SÉMINAIRE DE PRÉPARATION AU SÉMINAIRE D'ÉTÉ 2022 : L'ANGOISSE - LEÇON 12
17 février 2022

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DELAFOND Nathalie
Séminaire d'été
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L’Association lacanienne internationale

Préparation au Séminaire d’Été 2022 – Étude du séminaire X de Jacques Lacan, L’Angoisse

Éditions de l’Association Lacanienne Internationale
Juillet 2021.


Mardi 18 janvier 2022

Président de séance : Pierre-Christophe Cathelineau 
Leçon 12 présentée par Nathalie Delafond

TEXTE

 

J’ai choisi de m’intéresser dans cette leçon à ce que Lacan nous enseigne, et j’ai donc laissé de côté les enjeux politiques des tractations avec l’I.P.A. [International Psychoanalytical Association] qui en 1963 avaient cours en arrière-plan.

La première partie de la leçon est dédiée au commentaire que fait Piera Aulagnier de l’article sur le contre-transfert de Margaret Little : « R, la réponse totale de l’analyste aux besoins du patient », article de l’I. J. of P. [l’International Journal of Psychoanalysis] de 1956. Lacan avait choisi cet article et l’avait déjà commenté dans la leçon du 30 janvier 1963. Ce qui fait que je ferai des allers-retours entre les deux commentaires du cas.

Il s’y réfère « non pas comme un modèle de technique, mais pour suivre les problèmes qui se posent à une analyste expérimentée et brûlante d’authenticité ». Que nous apprend la lecture de cet article sur le contre-transfert ?

Sur la partie théorique, Piera Aulagnier relève trois points :

Le contre-transfert est « tout ce que l’analyste fait, dit, ou pense et ressent pour son patient », et d’abord des éléments refoulés, non analysés, ce qui d’ailleurs la mène à des réactions impulsives, qui lui échappent, mais qu’elle préconise cependant dans certains cas avec des effets bénéfiques, dit-elle.

Elle relève aussi cette formule de Margaret Little qui donne le ton : « quelqu’un qui a quelque chose à donner rencontre quelqu’un qui a des besoins » something to spare, quelque chose en plus, quelque chose de disponible, à donner volontairement, puisque l’analyste doit se manifester en tant que personne réelle, il doit faire état de ses sentiments vis à vis du patient. Il s’agit, dit Piera Aulagnier du « dévoilement du désir de l’analyste », ce que nous verrons.

Et enfin, l’analyste doit être engagé à cent pour cent dans la cure. Il n’a pas à reporter sa responsabilité sur son patient.

On peut penser que la partie théorique est inspirée en partie par Mélanie Klein et Sandor Férenczi, et en partie par le matériel clinique qui suit. 

 Il s’agit d’une jeune femme d’origine allemande, Frieda, dont la famille a émigré en Angleterre. Elle est adressée à Margaret Little pour des vols. Mais Piera Aulagnier curieusement la classera parmi les structures psychotiques…alors que Lacan parle le 30 janvier d’un cas d’acting-out, de kleptomanie. Il nous dit même comment il entend, dans ce cas, le vol répété d’objets anodins, qui vise simplement, en réaction au champ d’induction de la présence maternelle, « à montrer, à isoler un objet, le sien, qui mériterait qu’on le considère ».

C’est une analyse difficile, dit Margaret Little où durant sept ans, aucune des interprétations transférentielles qu’elle fait n’atteint les défenses de la patiente. Nous savons juste qu’il y a deux moments précis où l’analyste fait état de ses sentiments de façon assez impulsive, une première fois où devant la répétition du récit de ses problèmes d’argent avec sa mère, elle finit par dire à la patiente « finissez-en avec cette histoire, vous m’endormez ! », et une autre fois où la patiente en fin de journée critique la décoration de son cabinet, et où, excédée, elle lui dit « ce que vous pouvez en penser m’est parfaitement égal ! », ce qui provoque ensuite la fureur puis les excuses de la patiente. Mais tout reprend ensuite comme avant, comme le souligne Piera Aulagnier.

Lacan insiste le 30 janvier, sur ce qui fait coupure dans le propos de la patiente, mais aussi dans le propos de l’analyste. Fonction de la coupure, qui est facteur de progrès et indique que quelque chose a été mobilisé.

Piera Aulagnier continue : C’est au moment de la mort subite en Allemagne d’une amie de ses parents, Ilse, que le tableau se transforme.  La patiente arrive dans un état de détresse et de désespoir, elle ne mange plus, ne dort plus, ne peut plus rien faire. Dans les séances elle tourne en rond en se tordant les mains, et aucune des interprétations classiques ne l’atteint. Cela se prolonge pendant plusieurs semaines.  L’analyste considère qu’à l’évidence sa vie est en danger, par suicide ou par épuisement, et elle se décide à lui dire qu’elle ne sait plus quoi faire, que ça lui fait vraiment de la peine de la voir comme ça. Surprise : Ces paroles ont un effet immédiat : elle se lamente puis se reprend, et quelque mois plus tard entreprendra même de déménager avec bonheur.

Que s’est-il passé ? Piera Aulagnier fait remarquer que Margaret Little pense avoir exprimé là les sentiments d’une personne réelle, et que cela a eu un effet.  

 Mais Piera Aulagnier suit le commentaire de Lacan : par ce qu’on peut appeler une interprétation involontaire – quelque chose de son inconscient lui a échappé – l’analyste est devenue le lieu de l’angoisse et a instauré Frieda comme objet de cette angoisse, dit Mme Aulagnier. Elle l’instaure en fait comme objet-cause de son angoisse. 

« Quelque chose désigne alors dans l’analyste la place du manque » (Lacan, le 30 janv.) Il y a une personne pour laquelle la patiente peut représenter un manque, pour laquelle elle peut venir à la place de son manque.

Car Frieda n’a jamais pu faire le deuil de son père, se découvrir à la place de son manque, pour la bonne raison qu’il n’était pas question que quoi que ce soit manque à cet homme (Lacan évoque là le souvenir du petit bâton pénien que son père lui arrache des mains pour le jeter à l’eau sans mot dire). Pas plus qu’elle n’avait pu appréhender le manque chez sa mère, qui ne l’avait jamais traitée que comme le prolongement d’elle -même.

C’est donc sur ce mode que le transfert s’engage enfin. Et les acting out qu’elle fait ensuite sont manifestement adressés à l’analyste, dit Piera Aulagnier : elle se fait prendre par le contrôleur dans le bus sans billet, elle manque de se faire écraser par une voiture ; Mme Aulagnier dit qu’elle vient justifier et alimenter l’angoisse de son analyste, mais il me semble aussi qu’elle joue avec sa vie comme si elle essayait de symboliser quelque chose de la question : peut-elle me perdre ?

À partir de cette position transférentielle, les acting out devenant plus risqués, M. Little fait une autre intervention pour dire à la patiente que si les choses devaient continuer comme ça, elle serait amenée à interrompre le traitement. C’est là que Piera Aulagnier considère que Margaret Little parle vraiment depuis sa place d’analyste, en prenant en compte ses propres limites.  Elle y voit « le pivot du traitement », la fonction de la coupure.

En réponse, dit-elle, la patiente lui fait cadeau de ce que Piera Aulagnier appelle son « fantasme fondamental » la capsule ronde, sphérique, défensive, dans laquelle elle s’est construite, car « incapable d’accepter un manque que personne n’avait jamais pu symboliser pour elle. »  Et « se dessine peut-être l’acceptation d’être sujet d’un manque, et peut-être l’acceptation de la séparation d’avec l’analyste ».

On peut se demander si Ilse n’avait pas déjà dans l’enfance témoigné de cette place du manque pour la petite Frieda.  Ce qui n’échappe pas à Margaret Little puisqu’elle note que « c’était sur Ilse que s’était reporté l’essentiel du transfert » (p. 163 du Livre-compagnon [du séminaire 1962-1963, L’Angoisse, Textes psychanalytiques sur le contre-transfert 1935-1957])

On peut aussi se demander si Frieda ne fait pas là un épisode de deuil pathologique, ce que Lacan décrit très bien comme la révélation de ce en quoi on a manqué pour représenter ce manque, avec toute la culpabilité, très notable dans l’observation, qui peut être ressentie lors d’un deuil, d’avoir manqué au défunt, d’avoir manqué à représenter son manque.

Car ce qui reste alors caché, méconnu, nous dit Lacan, c’est que « nous ne sommes véritablement en deuil que de quelqu’un dont nous pouvons nous dire : « j’étais son manque ».  « Nous croyons pouvoir traduire ce « j’étais son manque » en ceci que nous lui avons manqué alors que c’était justement en cela que nous lui étions précieux et indispensable » (30 janvier 63).

Ce qui est spécialement enseignant dans cette observation, c’est de repérer ce qui a permis le transfert dans ce cas. À partir de là, la patiente lâche, l’analyse peut avoir lieu, avec ses avancées et ses difficultés.

À remarquer aussi que Lacan dans ce cas ne s’arrête pas au côté défensif de la patiente, mais s’attache au témoignage de la monstration des acting out, amorce d’un transfert, dira-t-il, et donc de la possibilité d’une analyse.

Je passe sur l’intervention de Granoff, à qui Lacan demande en quelque sorte de prendre position, ce qu’il obtient d’ailleurs, puis intervient Lacan.

Pourquoi la référence à ces articles de l’I.P.A. centrés sur le contre-transfert dans la perspective de la référence à l’angoisse ? Le contre-transfert était très en vogue à cette époque et l’été précédent il y avait eu un congrès international de l’I.P.A. à Barcelone sur ce thème.

Or, nous dit Lacan le contre-transfert, c’est tout simplement « tout ce que, de ce qu’il reçoit dans l’analyse comme signifiants, le psychanalyste refoule ».  Façon de recentrer la fonction de l’analyste sur la question des signifiants à l’œuvre dans la parole du patient.

C’est parce que la vraie question, plus essentielle que son engagement, dit Lacan est celle, incontournable, du désir du psychanalyste, de sa participation dans la cure.

Lacan en veut pour preuve la remarque de Lucia Tower, il arrive qu’un petit changement se produise chez l’analyste, et cela a des effets.

Mais parler du désir de l’analyste exige de mettre en place, le désir :

Par rapport à la demande, puisqu’il ne s’agit pas là du manque imaginaire de la frustration.  

Et par rapport à la loi. Le désir c’est la loi, au sens où la loi c’est le désir pour la mère, et ce qui normative ce désir c’est la loi de l’interdiction de l’inceste.

Même dans la perversion, « où le désir se présente comme ce qui fait la loi, comme une subversion de la loi, le pervers est soumis comme volonté de jouissance à une loi en tant qu’elle arrête sur ce chemin de la jouissance ».

« La volonté de jouissance échoue, rencontre sa propre limite dans l’exercice comme tel du désir pervers ». (Par exemple dans le fait que le masochiste ou les femmes des livres de Sade, quels que soient les sévices, n’en meurent pas) Le désir y fonctionne comme support d’une loi et non comme subversion. Subvertere, ce serait mettre sens dessus dessous, détruire, bouleverser.

Et « le mythe de la loi morale », nous dit-il, au sens où « une position saine serait à chercher dans l’autonomie du sujet, n’est qu’une défense contre la vérité à avaler : la loi morale est hétéronome (de heteros, autre), elle dépend d’une entité extérieure au sujet ».  « Elle provient du réel, en tant qu’il intervient en élidant le sujet, et en déterminant par son intervention le refoulement. » Il me semble qu’il s’agit là de la fonction de la coupure qui constitue le sujet, S barré, dès son passage par le lieu de l’Autre, qui le constitue comme sujet de l’inconscient.  Fonction synchronique, ajoute-t-il. (Il ne savait pas… qu’il était à la place de son manque)

Elle provient à mon sens des lois du langage, en tant qu’elles ont pour effet de déterminer un réel, que Lacan appelle ici un « vice de structure », qui fait que « le point d’où il surgit qu’il y a du signifiant est un point qui en un sens ne saurait être signifié. » (30 janvier 63) Point du manque de signifiant et, ajoute-t-il, point qu’on ne cesse de contourner.

Lacan se réfère ensuite à l’angoisse-signal de Freud, pour faire remarquer que si le signal se produit dans le Moi, c’est, dit-il, pour avertir le sujet d’un désir, c’est-à-dire d’une demande qui ne concerne aucun besoin, qui ne concerne que mon être et qui sollicite ma perte. C’est cela l’angoisse.

En effet, Lacan avait d’abord introduit l’angoisse comme angoisse du désir de l’Autre.

« Le désir de l’Autre ne me reconnaît (Hegel) ni me méconnaît, il me met en cause, m’interroge à la racine de mon désir à moi, comme a, comme cause de ce désir et non comme objet. »

« C’est là qu’il vise, dans un rapport d’antécédence, dans un rapport temporel » et « je ne puis rien faire pour rompre cette prise, sauf à m’y engager, c’est cette dimension temporelle qui est l’angoisse et c’est cette dimension temporelle qui est celle de l’analyse. »

Pourquoi cette insistance sur la dimension temporelle, alors qu’il semble que l’angoisse met plutôt hors du temps ? 

Il reste à voir la fonction du désir non seulement dans la lutte, comme Hegel l’a fait, mais dans l’amour, y compris dans l’amour de transfert.  Lacan nous laisse sur cette formule énigmatique : « C’est que, pour autant que le désir intervient dans l’amour, […] [le désir] ne concerne pas l’objet aimé » formule sur laquelle il reviendra.