Ch.M. – Bonsoir à vous tous, bonsoir cher Patrick.
Nous avons pris le parti de ne pas nous concerter de telle sorte que nous pourrons doublement lui être reconnaissants de bien vouloir intervenir quand ça lui chante et quand il souhaite apporter son grain de sel à notre brouet. Donc, Patrick, merci à l’avance.
P.G. – D’accord merci Charles.
Ch.M. – J’ai également dit à Thierry Roth mon souhait que nous terminions mon exposé par ce moyen magique qu’est zoom pourquoi j’en sais rien, ça m’est en tout cas plus commode et donc s’il y en a que ça gène, je le regrette mais ça m’est plus facile.
Un mot encore : je remercie Jean Brini de m’avoir signalé ce lapsus sans intérêt et qui ne vous apprendra rien et ne vous révélera pas les profondeurs sombres de mon inconscient qui fait que la dernière fois j’ai parlé de coupure borroméenne au lieu de la qualifier de mœbienne. Pardonnez-moi ce lapsus et merci à Jean de me l’avoir signalé, encore que dans le séminaire sur Le sinthome la coupure que Lacan va faire sur le nœud de trèfle, sans explication excessive, ladite coupure peut sembler énigmatique mais nous aurons peut-être l’occasion d’y revenir la semaine prochaine.
Je commencerai par cette assertion qui peut sembler évidente alors qu’elle change radicalement les données dont nous nous servons.
Cette assertion rappelle qu’il n’y a rien que vous ne dites qui ne vous soit imposé. Autrement dit, vous n’avez pas le choix. Vous pouvez évidemment faire semblant, jouer la comédie, interpréter un rôle, participer à une fête, mais s’il s’agit de ce que vous êtes amené à énoncer, à ce qui relève de votre énonciation, ce dont vous faites aisément la vérification au bout de quelques décennies passées à vous répéter, eh bien vous dites toujours la même chose ; vous partagez en général les mêmes sentiments, les mêmes émotions, les mêmes haines surtout. Ça ne bouge pas.
Est-ce qu’une cure fait que ça bouge ? Est-ce que vous devenez en quelque sorte autre à vous-même ? À suivre Lacan lui-même, c’est là une référence qui pour nous est honorable, sûrement pas, rien ne bouge !
Le seul exploit que proposait la Passe, la procédure de la passe, et qui n’est pas rien, était que vous puissiez grâce à la cure avoir un jour un aperçu sur ce qui vous fait parler, sur ce qui parle en vous, en vous et pour les autres.
Évidemment dans le meilleur des cas vous l’assumez au titre du je, autrement dit vous le prenez en marche, vous montez dans le train en marche. C’est je qui dit tout ça, c’est je qui parle, et je m’y reconnais, c’est bien moi qui raconte tout ça ; tout ça que vous n’avez pas choisi et qui vous vient tout naturellement comme on dit, ça s’appelle l’inconscient.
C’est là que nous rencontrons – et je me permets de jouer les gros bras en le signalant dès le départ – ce qui a été une faute, qui a coûté très cher à la psychanalyse, sauf qu’elle n’aurait peut-être pas survécu si Freud l’avait présenté ainsi, lorsque Freud a tenu à diviser la parole entre une partie qui lui échappe, l’inconscient, et une partie consciente. C’est une division qui est non seulement fautive mais absolument inexacte, puisqu’il est bien évident et facile à vérifier que les aperçus que vous donne votre conscience sur vous-même sont eux-mêmes dirigés par l’inconscient. Autrement dit vous n’en sortez pas.
Avouez que dans notre champ culturel et dans nos habitudes, venir annoncer aux populations en train de se distraire que ce qu’elles disent leur échappe et est à chacun imposé, il n’est pas certain que ce soit pris comme une bonne nouvelle, comme une nouvelle d’évangile, mais avouons humblement que si ça avait été pris en compte ça aurait bigrement changé le cours des choses que l’on sache que, a priori et dans notre ingénuité naturelle, nous sommes des égarés soumis.
Évidemment le paradoxe est que c’est dans cette imposition que nous situons notre liberté. C’est dans la mesure où j’articule ce qui m’est imposé que je peux éprouver le sentiment chéri de ma liberté et je n’aurai une idée de ce que c’est que l’aliénation que dans la mesure où le discours que je subis est amené à différer d’une manière ou d’une autre de celui qui s’impose à moi.
C’est quand même une drôle d’histoire et je ne suis pas certain que le dire comme ça aujourd’hui encore, alors que je ne crois pas qu’on puisse faire le moindre reproche au nom du lacanisme, serait sûrement mal reçu par un certain nombre de collègues.
Je ne sais pas ce que je dis, ça ne m’empêche pas de parler, comme on le voit et même de faire de beaux discours. Mais je disparaîtrai de la scène du monde comme on s’exprime, sans avoir su ce que je disais, ce que je racontais, ce que je prêchais, ce que j’enseignais et il faudrait à cet endroit-là dire un mot de ce que c’est que cette curieuse opération qui s’appelle l’enseignement. Ça c’est une affaire tout à fait bizarre.
Tout à fait bizarre parce que, conçu et élevé dans sa famille l’enfant a tout appris mais ce qui est étrange c’est que nous aimons nous y attarder er et ça nous fascine, voir de quelle façon, nos anciens il y a 2500 ans estimaient que ça ne convenait pas ce que l’enfant apprenait entre papa, maman et la bonne et l’esclave. Ça ne suffisait pas, il lui fallait un maître, il lui fallait un enseignant qui allait, comme on dit, l’initier.
L’initiation ne cachait pas son jeu, on n’avait pas besoin de chercher la clandestinité puisque cette initiation finissait par aboutir à une sodomisation, autrement dit comment le rendre habité si j’ose ainsi m’exprimer, par le phallus qu’il faut, non pas celui qu’il a gagné sans le savoir entre papa, maman et les esclaves non, mais celui qu’un homme bien, celui qu’un homme de la bonne société doit avoir. Et c’est, dans cette opération sexuelle sauvage, c’est bien d’initiation qu’il s’agit puisque comme vous le savez, elle s’arrêtait pile dès lors qu’apparaissaient les premiers poils, les premiers duvets sur la joue de l’élève, signe qu’il était formé et qu’à partir de cet instant il avait ses diplômes, il avait fait ses classes et en quelque sorte il pouvait participer au banquet comme tout un chacun.
Ça a l’air plat ce que je dis, moi je trouve que c’est plat sauf – je vais essayer d’en relever un peu la sauce – sauf si je vous pose la question, et vous allez voir mon talent pour vous embarrasser : l’enseignement de la psychanalyse c’est quoi ? Ça consiste en quoi ? Et c’est pour quoi ? C’est fait pour quoi ?
Dernière question à laquelle vous pouvez tous répondre d’une seule voix : est-ce que ça a le moindre effet ?
Est-ce que vous pensez que ce que Lacan a passé des années à ahaner, est-ce que vous pensez que ça a formé ses élèves ? et que l’on reconnaît ainsi ceux qui ont suivi son séminaire à quelque shibolet secret, mystérieux, que l’on prononce à l’oreille : tu y étais ? Ah oui, d’accord, tu y étais !
Quand on voit le résultat on a le sentiment que cet enseignement a donné son relief à ce qui était chez chacun la singularité de son savoir névrotique c’est-à-dire justement ce qu’il avait gagné entre papa et maman, la façon dont il avait goupillé ça, et que grâce à la cure, il pouvait maintenant s’en autoriser !
Moi, j’aime raconter, peut-être pour donner un témoignage de ma naïveté et de mon innocence naturelle, que lorsque je suis arrivé dans le milieu qui à l’époque s’appelait Société française de psychanalyse avec Lagache, Favez-Boutonnier et puis d’autres, des universitaires, Dolto qui n’était pas universitaire mais universelle déjà ! Quand je suis arrivé j’ai été d’abord très séduit du fait qu’il n’y avait d’autre hiérarchie que celle du talent. Peu importait vos diplômes, votre âge, votre ancienneté votre langue mais si vous manifestiez quelque talent dans la lecture des textes vous étiez reconnu valablement, c’est-à-dire qu’on vous remerciait pour la contribution que vous apportiez. Et puis parallèlement à ces bonnes mœurs, la guerre sociale, la guerre pour la vie du groupe, autrement dit l’occupation des places et l’exercice du pouvoir. Comme j’avais une petite expérience, je ne veux pas l’exagérer, une petite fréquentation des milieux politiques de gauche bien sûr puisqu’il paraît qu’il n’y a pas de milieu politique de droite, je fréquentais donc le seul milieu politique accessible, et j’avais pu constater que les propositions les plus généreuses trouvaient leur limite au niveau de ce qui était systématiquement la guerre des chefs.
Vous me direz : c’est une critique ! Où ce genre de guerre ne se manifeste-t-il pas ? Autrement dit, il ne s’agissait pas dans ce genre de conflit de célébrer un savoir mais de célébrer l’habileté des manœuvres, des regroupements, des associations des coups fourrés – appelons les choses par leur nom – des saloperies. Normal.
Je me permets d’attirer votre attention sur ce “normal”. Je ne suis pas certain, c’est peut-être lié aux limites de mes explorations savantes, mais cet état de fait ordinaire est systématiquement lié à la reconnaissance de la référence du discours de chacun avec la présence d’un Un dans l’Autre, celui auquel il se référait et qui dans notre culture prend donc spontanément la nomination de père. C’est quand même une affaire bizarre, à mon goût, à mon sens, pas seulement parce que je venais de rêves fumeux à jamais irréalisables de partage et d’égalité sociale. Mais c’était quand même énigmatique de voir que pour chacun le gardien de la loi morale était en même temps le garant de son immoralité la plus absolue.
Je ne sais pas, mais peut-être que là-dessus Patrick voudra me faire des remarques, mais ce n’est pas possible que ce ne soit pas pointé, que ce ne soit pas dit de façon aussi simple et aussi nette que le Au-moins-un auquel on se réfère dans l’Autre est à la fois le gardien de l’interdit, de la limite c’est-à-dire du réel, et en même temps celui qui donne l’exemple, par son statut même qui est de ne pas être castré, lui, le Au-moins un, d’être en mesure d’être autorisé de se livrer à l’ubris la plus complète, la plus absolue de telle sorte – mais je dis là des choses qui me paraissent banales – que le bon peuple attend toujours du roi à la fois les manifestations de la plus grande piété et en même temps l’exercice de la débauche la plus accomplie. C’est quand même une drôle d’affaire ! Et le candidat à la cure se trouvant rencontrer dans son parcours la référence à donner à son propos de ce au-moins-Un ne peut manquer de témoigner de ce qui est à la fois la plus grande rigueur et en même temps dans le champ social toutes les vilenies que l’on puisse imaginer.
Y a-t-il un discours qui ferait qu’il en serait différemment ? Différemment des quatre discours que Lacan a recensés et que nous prenons en compte ? Spontanément on va dire oui, il y en a un.
Il y a évidemment le discours scientifique, sauf que – et c’est l’endroit où un merveilleux travail est susceptible de s’offrir à nous, nous ouvre les bras, des bras tendres et qui vont être fâchés par notre ignorance parce que nous ne sommes pas particulièrement versés dans l’histoire de la science et en particulier dans l’histoire des mathématiques – mais les historiens des mathématiques ont parfaitement recensé ces moments où le créateur ou l’auteur d’une découverte sensationnelle, …pourquoi ils se cassaient la tête comme Poincaré ou comme Cantor ou plus près de nous comme Villani, qui sans savoir comment ni pourquoi – Poincaré c’était en montant sur le marchepied d’un tramway, Cantor ça l’a rendu un peu cinglé et même beaucoup, et Villani lui, je ne sais pas si vous vous intéressez beaucoup à ce type, ça semble l’avoir calmé, il a fait son truc. Voilà c’est réglé. Il a écrit un livre que je vous conseille, où il raconte son parcours intellectuel, et puis maintenant qu’il a fait ça au fond que peut-on faire de plus dans les mathématiques, se faire reconnaître avec la médaille Field ?
Évidemment ce qui est énigmatique c’est que chacun est possédé par le discours qui lui est imposé. De quel endroit ça parle en lui ? De quel endroit son discours s’organise qu’il reprend au titre du je il monte dans le train et il démarre depuis cet endroit-là.
Cet endroit-là nous le connaissons. C’est l’endroit où se situe ce qui lui manque, autrement dit ce qui a organisé son fantasme, sa singularité et il ne peut jamais parler que depuis cet endroit-là.
Ce qui est merveilleux c’est l’accumulation des récits qui vont se mettre à bourgeonner, à fleurir, à développer, à croître, à faire réseau à partir de cet endroit-là et s’il est poète c’est encore mieux mais tout ça raconte la même chose. C’est donc à partir de ce qui lui manque que va s’organiser ce discours qui s’impose au je, à l’émetteur qui va s’en porter comme en étant le responsable
Comment est-il possible que des singularités aussi définitivement séparées les unes des autres arrivent néanmoins à faire commerce entre elles ? Comment se fait-il qu’ils parlent de la même chose et que finalement la chose de l’un intéresse l’autre et que donc ils vont conclure en faisant bon ou mauvais ménage, quel que soit le sexe ; comment est-ce possible ?
C’est là que vient s’insérer ce qui est évidemment essentiel et qui va disparaître avec l’enseignement de Lacan lui-même et sans doute avec le nôtre, c’est-à-dire que nous qui appartenons à une culture tellement évoluée, tellement élaborée, tellement raffinée, tellement décadente etc, nous n’avons toujours pas accepté ce que Lacan est le seul à avoir introduit, c’est que c’est l’ordre du langage qui définitivement nous aliène c’est-à-dire nous délivre cette aliénation qui est celle de notre identité.
Je dois vous dire – je peux me permettre une confidence – que je suis facilement secoué quand je vois des collègues qui semblent complètement ignorer ou se désintéresser de ce qui fait la spécificité de nos références et leur originalité qui reste absolue est toujours récusée et même aujourd’hui oubliée, négligée, écartée, on s’en fout. Qui s’y intéresse encore ? Mais c’est sûrement la découverte la plus sensationnelle que notre espèce est en mesure de faire pour essayer de rendre compte de sa présence sur ce globe.
Alors évidemment nous avons entre nous un commerce accéléré parce que, quelle que soit la langue parlée les objets qui font référence, qu’il s’agisse du nom du père ou qu’il s’agisse de l’objet ces références sont universelles.
Pas l’Œdipe comme les psychanalystes l’ont cherché au départ ; ils ont envoyé des ethnologues et des anthropologues partout dans le monde pour aller voir si chez les primitifs il y a bien de l’œdipe. Il y en a peut-être un qui a zigouillé sa maman, zigouillé son papa, son frère, qui on voudra. Il est évident que ça n’a pas donné grand-chose.
Mais donc notre singularité ne l’est que par les modalités avec lesquelles elle traite le rapport à ce référent et à cet objet, modalités dont c’est sûrement le moment de rappeler qu’elles peuvent être pacifiques mais elles peuvent aussi bien être guerrières, et quand on les interroge elles sont sûrement bizarres.
Lacan avait appelé son groupe Ecole freudienne de Paris, je reviens aux psychanalystes : École ça veut dire qu’on n’a pas affaire à un rassemblement de savants, on a affaire à des élèves, mais le maître lui-même est un élève, avec ses élèves ils sont tous à interroger le même savoir. Freudienne parce que cette interrogation se fait dans la référence à un Nom du père. Lacan n’a pas dit école psychanalytique, psychothérapique, ce que vous voudrez, psychologique, psycho quelque chose. Freudienne, un nom propre. C’est du savoir de Freud dont il est ici question et qui a une particularité qui va expliquer en partie le marasme qui est plus ou moins le nôtre c’est qu’un savoir mis en position maîtresse est forcément toujours assimilé à un savoir paternel parce que c’est lui qui sait les chemins de la jouissance.
Ce qui a quand même une conséquence qui est que Freud dans cette position va donner à la liquidation du transfert – on dit la liquidation du transfert mais c’est la liquidation du père ! – qui va faire de cette liquidation l’accès à une sexualité adulte, attirant ainsi sur lui-même et d’emblée tous les coups, se désignant lui-même comme étant celui qui tant qu’il ne serait pas liquidé condamnerait à la puérilité ses élèves.
Bref il s’est porté comme une victime, nous posant du même coup la question aux uns et aux autres : mais qu’est-ce qu’on attend d’un père ?
Eh bien on attend d’un père qu’il vous donne un nom, qu’il vous nomme, et que ce nom vous phallicise dans le groupe social où avec lui et par lui vous êtes introduit.
Je ne sais pas si Lacan dit ça comme ça. D’un père il dit que c’est celui qui s’occupe des enfants, les nourrit. Une truc assez drôle où le père devient une figure comme ça, l’homme d’entretien, celui qui permet qu’il y ait de quoi manger et que les enfants profitent d’une autorité bienveillante.
C’est curieux !
Est-ce que lui Lacan – Freud c’est tout à fait clair que ce dont il souffrait – et je vous renvoie comme je l’ai fait la dernière fois à son texte sur Le souvenir-écran – c’est d’avoir un père qui n’assumait pas la fonction. Jacob ne lui avait pas donné un nom qui lui permettait d’être légitime dans le milieu social où il était amené à concourir
Autrement dit ce qui était le manque de Freud, le manque pour Freud, le lieu d’où s’organisait son désir, le lieu où son discours s’imposait à lui, c’était le désir d’être reconnu. C’est banal. Mais je ne vois pas non plus pourquoi ce serait extravagant, mais c’est absolument patent. Je veux dire qu’avec son patronyme il était systématiquement éliminé, quels que soient ses talents.
Banal ! Mais c’est néanmoins grâce à son travail incessant, comme Lacan il n’a pas arrêté un seul moment. Il a fini par se faire reconnaître et comme je l’ai déjà dit également grâce à ce type intéressant qui s’appelait Romain Rolland pas seulement parce que dans son prénom il y avait la Rome dont Freud était phobique, pas seulement, mais parce que Romain Rolland prônait une fraternité européenne et où l’identité des peuples ainsi réunis était indifférente aux particularités de l’indigénisme. Voilà, on était tous frères, et ça a été pour Freud une liquidation du transfert sur ce Nom du père, après évidemment quelques erreurs commises mais c’est bien normal quelques lapsus, et il a pu mourir.
Donc pour Freud celui qui faisait symptôme pour chacun c’était cette référence Une dans l’Autre non seulement pour cette étrange association de gardien de la plus grande moralité et en même temps de la perversité absolue. Je ne veux pas me risquer à être méchant mais enfin dans cette association un certain nombre d’entre nous peuvent reconnaître de nobles dignitaires religieux qui ne semblent pas du tout incarner cette sorte de déchirement. Donc Freud a fixé comme finalité de la cure celui qui gardien de la limite du réel gardien de faire limite à la jouissance sexuelle, exigeant son sacrifice était celui qui du même coup était responsable de la névrose des enfants.
Ce qui nous intéresse, tout ceci étant à mon sens des banalités, c’est que ce n’était pas du tout le cas de Lacan. D’abord Lacan ne cherchait pas à se faire un nom. On peut dire qu’il a mené une politique sociale qui aurait plutôt consisté à faire passer son nom pour celui d’un clown. Il a été extrêmement surpris lorsque, les Écrits étant parus leur vente initiale a été de 60.000 exemplaires, ce qui est proprement aberrant. On ne peut pas croire qu’il y avait en France 60.000 intéressés qui avaient un besoin urgent de caler leur armoire !
Combien ont lu ce livre ? Est-il seulement lisible ? Et ce qui est la seconde question est-ce qu’il est fait pour être lu ?
Je me souviens – je l’ai déjà raconté – lorsqu’en 68 Escoffier-Lambiotte qui dirigeait la page médicale dans Le Monde, lui a demandé un article sur mai 68 pour le Journal, il lui a donné un texte qu’il m’a donné à lire et où j’ai remarqué aussitôt qu’il y avait de nombreux paragraphes barrés au crayon, ce qu’il n’avait pas vu. Il prend son papier, le regarde, le fout à la poubelle ! Ce texte a fini par être publié, je ne sais pas où mais vous le savez sûrement. Essayez de le lire avec une question qui je crois n’est pas vulgaire. Pouvait-on estimer qu’il y avait un lectorat possible pour un texte rédigé de la sorte et en particulier à propos d’un mouvement populaire !
La question étant donc, puisque je parlais de savoir s’il avait cherché à faire reconnaître son nom, le fait d’aller à la poubelle était écrit avant, avant qu’il se mette devant son papier.
Ce qu’il aurait voulu c’est qu’on vienne le reconnaître, non pas que lui cherche à être reconnu, mais qu’on le reconnaisse comme s’il n’avait rien demandé, comme si on venait le chercher. Ce qui est évidemment autre chose.
Il y a cet épisode, j’ai dû le raconter aussi, où il était à New York sur la 5ème avenue à marcher aux côtés de Dali qu’il avait rencontré par hasard. Sur la 5ème avenue, Dali, les gens le reconnaissent et le saluent, et notre cher Lacan qui en même temps que Dali répondait pensant que lui aussi on le reconnaissait, le pauvre.
La question du rapport au nom propre est une question que nous-même avons laissée en suspens à propos de l’écrit, et il serait sûrement souhaitable que nous reprenions, à partir de l’article de Foucauld qui a lancé le truc très justement : qu’est-ce qu’un auteur ? , que nous reprenions ce qui a incité Lacan à vouloir dans sa revue des articles non signés sans nom d’auteur. Pourquoi ? Eh bien comme vous aimeriez que je vous le dise je ne vais pas vous le dire.
Peut-être Patrick aura-t-il plus de générosité que moi mais je peux vous dire seulement qu’il y avait un enthousiasme nul pour faire Scilicet. Personne n’avait envie de faire un article sans son nom d’auteur sans la reconnaissance justement.
Donc il y a là une question qui est ouverte. Est-ce qu’un écrit se réfère jamais à un auteur ?
Il y aurait là des considérations cliniques très importantes à faire sur le fait que je ne suis pas sûr que cette clinique malgré Freud ait été bien reprise ; ce que Freud a repris à propos du concept de Durcharbeitung, translaboration. Il y a des patients chez lesquels il ne faut pas interpréter il faut translaborer. L’interprétation ça ne fait rien. Translaborer ça veut dire leur donner le récit qui leur manque comme si chez eux il y avait une carence primaire, primitive, absolue de cette dimension que spontanément nous croyons naturelle et qui est le récit. Chez eux dans leur histoire il n’y a pas le moindre récit ce qui fait que les éléments significatifs forment une espèce de bouillie, d’imbroglio qui ne mène jamais à rien. La question est de savoir si vous allez amener ces éléments en un récit celui que vous allez proposer ce n’est jamais joué d’avance.
Quoiqu’il en soit, ce qui à mes yeux et que je propose aux vôtres est essentiel c’est que Lacan, contrairement à Freud qui invoquant le nom du père passe par ce concept étrange qui s’appelle la castration c’est-à-dire l’interdit porté sur une part de la jouissance. Lacan, lui, désaffecte le signifiant de cette charge pour signifier qu’il n’y a pas d’autre manque que celui qu’opère le signifiant avec la chute, la perte de l’objet. Il n’y a pas là de gardien qu’il soit bienveillant, malveillant, bien intentionné ou non, il n’y a rien que ce qui est le cours naturel du signifiant et qui fait que non seulement il ne t’invite pas à renoncer mais tu peux aller jusqu’au bout parce que n’aie pas peur c’est pas sur l’inceste que tu vas tomber c’est pas ça qu’est supposé protéger l’Au moins-un ; ce sur quoi tu tombes, c’est tout simplement le trou du manque d’objet. Voilà ce que c’est qu’aller jusqu’au bout. Ce trou, ce manque d’objet qui est celui qui spécifiquement t’aliène et te fait parler, celui-là, le tien, celui qui s’est construit pour toi. Et la fameuse passe – je reviens encore une fois là-dessus – c’est la possibilité offerte au candidat de vérifier si effectivement il a approché cet objet qui lui manque et qui fait qu’il va passer sa vie à raconter toujours les mêmes sornettes sauf que le fait qu’en avoir une idée ça peut peut-être le rendre un peu plus alerte et un peu plus libre puisqu’il sait ce qu’il va raconter.
Voilà donc ce que de mon côté j’étais en mesure de vous raconter ce soir et, si c’est pris en compte dans la globalité de ce que j’ai raconté, ça change tout. Aussi bien le narcissisme parce qu’il n’y a rien qui permette de se vanter, que le choix de l’objet puisqu’il n’y a rien qui exige qu’elle soit une, la vraie, il n’y a aucune compétition aucune guerre phallique pour savoir qui a la plus efficace. L’idée d’accumulation n’a aucun sens.
Bref c’est tout simplement l’invitation, l’appel autorisé à une mutation dont il se trouve que nous en avons une idée avec ce qui était la furie de Lacan, et je m’arrêterai là dessus. La furie de Lacan, le côté furieux de voir que ce que chacun de nous entretenait autour de lui, autour de soi, C’était le manque, l’inhibition, le retrait, la peur, le souci d’être correct et conforme, alors que lui-même était déchainé. Il était déchaîné !
C’est sans doute, je peux en faire sans aucune gêne ce qui n’est en rien une confession, c’est sans doute à cause de cet ubris que j’ai eu le tort – c’est ce que ça m’a coûté – de me tenir à l’écart de l’invitation qui m’était faite de participer de façon proche et directe à ce qui était cette sorte de fight quotidien que livrait Lacan, avec l’air de dire : mais qu’est-ce qui vous arrête ? dont je dois dire que pris moi-même dans ce qui s’imposait à moi, où je ne trouvais pas mon aise
Parce que – et je vais quand même conclure là-dessus – le sacrifice du symptôme, en tant que représentant le sacrifice de la jouissance, mais ce sacrifice peut parfaitement vous paraître la condition de la jouissance, que c’est effectivement la taxe, la douane que vous avez à payer pour que la jouissance soit accessible. Et d’autre part qu’est-ce qui vous fait parler de sacrifice. Y a-t-il un thermomètre ou un centimètre de la jouissance qui vous permet de dire : ce coup-là vous en avez sacrifié tant ? Ça n’a évidemment aucun sens mais néanmoins je pense que vous le sentez tous, on est là avec cette mutation que Lacan a opérée concernant la nature du symptôme qu’il a hérité de Freud. On est là au niveau de ce qui a fait fuir les élèves, ce qui ne les empêchait pas d’être de glorieux pervers mais justement c’est ce qu’on venait déranger parce que qu’est-ce que vous avez à en foutre de la perversion dans le cas que je viens de raconter ? Rien, elle tombe si je puis dire d’elle-même.
Donc voilà entre autres ce que je pouvais vous raconter ce soir. Je n’en suis pas content parce que je pense que j’aurais pu aller beaucoup plus loin – pour quelle raison, quelle inhibition je ne l’ai pas fait, je ne sais pas, mais si c’est simplement une étape à poursuivre eh bien tant mieux. Tant mieux.
Voilà pour ce soir. Cher Patrick, est-ce que je t’embarrasse en te tendant le micro ?
P.G.– Cher Charles non tu ne m’embarrasses pas du tout. Je me fais le porte-parole de ceux qui t’ont entendu. Nous avons envie que tu ailles plus loin. On se demande pourquoi tu t’arrêtes et pourquoi tu te retiens, pourquoi tu nous laisses à ce seuil, donc. Mon souhait mon vœu est que tu ailles plus loin là où tu as quelque chose à transmettre et surtout quelque chose à dire.
Bon j’ai trouvé ta conférence très brillante, très troublante de la bonne façon, assez magnifique surtout dans son mouvement dans ton effort qui est peut-être celui qui anime le séminaire que nous faisons ensemble c’est-à-dire d’identifier cette mutation dont tu parles, la porter et l’identifier et la centrer dans le rapport Freud et Lacan.
Alors en effet Lacan a appelé son institution freudienne en disant qu’il ne pouvait pas l’appeler autrement. Il n’a jamais voulu que quelque institution que ce soit s’appelle lacanienne, surtout pas. Il ne voulait pas que son nom propre soit utilisé comme ça, néanmoins il a tenté d’opérer cette mutation par rapport à Freud, y compris concernant la question du père.
Je verrai puisque c’est moi qui parlerai la prochaine fois comment je peux développer un certain nombre de questions de mon côté mais, par exemple pour prendre un des derniers points que tu as développés : qu’est-ce qui nous arrête ? je trouve que c’est assez intéressant quand on prend la question de l’éthique de la psychanalyse de demander au psychanalyste : Qu’est-ce qui vous arrête ? Moi, je pourrais en dire quelque chose à tort ou à raison de ce qui m’arrête et de ce qui m’a effectivement arrêté et je pense que prendre la question par ce biais-là permet ou permettrait d’aller un petit peu plus loin.
Alors quant à ce que tu appelais la fureur de Lacan je dirais sans doute rage, peut-être impatience furieuse et déterminée et je me demande si ça ne touche pas à quelque chose d’interne à la psychanalyse.
Freud a écrit L’avenir d’une illusion. On a pensé que ce qu’il appelait illusion c’était la religion, on a eu tout à fait raison de le penser puisque lui-même l’a dit, mais eu égard à certains propos qu’il a tenus sur cette question on pourrait tout aussi bien soutenir que ce qu’il appelle illusion n’est rien d’autre que la culture ; l’idée qu’on se faisait de la culture, que Freud lui-même se faisait de la culture et de la contribution de la psychanalyse à la culture est apparue à Freud à certains moments comme une illusion mais justement parce que la culture était devenue une illusion, une croyance, plus du tout quelque chose qui était assuré par un progrès mais comme porteuse d’une instabilité d’une négativité, de tendances et de mouvements qui la conduisaient, cette culture, à se développer qu’en se protégeant des processus d’autodestruction qui la traversaient. Toute une partie de l’esthétique que les artistes du XXème siècle ont porté dans leur cœur, fin de la peinture, fin de la poésie, surréalisme du roman, montre bien que la culture n’a pas pu ne pas se confronter à l’autodestruction, à se situer dans cette vérité et en même temps à s’arracher de çà. Peut-on faire de l’art avec de l’autodestruction ? Peut-on faire de l’art avec la destruction de la culture ? C’est une façon pas bonne de formuler le problème mais je crois que ça l’est en même temps.
Ma question qui sera peut-être ma conclusion provisoire ce soir, c’est qu’en est-il de la psychanalyse ? Est-ce qu’elle n’est pas traversée par un mouvement nécessaire d’autodestruction et que par conséquent elle ne peut continuer, se sauver qu’en s’y arrachant ?
En tout cas c’est comme ça que j’ai entendu souvent la phrase de Lacan : « la psychanalyse ne peut se transmettre qu’en se réinventant », pas en continuant, sinon elle est détruite par son propre développement. Elle ne se renouvelle plus et elle se détruit.
Donc cette mutation dont tu as parlé aujourd’hui magnifiquement, c’est aussi la mutation de la psychanalyse nécessairement. Comment ? De quelle façon ? Je crois que nous sommes à peu près tous dans ce type de question.
Je pense que tu ne me contrediras pas si je pose que Lacan au Discours de Rome a posé la psychanalyse comme une bonne nouvelle. C’était une bonne nouvelle pour l’humanité. Il y a d’ailleurs contribué en rappelant comme tu l’as dit la place du langage, mais encore plus la place de la parole : Fonction et champ de la parole et du langage.
La bonne nouvelle de la psychanalyse c’est qu’elle réinstaure avec le sujet la place de la parole. Qui parle ? Que dit-on ? Qui parle en nous ? Ce sont des questions que nous n’aurions jamais formulées de cette façon, si embarrassantes soient-elles, elles ne se seraient jamais imposées de cette façon et dans ces termes si Lacan ne les avait pas formulées. C’est grâce à Lacan que nous pouvons dire : qui parle en nous, qu’est-ce qui s’impose en nous.
Nous essayons de prendre la parole sur une parole qui n’est pas la nôtre. C’est ça que ça veut dire prendre la parole. Nous essayons de nous situer comme nous pouvons là-dessus. C’est grâce à Lacan que nous pouvons dire les choses comme ça, incontestablement. Ce qui fait que comme pour Freud, il y a eu un moment plus négatif, peut-être plus fort et plus tragique chez Lacan, mais au fond la question comment la psychanalyse peut-elle continuer ? Comment peut-elle se sauver d’elle-même, ne pas être elle-même la victime ou la proie de son propre progrès.
Que les psychanalystes soient la proie de leur propre progrès c’est exactement ce que soutient Lacan. Actéon chassant la déesse devient la proie de l’objet qu’il cherchait effectivement à conquérir. C’est ça le problème de la psychanalyse aujourd’hui. Il ne s’agit pas de se lamenter sur les défauts de l’Etat, de l’hôpital, sur le fait que la psychanalyse soit maltraitée plus ou moins. La vraie question c’est pour la psychanalyse, c’est comment pouvons-nous ne pas être dévorés par ce que nous mettons en place et qui porte cet élément de destruction y compris pour la psychanalyse.
Sauver la psychanalyse c’est aussi sauver la psychanalyse de quelque chose d’elle-même. Qu’elle déclenche au titre d’une vérité, qu’elle reconnaît au titre d’une vérité mais qui porte toujours le danger de sa disparition.
C’est la raison pour laquelle je vais dire un mot de ce que j’essayerai de dire la prochaine fois. C’est qu’au fond, ce dernier temps de Lacan, là où il parlait du manque se substitue la question du réel. C’est le réel qui prend la place du manque, avec l’effet désorganisateur du réel, alors que le manque permet d’organiser quelque chose, en particulier le manque d’objet.
Une autre position du langage, c’est effectivement la lalangue ; et puis cette phrase de Lacan qui nous a accompagnés cette année c’est-à-dire que le réel c’est son symptôme, le symptôme de Lacan.
Je crois que c’est autour de cette question du réel, à condition de ne pas faire du réel un objet, à condition de ne pas penser que la reconnaissance de cette instance du réel suppose aucune connaissance du réel et encore moins aucune maîtrise du réel.
Je pense que c’est dans cette direction là que Lacan est allé et que c’est peut-être autour de ça que très prudemment et très intelligemment et sans résignation que nous pouvons reprendre un flambeau
Je dis ça de façon trop allusive mais, cher Charles, mais c’est ce que j’avais envie de te dire en te remerciant.
Ch.M. – Merci Patrick. Nous serons tous dans l’attente de ce que tu voudras là-dessus conclure et qui peut être un initium, un point de départ, cette conclusion, qui ne me semble pas jusqu’ici avoir été très précisément située. Donc merci beaucoup Patrick et on attend le mois de juin.
Transcription : Denise Sainte Fare Garnot
Relecture : Nathalie Delafond