ 2022 : L'ANGOISSE - LEÇON 22
21 juin 2022

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MACHADO Fernanda Leite de Paula
Séminaire d'été
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Préparation au séminaire d’été 2022

Étude du séminaire X de Jacques Lacan, L’Angoisse (1962-1963)

Mardi 19 avril 2022

Leçon XXII de L’angoisse – 12 juin 1963

Fernanda Leite de Paula Machado

Texte

 

 

J’ai divisé cette leçon assez dense de la façon suivante : le symptôme, le transfert, la causalité dans la philosophie et dans la psychologie avec Piaget. Chaque point pourrait être – et éventuellement devrait être – développé exhaustivement. Néanmoins, il y a la limitation du temps, mais il y a également un intérêt personnel, le désir peut-être, qui peut aussi nous conduire et nous faire privilégier certains points de la leçon.

Lacan affirme que la question de la cause du symptôme est impossible à articuler si nous ne manifestons pas d’une façon tout à fait radicale la relation de la fonction de a, cause du désir, à la dimension mentale, comme telle, de la cause. Cela a déjà été indiqué dans “Kant avec Sade” (1962). Et c’est Lacan lui-même qui dit que c’est autour de ça que s’articulera l’essentiel de son discours dans cette leçon. Concernant cette « relation de la fonction de a, cause du désir, à la dimension mentale de la cause », cela m’a renvoyée aussi bien à la question des pensées obsessionnelles qu’à la question de la voix intérieure de l’impératif catégorique de Kant (1724 – 1804). Lacan ne l’explicite pas dans la leçon.  Voix intérieure qui peut-être laisse le sujet dans un soliloque et fait que la maxime sadienne soit plus honnête, puisque elle se prononce de la bouche de l’Autre et démasque la refente du sujet, comme dit Lacan dans cet écrit (« Kant avec Sade »).

Aussi bien Kant que Sade, chacun à sa manière, habitent un ciel déjà vide et, si d’un côté, répresentent une libération par rapport à l’obscurantisme et, plus encore, configurent déjà la critique de la critique de cet obscurantisme, d’un autre côté, ils imposent des lois implacables pour le sujet. Que ce soit la loi morale ou celle de la jouissance dans le fantasme sadienne : l’objet a comme cause, mais comme cause universelle, comme la catégorie kantienne. En fait, pour le deux (Kant et Sade) : l’objet a comme l’objet de jouissance. Le même objet tourmente la victime chez Sade et s’impose au sujet chez Kant. Le vel qui unit et divise dans le schéma Z.

Lacan va se pencher sur la catégorie de la cause philosophique pour comprendre l’objet a, « fonction originelle de la cause »[1], situant ainsi la catégorie de la causalité comme tributaire de la fonction cause du désir.[2] Il propose le transfert de la question de la catégorie de causalité du champ de l’esthétique transcendantale de Kant vers ce qu’il a décidé d’appeler son éthique transcendantale. Dans cette transposition vers l’éthique transcendantale, l’espace n’est pas du tout une catégorie a priori de l’intuition sensible. L’espace n’est pas un trait de notre constitution subjective, au-delà de quoi la chose en soi trouverait un champ libre. Rappelons que l’esthétique transcendantale est du côté du sujet, alors que l’éthique est du côté de l’objet. Selon l’éthique transcendantale, l’espace fait partie du réel, il est réel. Il faut dire aussi qu’il ne s’agit pas de l’espace de la bonne forme. Il s’agit d’un espace où l’ambiguïté des relations freudiennes moi/non moi, contenu/contenant, moi/le monde extérieur peut avoir lieu. Il semble qu’il ne s’agit pas non plus de l’analytique transcendantale kantienne, avec la cause comme une catégorie, un concept pur pour la connaissance.

Lacan affirme qu’un indice sur cette origine de la fonction de la cause nous est très clairement donné dans l’histoire par la critique de cette fonction. Cette critique consiste dans la tentative d’observer qu’elle est insaisissable, comme nous le voyons, par exemple, chez Hume (1711-1776). Pour lui, tout ce que l’expérience révèle est une conjonction constante de phénomènes, et pas une connexion nécessaire que nous appelons causalité. La question de la cause a toujours été présente dans la philosophie, depuis les pré-socratiques. Et la critique de la causalité est également très présente dans la philosophie depuis longtemps. Lacan mentionne le sophisme Post hoc, ergo propter hoc, c’est-à-dire, après cela, donc, à cause de cela, sophisme traité par Aristote (384 – 322 a.C.) dans « Les réfutations sophistiques ». Ce sophisme est également appelé non causa, pro causa, c’est-à-dire, « ce n’est pas la cause, mais c’est traité comme cause ». Exemple : si A est un antécédent temporel de B, on considérera donc que A est la cause de B. Mais A peut être antérieur à B sans être la cause de B. Analogiquement, si B suit temporellement A, on considérera A comme cause de B. Mais B peut suivre temporellement A sans qu’il ne soit causé par A.

Malgré toute la critique, Lacan observe que plus la cause est critiquée, plus les exigences qu’on peut appeler celles du déterminisme se sont imposées à la pensée. Moins la cause est saisissable, plus tout paraît causé. La question de la cause, donc, insiste, même si sous la forme d’une critique.

Les commentaires de Lacan sur Piaget se basent sur l’œuvre Le langage et la pensée chez l’enfant (1923), livre qu’il qualifie d’admirable et qu’il supplie l’auditoire de s’en emparer. Les récits des enfants des expérimentations sont passionnants, mais nous nous heurtons fréquemment à la quasi obsession de Piaget pour la question de la compréhension. Piaget parle d’un « langage égocentrique » et son idée de l’égocentrisme d’un certain discours enfantin part de la supposition que les enfants ne se comprennent pas entre eux, qu’ils parlent pour eux-mêmes. Il y a aussi la supposition que la parole est faite pour communiquer.

Après avoir fait mention du robinet de Hans (l’installateur des robinets) dans le séminaire et, dans cette leçon, de l’obsessionnel, celui dont la fermeture doit être vérifiée à tout moment, Lacan va aborder le robinet de Piaget, l’expérimentation de Piaget qui concerne le robinet. La technique de l’expérience consiste, pour en parler de façon très succincte, à faire raconter ou expliquer le fonctionnement du robinet par un enfant à un autre. Mais il y a aussi les expériences avec des histoires à raconter.

Dans son livre, Piaget affirme que les enfants évitent d’employer, lorsqu’ils se parlent entre eux, les relations causales et les relations logiques (« parce que » etc.) et que les « histoires » seraient plus simples.[3] Il est remarquable de voir comment Piaget insiste sur la difficulté que les enfants éprouvent à donner des explications causales, même s’ils les comprennent. « L’explicateur paraît donc ne pas s’occuper du “comment” des événements qu’il expose, ou du moins il n’attribue à ces événements que des raisons incomplètes, bref, le récit des enfants met l’accent sur les événements en eux-mêmes beaucoup plus que sur les liaisons de temps ou de cause qui les unissent ».[4] Et Piaget attribue cette situation à l’égocentrisme, en des degrés divers. « L’enfant sait bien, pour lui-même, dans quel ordre se sont succédés les événements, ou dans quel ordre se déroulent les actions des pièces d’un mécanisme les unes sur les autres, mais, dans son exposé, il n’accorde aucun intérêt ni aucune importance à cet ordre (…) L’ordre naturel est supposé connu de l’interlocuteur, et l’ordre logique supposé inutile. ».[5]

À la place d’une explication causale, Piaget identifie la présence d’une prédominance de la juxtaposition dans les récits des enfants. Piaget dit que la juxtaposition correspond à ce que Georges-Henri Luquet (1876-1965) a désigné sous le nom d’« incapacité synthétique », en ce qui concerne le dessin. Selon Piaget, « l’enfant est inapte à faire d’un récit ou d’une explication un tout cohérent, et a tendance, au contraire, à pulvériser le tout en une série d’affirmations fragmentaires et incohérentes »[6].

Dans le séminaire L’identification, sur lequel nous avons travaillé l’année dernière et qui précède le séminaire L’angoisse, en abordant l’Einheit kantien (leçon du 21 février 1962), Lacan nous dit que la nouveauté de la psychanalyse est de passer des vertus de la norme, c’est-à-dire l’universel, la synthèse, le transcendantal kantien aux vertus de l’exception, c’est-à-dire, la clinique, la différence et peut-être, pourrions-nous ajouter, la juxtaposition. Cela serait la fonction du Un qui serait en jeu dans l’analyse.

Lacan ne l’explicite pas dans cette leçon de L’angoisse, mais on peut remarquer que, si d’un côté les enfants dans les expérimentations de Piaget n’incluent pas dans leurs récits les liens d’ordre causal et ont cette « incapacité synthétique », d’un autre côté, la fonction originelle de la cause semble être bien présente dans leurs récits et c’est ce que Piaget semble laisser échapper.

Une autre chose que Piaget laisse échapper, concernant l’expérimentation du robinet (et ça Lacan l’explicite), c’est qu’il y a le robinet comme cause du désir,  à savoir : l’envie de faire pipi ou que l’on se trouve par rapport à cette eau, un vase communiquant. Le robinet se trouve aussi au niveau de la relation phallique : « le petit robinet » désigne le pénis du petit garçon et peut avoir, comme nous montre le petit Hans, un  rapport avec le plombier, c’est-à-dire qu’on peut le dévisser, le remonter, le remplacer : (lieu de l’objet phallique -φ). Lacan souligne donc cette dimension de désir dans les expérimentations de Piaget.

Différent de l’effet d’une cause, propter hoc, le désir fait irruption, il n’est pas post hoc. Même s’il reste un effet – mais un effet très particulier. Il s’agit d’un effet qui n’a rien d’effectué. En fait, il s’agit d’un manque d’effet. En ce qui concerne la fonction de la cause du petit a, il y a toujours une béance entre la cause et l’effet. Quand on comble cette béance, la fonction de la cause se dissipe et ce qui l’animait dans son principe se pulvérise. Et on ne trouve pas ce comblement seulement dans le progrès de la science, mais également dans la difficulté qui peut être présente dans l’exercice de l’association libre, par exemple. Le besoin qu’on a de donner des explications et des liens de causalité.

Ce qui semble être central dans la leçon c’est combien la fonction de la cause en psychanalyse s’éloigne aussi bien de la question de la cause comme liberté et universalité que de la cause comme explication, comme relation directe de cause et effet, comme antécédence temporelle et quelque téléologie que ce soit. Et que ces possibilités peuvent être considérées comme « détours » de la cause plus originelle.

 

 

Avec l’accord de l’auteur.


[1]LACAN, J. L’angoisse. Éditions de l’Association Lacanienne Internationale. Publications hors commerce, p. 425.

[2] Il y a un autre moment de la leçon où Lacan semble attribuer une fois de plus au petit a cause de désir une fonction originelle de la cause, en disant qu’il est antérieur à toute cette phénoménologie. Ibid., p.427.

[3]Chez les garçons de 7 à 8 ans, l’explication mécanique excite un plus vif intérêt. PIAGET, J. Le langage et la pensée chez l’enfant. Éditions Denoël/Gonthier, Paris, 1984, p. 175.

[4] Ibid., p. 158.

[5] Ibid., p. 159.

[6] Ibid., p. 167.