Ch. M. – Je démarre, Patrick
La question que j’apporte avec toi et grâce à toi est de savoir de quelle façon notre rapport au signifiant est prescriptif de nos conduites, indépendamment des partis pris divers que les uns ou les autres nous savons capables de vouloir épouser pour justement répondre aux silences et aux difficultés du signifiant pour nous conduire.
Je partirai, j’organiserai ce soir ce que j’essaie d’avancer sous trois rubriques
La première c’est que l’une des conséquences de notre rapport au signifiant est, que nous le voulions ou pas, que ça nous convienne ou pas, que ça nous transforme en insurgé ou pas, la première, ce que je retiens comme première action du signifiant est de nous diviser nous les parlêtres en maîtres et en serviteurs. Cette division trouve son apparente, son imaginaire justification dans la dévolution de l’insigne phallique qui serait donc le privilège du maître. Ce qui m’a toujours intrigué et même à l’occasion ému c’est que Lacan tenait beaucoup à cette division, c’est-à-dire qu’à une époque qui était, je dirais, heureusement démocratique et républicaine, il était un farouche soutien de la division des parlêtres en maître et serviteurs pour guère d’autres motifs apparemment que justement la fidélité, l’obéissance par le maître lui-même aux règles qui s’imposaient à partir de notre dépendance à l’endroit du signifiant. Il y a toujours une scène qui m’a frappé et que Patrick assurément connaît bien ou bien Christiane c’est la vision en entrant dans la salle où se tenait le séminaire la vision de notre amie Solange, elle s’appelait Solange Faladé, porteuse de l’énorme valise qui à cette époque contenait l’appareil enregistreur et qui allait donc recueillir le propos de Lacan. Solange était la petite fille du dernier empereur du Dahomey. Elle était en France pour des raisons qui tenaient à la fois à l’enseignement et à une carrière qui l’attendait dans les milieux gouvernementaux et je ne sais pas très bien par quel guet-apens elle s’est retrouvée sur le divan de Lacan. Mais il était donc permis à chacun d’entre nous de voir comment la princesse transportait la valise de Lacan et de quelle façon manifestement il y trouvait une satisfaction particulière que j’imagine liée au fait de montrer comment dans notre période, socialement et spirituellement agitée, le vœu d’être serviteur pouvait être prévalent et sembler source de jouissance plus assurée que celui d’être un maître.
Je dois dire que le résultat de l’opération pour ceux qui étaient proches de l’affaire a pu ne pas sembler heureux, y compris pour Solange puisque ce résultat s’est conclu sur ce qui, semble-t-il, a été chez elle, je me permets de le dire parce que ça fait partie de ses problèmes qu’a été pour elle non seulement marquée par la déception, la souffrance mais en tout cas cette situation m’a semblé à retenir et illustrer sur le mode négatif ce qui a été la réaction d’un certain nombre d’élèves dont j’ai déjà parlé et qui constituait le staff le plus brillant qu’on puisse imaginer. Je veux dire Aulagnier, Laplanche, Valabréga, Rossolato, Pontalis, Smirnoff, Granof, ont sûrement constitué le staff le plus brillant d’élèves formés par Lacan et qui s’en détachèrent pour des raisons qui tiennent justement à cette question que je suis en train d’aborder c’est-à-dire ce qui était le refus décidé de Lacan de se prêter au jeu possible qu’impliquent des rapports d’assistance et de familiarité avec les élèves pour toujours marquer avec eux une séparation, un clivage et qui, je dirais de façon régulière en quelque sorte ne leur permettait pas d’accéder hors de leur statut, ce qui, je dis bien, a eu ces conséquences que j’ai évoquées il y a un instant et qui a eu pour prix, il faut bien le dire, un double prix d’une part pour Lacan et sans aucun doute un appauvrissement du milieu sur lequel il prenait appui et qui validait sa position dans la cité et pour les élèves leur affadissement et la déception qu’on a pu ensuite éprouver à voir leur cheminement.
Il se trouve que pour des raisons de familiarité j’ai vu comment s’est fait le dictionnaire de psychanalyse, je l’ai déjà raconté mon ami Laplanche et Pontalis, Valabréga qui était un humoriste les appelait lapisse et pantalanche. Ça fait rire, j’espère … pas tellement mais j’ai vu comment s’est fabriqué ce bouquin et comme à l’époque j’avais – je ne sais pas comment qualifier ça – des préjugés favorables, j’étais très surpris que l’état d’irresponsabilité avec lequel nos deux amis ont pu faire ce bouquin, de même que ensuite j’ai été – je l’ai déjà maintes fois raconté – blessé de voir mon ami Laplanche diriger une traduction des œuvres complètes de Freud qui est un repoussoir définitif pour les étudiants, je veux dire que non seulement un repoussoir mais c’est mauvais sous prétexte d’exactitude on n’y comprend rien du tout et c’est une réaction directe à ce qu’il jugeait être l’interprétation beaucoup trop libre à leurs yeux sinon fantaisiste que faisait Lacan de Freud et qu’il convenait de revenir à la très prosaïque réalité.
Une remarque encore mais qui concerne Freud cette fois sur cette question mais qui est rendue vivante nous le savons dans son analyse du cas Dora puisque la question essentielle pour l’hystérique est la question du siège, du dépositaire de la maîtrise, tout le monde se souvient de quelle façon elle a traité Freud comme un serviteur que l’on renvoie avec un certificat de mauvais emploi.
Je ne sais pas, Patrick, si tu as envie d’intervenir sur ces considérations qui ont un autre intérêt qu’anecdotique qui me paraissent mériter notre arrêt un instant sur ce qu’il en était su symptôme de Lacan puisque c’est le thème de notre réunion
P.G. – Oui on peut dialoguer. Comme Freud l’écrit lui-même il s’est trouvé “congédié” par Dora. Je crois de mémoire que c’est le mot qu’il emploie. Freud en a été mortifié, plus que ça ; il a quand même tenu à l’écrire. C’est-à-dire qu’il a fait de cela une transmission dans laquelle il réussit malgré tout à se situer comme sujet en même temps, ce qui fait que nous pouvons avoir du plaisir à lire l’analyse de Dora en y repérant les embrouilles, les pièges dans lesquels Freud s’est laissé entraîner etc. mais malgré tout en en tirant un intérêt et un enseignement de savoir s’être fait piéger, sûrement dans son identification au père ce qui est un sacré problème, celui du rapport entre le père et le maître. On doit ça à ?
Je ne veux pas faire trop de court circuit mais puisque tu me donnes la parole, si Lacan insiste tellement sur le fait de dire que le réel c’est son symptôme est-ce que l’on peut dire que dans ce qu’il avoue, confesse de ses erreurs, Freud quand il parle de l’Homme aux loups et de Dora il fait état de son symptôme, de son réel en faisant le pari que ce réel, assurément, son réel d’homme père embarqué là-dedans va suffisamment être symptomatique dans sa surdétermination pour que ça puisse inscrire quelque chose de fait et en même temps fasse transmission.
Effectivement, après coup, ceux qui, de façon honnête considèrent que Freud s’est fait piéger etc. se situent bien dans cette transmission sauf quand ils pensent qu’ils auraient fait mieux que Freud ce qui n’est pas évident.
Ça c’est ma première remarque.
Quand Lacan dit : mon symptôme c’est le réel, est-ce qu’il dit quelque chose de la transmission de la psychanalyse ?
C’est comme ça que je ferai écho à ce que tu dis en y ajoutant, mais je crois qu’il faut que nous nous écoutions un peu plus, en y ajoutant au fond jusqu’où l’alternative maître serviteur est-elle pertinente pour parler de ce dont nous parlons.
J’ai connu quelqu’un qui a fini par éditer une partie des séminaires de Lacan tout le monde voit de qui je parle, qui à la suite d’un entretien avec Michel Foucaud, Foucaud s’étonnait que cette personne ne soit pas plus créative et ne se lance pas dans ses fonds et Foucaud disait que la réponse de son interlocuteur était : « J’ai toujours voulu être le serviteur d’un maître ». Foucaud m’a raconté ça dans les années 70 je ne sais pas s’il le dirait encore, en tout cas. On voit bien les effets de ça. Serviteur, mauvais serviteur du coup le maître n’en était plus un.
Est-ce que le signifiant maître est une bonne alternative au signifiant serviteur ? Je pense effectivement que ça pose la question de ce qu’est un maître, bien que Lacan ça m’a beaucoup choqué mais je ne suis pas le seul c’est pour ça que je me permets d’en parler. Dès “Fonction de la parole et du langage” Lacan posait l’analyste comme un maître, maître de la vérité, ce qui à l’époque m’avait assez choqué, il faut bien le dire, parce que à tort je n’avais pas pris Freud pour un maître ou du moins l’idée que je me faisais d’un maître n’était pas concordante avec la place où je mettais Freud effectivement, mais c’est vrai que Lacan a assumé cette place dont il s’est écarté parce qu’il y a le discours du maître, de l’analyste et de l’hystérie entre eux deux pour à la fois nous transmettre que rien ne se transmet en dehors du transfert et quand tu évoquais tout à l’heure ces collègues d’une autre génération, Lacan très explicitement dit : « On ne pourra me suivre qu’à passer par mes signifiants » Il y a vraiment ce mouvement, ce désir, pourquoi pas, que ceux qui le suivent éventuellement s’en écartent soient obligés de passer par ses signifiants. Ton ami que tu citais, Laplanche, en est la preuve parfaite parce que en voulant garder le signifiant du grand Autre qu’il doit effectivement à Lacan et d’une certaine façon détourner ce signifiant dans l’usage qu’il en fait finalement il s’embrouille complètement. On peut penser que s’il avait suivi ce que Lacan avance autour du grand Autre il aurait peut-être pu être un peu plus loin et ne pas chercher désespérément à rabattre Lacan sur Freud, parce que c’est quand même ça qui se passe. Voilà, je m’arrête sur ce point, je te repasse la parole. Tu vois que ce que tu dis n’est pas sans provoquer des échos en moi.
Ch.M. – J’ajouterai à ta remarque la suivante c’est que si je dis que le maître est une création de l’hystérique c’est simplement une variante de cette formule – je ne me souviens plus de la formule exacte – qu’elle a besoin d’un maitre sur lequel régner et que nous avons laissé, me semble-t-il, cette question essentielle, je dirais, tomber. Pourquoi je n’en sais rien mais ça a sans doute à voir avec la question elle même. C’est-à-dire que je ne crois pas qu’on puisse trouver aujourd’hui d’observation d’hystérique et de modalité de cure d’hystérique et que toutes les belles hystériques de Charcot et de Freud ont disparu. Ce qui nous appauvrit sérieusement.
Donc la question du lieu d’où s’exerce la maîtrise et la façon dont un maître se fabrique est une question qui est restée d’autant plus en suspens que dans ce qu’il en était jusqu’à une époque récente le rapport au père et à la filiation est venu se substituer la façon moderne de fabriquer des maîtres c’est-à-dire l’enseignement et que nous retrouvons – je crois que je peux l’avancer sans être excessif – dans cette procédure de fabrication des maîtres par cette procédure, tout l’érotisme qui anime en même temps la jouissance de l’élève et le sacrifice du maître, de l’enseignant, toutes choses que tu connais mieux que moi et que tu pourras si tu le juges bon, mieux démentir que moi ; d’autant que sur cette question de la fabrication du maître moderne se renouvelle à nous tous le pourquoi enseigner et c’est une question qui mérite d’être adressée à Lacan directement. C’est-à-dire que lui qui témoignait de son désaveu du confort social ordinaire qu’est-ce qu’il allait foutre à vouloir enseigner ?
Qu’est-ce qu’il en attendait ? Qu’est-ce qu’il voulait et pour reprendre ce que tu disais pour transmettre mais quoi donc ?
La place qu’il occupait à cet égard me paraît une place intéressante parce que je crois qu’on peut facilement soutenir qu’il occupait la place de l’exception, la place de l’au-moins-un. Ce qui a une conséquence immédiate c’est venant occuper le champ de l’Autre, de radicalement le féminiser. Je veux dire que ce qui m’a volontiers frappé chez lui dans les approches que j’ai pu avoir c’est justement cette féminisation qui ne manquait pas d’horripiler Sylvia, par exemple. Pas seulement elle et c’est ça qui était le plus marrant, dont il était parfaitement averti. C’était pas pour lui un problème, c’était pas pour lui un… ?
Quand on connaît son parcours on a envie de dire que cette place a précédé son exercice psychanalytique même et au fond il a toujours été plus ou moins comme ça, mais la question étant à partir de cette place-là qu’est-ce qu’il attendait de la part d’élèves dont il barrait systématiquement l’accès qui leur aurait permis d’engager avec lui un travail collectif. Il n’y a jamais eu le moindre travail collectif opéré par Lacan et – toujours pour l’anecdote pour alléger un peu peut-être faut faire comme les bons enseignants alors on raconte des histoires un peu drôles – eh bien j’avais pris une initiative parce que à l’École freudienne je n’ai jamais rien enseigné, j’avais un groupe de lecture de Lacan, je me contentais de faire l’apprenti talmudiste : il y avait 80 ou 100 personnes pour lire ensemble Lacan, ce qui n’est pas toujours évident et donc pour essayer de me faire valoir un petit peu et qu’on ne me prenne pas pour le serviteur n° X de ses élèves j’avais pris l’initiative de faire un groupe de contrôle collectif. Ça allait dans mes cordes parce que c’était partageux l’un de mes défauts c’est toujours d’avoir été un partageux. Il me semblait bon de partager avec un certain nombre de gens et ce groupe a eu un vif succès.
Des années plus tard j’ai rencontré des gens qui y avaient participé et qui en parlent comme d’une chose qui etc.… Eh bien, quand Lacan informé par ma chère amie Solange a appris les frasques auxquelles je me livrais, il est entré dans une colère remarquable, plus ou moins simulée mais ça n’a pas d’importance, une colère tout de même et qui avait l’intérêt suivant :
Pour s’opposer à ce que je faisais, il ne s’agissait pas d’en parler avec moi, je n’étais pas d’un accès difficile mais il m’a témoigné en public et en présence de ce groupe une réprobation tellement vive, une opposition tellement souveraine, un tel dédain pour ce genre d’entreprise, je dis bien quelques mots, non il ne s’agissait pas d’échanger quelques mots, c’est-à-dire d’en parler comme des gens qui seraient situés dans le même espace, non il s’agissait je ne peux pas le dire autrement de me “gronder” comme on gronde un enfant au nom d’une autorité qui n’a pas besoin de s’expliquer ou de se verbaliser pour dire que ça va pas, que c’est pas ce qui convient ou que c’est ce qu’il redoutait. Je ne m’étale pas là-dessus. C’est pas ça le problème. Le problème c’est à propos de la division entre maître et serviteur. La question : tu enseignes mais tu enseignes pourquoi ? Des élèves ? C’est pour les maintenir dans le statut d’élèves, des collaborateurs, tu n’en veux pas, tu es seul et tu entends le rester, alors qu’est-ce que tu fabriques ? Et là-dedans où est ton plaisir ?
Après tout si c’était l’amour de la psychanalyse il avait d’autres moyens d’en témoigner.
Alors ce que je sais aussi – j’espère que ça va me laver de l’opprobre que je disais à l’instant – j’avais été membre du jury de la thèse de notre amie Catherine Millot et je me retrouvais à la Sorbonne bien sûr avec des gens sympathiques et éminents comme Yves Bonnefoy et Chatelet et je me sentais un peu à l’étroit parmi ces personnes tout à fait honorables ; sa thèse était sur « Freud anti-pédagogue ». Pour quelle raison je n’en sais rien mais je me suis montré un brillant membre du jury. À la sortie c’était chouette quand même alors que nous allions au Bistrot d’en face c’est-à-dire au Balzar pour prendre un verre Lacan a pu dire que contrairement à Freud lui au moins il réussissait ses analyses, me désignant là, n’est-ce pas ? Façon de procéder puisque comme on le voit je n’avais aucun mérite à avoir été brillant, je ne faisais que le devoir de répondre au traitement qui m’avait rectifié, qui m’avait corrigé. C’est ça Lacan, je le dis et j’espère qu’on l’entend sans aucune évaluation dans quelque registre de qualité ou d’évaluation de mœurs qu’on voudra. C’était comme ça.
Je n’évoque tout ça que parce que le thème de cette année c’est le Symptôme de Lacan et on viendra à la question du réel bientôt. C’était comme ça et c’était intéressant et même sa vindicte contre mon contrôle collectif, non seulement ça ne m’a pas nui en réalité je m’en foutais plus ou moins, ça oblige à réfléchir, mais c’est pas le sujet
Ce soir puisque la seconde contrainte que nous subissons de notre rapport au signifiant c’est l’application de cette division sociale entre maître et serviteur à ce qui est donc la séparation des sexes. S1 et S2 qui dans ce cas prennent valeur de signes plutôt que des signifiants et qui mériteraient de nous interroger S1 et S2 sur l’assertion que la femme n’existe pas puisque après tout S2 lui confère bien son unité. Je prends une créature que l’on voudra, quelconque et qu’à partir du moment où c’est pour moi S2 qui la nomme c’est bien à ce moment-là une femme. Je ne dis pas la femme bien sûr puisqu’il n’y a pas en l’Autre de réel qui viendrait organiser l’unité des éléments, donc il ne s’agit pas de la femme mais une femme assurément et serait-elle imaginaire, elle n’en est pas moins présente dans le champ de la réalité.
L’intérêt me semble-t-il de cette interrogation est que dire, comme il le fait, et qui est une assertion lourde que la femme n’existe pas veut dire du même coup que l’existence ne tient qu’à la présence dans le Autre de l’au-moins-un et c’est lui qui assurant le statut des unités signifiantes, des noms, en tant que c’est lui qui fait de la femme une in-nominée, c’est-à-dire quelqu’un qui, comme habituellement l’Etat Civil s’amuse à le faire attend d’être nommée, de recevoir un nom pour avoir le droit de paraître avec légitimité dans le champ des représentations.
Donc cette assertion qui me semble, ce n’est nullement de l’ordre d’une critique quelconque c’est de l’ordre d’une interrogation et qui se trouve activée d’abord par la religion qui fait que pour la religion la femme serait-ce au titre de la femelle, autrement dit celle sui est chargée de la procréation est une représentation iconique de la sainteté, cette femme est dûment fondée en existence, serait-elle plus au service de son créateur que de son époux d’occasion, ça fait partie du mythe religieux, ce n’est absolument pas gênant mais en tout cas il est bien évident que la religion fait exister la femme même si justement de ne pas être construite à partir d’un réel tout lui est permis, ce qu’elle ne manque pas de faire savoir et d’appliquer.
Si quelqu’un n’a pas froid aux yeux, c’est bien elle. Mais religion mise à part, il existe cette invention un peu triste qui est le mariage laïque, le mariage civil, il existe une manifestation de appariement c’est-à-dire à chacun sa chacune ainsi en décide la cité et qui n’est pas moins actif que le précédent et avec pour preuve s’il en fallait une, le fait que si l’infidélité du conjoint est en général aussi mal supportée c’est que du fait de cette existence qui ne tient qu’à cet appariement, l’infidélité fait que cette existence féminine se trouve ainsi soudainement niée et dissoute. On ne voit pas autrement pourquoi l’infidélité conjugale, celle qui vient du mari est vécue comme un meurtre.
J’ai un troisième point qui va aborder la question du réel mais Patrick tu as peut-être envie d’intervenir sur ce que je suis en train de poétiser ?
P.G. – Oui enfin dialoguer un petit peu; je m’accorde à ce que tu disais de la position de Lacan tout en rappelant ce qui rendait le travail collectif assez difficile effectivement. J’aurais beaucoup de choses à en dire historiquement mais c’est peut-être pas le moment de parler.
Ch.M. – Tu as essayé donc ?
P.G. – Oui. Je ne vais pas tout à fait répondre à ce que tu disais. J’ai vécu le moment 74 dont le département de psychanalyse de Vincennes qui s’était d’abord fondé sur l’incompatibilité des discours et donc comment être comme psychanalyste à l’université et comment parler de la psychanalyse sans l’enseigner, paradoxe qui était porté par l’air du temps. Brusquement à la suite du changement d’enseignants, un autre mot d’ordre est venu au jour, c’est-à-dire : enseignez la psychanalyse et ça a été le triomphe des enseignants une diffusion des Écrits de Lacan pour ne pas parler de sa parole et le prix payé a été une façon mauvaise d’affronter le paradoxe de “la psychanalyse s’enseigne et de la psychanalyse ne s’enseigne pas”. En français tous les enseignants ont une position d’enseignants professeurs et poussait ceux qui étaient psychanalystes à ne surtout pas enseigner c’est-à-dire à ne pas parler.
Or justement je crois que Lacan, avec toute la force et les questions que ça pose, n’a pas cessé de parler. Son séminaire bien sûr c’était un enseignement mais c’était tout à fait autre chose. C’était la mise en jeu de sa parole donc d’un transfert, d’une façon ou d’une autre. C’est pourquoi je me suis tellement accroché à ce dire de Lacan : le réel c’est mon symptôme
Est-ce que vous êtes d’accord avec moi ? Est-ce que je fais ce que je dis ?
C’est-à-dire une transmission et l’invite à ce que ses auditeurs ne soient pas simplement des élèves mais soient des auditeurs, c’est peut-être trop dire soient des analystes ; il y avait beaucoup d’analystes à l’écoute de son séminaire, enfin qu’on l’écoute autrement que comme un enseignant.
La définition du réel par Lacan à ce moment-là et la manière dont il a effectivement soutenu la révision de ce concept me semble inséparable du fait que Lacan n’a pas cessé de parler, de dire jusqu’au bout et son réel c’est le réel de quelqu’un qui n’a jamais voulu se taire bien qu’il ait réfléchi à l’économie de sa parole.
Alors je pense ou je crois, ce n’est pas forcément une pensée, je crois que c’est pour cette raison que au fond, il a toujours souhaité tout en s’en plaignant garder la maîtrise de ses signifiants, c’est-à-dire pouvoir savoir ce que voulait dire l’autre, de l’objet a de dire toute son organisation signifiante qu’il a transmis écrit de façon tout à fait claire mais enfin ça pouvait aussi vouloir dire autre chose parce que justement il n’avait pas fini d’en parler, il n’avait pas fini d’en dire et donc à ce titre il a objecté debout et par sa parole à tout ce qui est la pente universitaire c’est-à-dire faire un dictionnaire bon ou mauvais c’est-à-dire se heurter à la difficulté de la définition, de se heurter à la difficulté de la transmission de certains termes qui existent et tout à fait nécessaires. Pour ma part c’est pourquoi je suis resté à l’Université.
Ce qui fait que dans les séminaires de Lacan, il y a sa parole, sa recherche son énonciation et puis il y a des fragments de séminaire je pense au séminaire sur “le transfert” où il refait le point sur la notion de transfert, il y a quatre pages et c’est le meilleur exposé sur le transfert que je connaisse. En quatre pages, résumé, exposition, clarté
Il y a eu tout ça.
Il voulait garder la propriété de ses signifiants ce qui est tout à fait normal, je trouve, quand on est dans sa position. Il s’opposait à ce qu’il appelait lui-même la poubellisation, la mise au rebut, la réduction à l’état de déchets mais c’est pas du tout une position narcissique, je ne suis même pas sûr que ce soit une position de maître. Je pense que c’est plutôt une position d’énonciation.
Le maître ordonne. Est-ce qu’il parle ? Est-ce qu’il a un dire ? C’est une sacrée question.
Aujourd’hui ceux qui ont monopolisé le dire d’abord sont les journalistes, ils se présentent comme des pseudo-maîtres. Les maîtres ont plutôt du mal à se faire entendre. Dans le registre politique, plusieurs se battent effectivement entre eux.
Donc par rapport à l’impossible, je pense à la thèse de Catherine Millot s’appuyant sur Freud sur les trois impossibles enseigner, guérir, analyser. Lacan a relevé le défi d’une façon totalement différente de celle de Freud. En tout cas, c’est ce que je dirais ce qui ne veut pas dire que Freud n’y a pas risqué sa peau ou son âme, pas moins que Lacan mais de façon totalement différente.
Je me tais là-dessus.
Ch. M. – Je te remercie. Ce que tu évoques est tout à fait important. Moi, je pense que après toi, il savait tenir une de ces vérités jusqu’ici enfouie maintenue par la culture, une vérité essentielle surtout lorsqu’elle est adressée à des jeunes et qu’elle leur dit : tu n’es qu’un parlêtre et ce qui te parlêtre tu ne le sais pas ni ce qui t’agis. Si tu veux le savoir il faut en payer le prix. C’est sans précédent d’autant qu’à aucun moment il n’hésite à se l’attribuer à lui-même c’est-à-dire c’est avec mon petit bout d’inconscient que je vous raconte tout ça, autrement dit ne croyez pas que je sache ce que je suis en train de faire. Je suis comme vous, je suis parlé et je crois que c’était sa façon de rendre hommage à Freud, sa façon à lui et de tirer des conséquences à la psychanalyse.
Ce problème que tu évoques de l’enseignement je n’ai connu à Vincennes que latéralement et pour des tâches qui m’étaient commandées, pas très agréables puisque c’était de l’ordre du balayage Il fallait que j’apporte un balai et une poubelle et crois-moi c’était pas la joie. Ce n’était pas la joie non plus d’être l’employé que l’on juge apte pour ce genre de besogne.
Bon, mais tu t’en souviens c’était notre ami Leclerc qui avait fait de Vincennes son pré carré. Bon tout ça ne nous instruit peut-être que sur deux points sur lesquels je vais terminer, je vais m’arrêter et qui montrent que le symptôme de Freud n’était pas celui de Lacan et de ce qui a été du même coup la difficulté interne aux freudiens de suivre Lacan. Lacan pour eux comme le scandale pour eux opposé à Freud puisque je ne crois pas être abusif en disant que pour Freud, ce qui faisait réel, c’est-à-dire ce qui faisait interdit puisqu’il n’avait pas notion de l’impossible sauf son propre symptôme qui n’était pas rien puisque c’était l’impossibilité d’aller à Rome, comme il le dit une légère phobie. Il avait une légère phobie intéressante tout de même, eh bien ce qui était l’agent de l’interdit porté à la jouissance c’était le père et que celui-ci étant retrouvé, célébré, fêté, vilipendé, démoli, ridiculisé, vendu dans la cure, eh bien il convenait d’en tirer les conséquences c’est-à-dire de liquider cette présence, cette référence défensive et en même temps infantilisante puisque Freud s’étonnait du caractère puéril des “adultes” auxquels il avait affaire.
Ce que Lacan va apporter et qui est évidemment le grand truc dont je dirai que même dans mon association les idées ne sont pas claires là-dessus et chez les meilleurs concerne le fait que l’impossible c’est-à-dire ce qui se récuse à toute nomination, cet impossible est constitué, soutenu par un trou. Nous basculons dans la topologie, référence supportée par un trou qui est celui de la lettre, de la lettre en tant que définitivement etc, etc. elle manque ou bien c’est l’introduction sur “la lettre volée” c’est la lettre abusive qu’il ne faut pas puisque elle est le support d’amours interdites et qui ne ferait que faire offense au Roi.
Et cette mutation du Un représentatif de l’instance paternelle au a représentatif de la lettre s’avérant donc essentielle aussi bien pour la liquidation du transfert que pour la libération d’un désir qui devient dès lors une exigence éthique et qui est capable de rendre furieux comme Lacan l’était lui-même – fou furieux et stupide à l’occasion et c’est comme ça – et donc le complément de la mutation culturelle que j’évoquais tout à l’heure, son support topologique et dont les conséquences sont absolument décisives.
Il y a un texte que tu as, dont tu t’es servi si je me souviens bien la fois dernière, ce texte effarant de Lacan qui a été publié très tardivement, en 1979 dans je ne sais plus quel canard et qui s’appelle “Joyce le symptôme”. Il faudrait si tu le veux que nous convenions de mettre ce texte à l’étude. C’est un texte, je n’hésite pas à le qualifier de psychotique c’est-à-dire que c’est un texte qui ne supporte aucun auditeur et aucun lecteur. C’est-à-dire que au moment où il s’agirait de réaliser un discours qui ne serait pas du semblant c’est-à-dire un propos infiltré de toutes ces lettres qui chutent au cours de toute articulation et qui se trouvent ainsi porteuse à chaque fois de la vérité eh bien la réussite de ce qui ne serait pas du semblant supprime le discours. Il n’y a plus d’interlocuteur et c’est pourquoi le lire ou étudier ce texte, pour peu qu’on somnole un peu en le lisant on se déplace dans la folie, on se déplace dans la psychose, on passe ailleurs si on n’est pas vigilant.
Avec Finegans wake il nous dit que ça fout toute la littérature en l’air, c’est de la blague, ça n’a rien foutu en l’air du tout. La littérature se porte bien, le poids du papier imprimé ne cesse d’augmenter c’est une blague de dire une chose pareille et je voudrais connaître, à part quelques fanatiques illuminés, surtout qu’il faut lire en anglais bien sûr le nombre de lecteurs qui ont reçu Finegans Wake et le passage de Dubliners à Finegans wake est hallucinant. On voit bien qu’on passe dans un autre monde. Alors que Lacan à la fin ne trouve pour exemple justement que de ce qui serait une correction à la castration, au semblant il ne trouve que le Joyce de Finnegans wake et que lui-même y réponde par un texte qui en est l’égal dans sa texture dans sa fabrication etc. je crois que à mon sens c’est l’illustration que sa recherche ultime le laisse, une fois encore tout seul sauf nous deux qui, si tu y consens, allons le suivre ligne à ligne. C’est un travail de forçat avec des éblouissements et des effondrements tout à fait caractéristique de la psychose.
Puisque légitimement tu reviens toujours sur la question du réel il a voulu faire comme les mathématiciens c’est-à-dire le faire entrer dans le calcul. Ça ne peut pas se dire mais ça peut s’écrire et si ça peut s’écrire, ça peut se calculer et donc on a les nœuds etc. dont je m’empresse de dire que malheureusement la déception de ce qu’il en apporte concernant Joyce mais je reviendrai sur ce point.
Catherine Millot raconte qu’il lui aurait montré un jour un petit gribouillis et il lui aurait dit : tiens, c’est ton nœud ; image audacieuse assurément. C’est dommage qu’elle ne l’ait pas produit, non seulement sa combinaison nous intéresse mais nous intéresse aussi si c’est le cas et alors ? Donc tout ça se termine par Joyce le symptôme, ce qui est le symptôme là-dedans c’est le nom de Joyce, c’est lui qui fait symptôme parce qu’une telle écriture ne peut se référer à aucun auteur ni à aucun lecteur. Un auteur n’existe pas s’il ne suppose aucun lecteur de ce qu’il produit.
Le nom propre comme symptôme, c’est une question d’actualité, une question intéressante. Je racontais un truc que l’intéressé lui-même ne raconte pas par modestie qui m’étonne mais il avait proposé à son gendre que les séminaires paraissent sous leur double nom et comme tu l’as évoqué tout à l’heure, l’intéressé a préféré se voir dans un personnage mythique qu’il affectionnait et qui n’est pas modeste puisqu’il s’agit de Énée portant Anchise sur son dos. Ce que nous avions donc à faire dans cette histoire, nous ne le savions pas, je t’en informe, nous avions affaire à Énée lui-même portant Anchise sur son dos avant d’aller fonder Rome bien sûr etc.
Mais pour nous ce qui est intéressant c’est que Lacan ait pu faire cette proposition. Ça n’aurait pas été sans conséquence.
Dans la série des anecdotes comiques, ce soir, j’ai fini
Patrick, tu souhaites ajouter quelques remarques ?
P.G. – Ajouter sûrement pas mais m’exprimer dans ce que tu appelais tout à l’heure notre dialogue à deux. Nous sommes deux avec Lacan ça fait trois si on ajoute Joyce ça fait quatre c’est pas plus mal.
Je me proposais de dire quelque chose du texte de Lacan Joyce le sinthome mais je trouvais ça à la fois tellement difficile parce que finalement c’est la langue de Babel tu lis une phrase tu trouves cinq ou six langues, Lacan lui-même le dit et il y a une espèce de confusion babélisante et créatrice dont on pourrait peut-être trouver des échos intéressants ; Lacan a toujours souhaité comme il le disait un discours sans parole. Il l’a cherché dans la logique, il ne l’a pas trouvé comme il l’entendait et ensemble on pourrait se demander si ce discours sans parole tu dis ça très, très bien mais il l’a cherché chez Joyce tout en se demandant si Joyce était psychotique ou pas. Donc il y a là… spécifiquement. C’est un discours qui aspire à ne recevoir aucun fondement que lui-même dans une espèce de boucle qui exclut toute référence sinon le texte lui-même où effectivement l’assertion et la parole se trouvent
Je dis ça très prudemment. Il y a là une portion de jouissance avec des énigmes de la jouissance c’est-à-dire est-ce que l’excès de la jouissance peut se prévaloir d’un accès à quelque chose. Le fantasme de tout excès de jouissance c’est qu’elle vous ouvre une porte et qu’elle vous permette d’accéder à quelque chose qui pousse à des extrêmes et à des impossibilités.
Tout à fait d’accord sur le désir et l’exigence éthique.
Je le situerais chez Lacan et aussi bien chez Œdipe. Tout Œdipe à Colonne c’est une façon de soutenir son désir, radicalement, je dirais et très fortement.
Une question à laquelle je n’ai pas de réponse quelle est la différence entre la théorie freudienne de l’inconscient et la théorie lacanienne de l’inconscient ?
Si je dis que je n’ai pas de réponse, ça ne veut pas dire qu’on ne peut rien en dire mais au fond j’aurais du mal à poser complètement la différence.
Quant à ce que tu disais concernant l’interdit et l’impossible entre Freud et Lacan en effet on peut dire aujourd’hui qu’il n’y a plus d’interdit mais l’impossible n’est plus impossible puisqu’on s’autorise à faire n’importe quoi. Il y a une espèce de subversion de l’impossible au moment-même où on le nomme.
Feud effectivement a été porté par cet interdit de son père de se rendre à Rome et il en a parlé.
J’ai trouvé, c’est une lecture de cette semaine, chez Freud la remarque intéressante dans la correspondance avec le pasteur Pfister ce ne sont que des lettres sur l’éthique entre ces deux hommes. On y voit des propos de Freud que je trouve assez amusants.
Pfister demande à Freud : moi qui suis pasteur est-ce que je peux être psychanalyste ?
De quoi parle-t-il quand il parle du complexe paternel ? Eh bien, c’est de la nécessité de gagner de l’argent, pour racheter d’une certaine façon autrement les fautes du père qui avait voulu gagner de l’argent et avait eu des mésaventures en Angleterre ou ailleurs. C’est-à-dire il y a un mouvement chez Freud de faire un pas de côté en relative connaissance de cause puisqu’il nomme lui-même ce dont il s’écarte.
Est-ce qu’on peut trouver la même chose chez Lacan ? Bon, je ne sais pas parce qu’il y a tellement de textes de Lacan qu’il y a forcément quelque chose qu’on n’a pas lu ou pas compris. Bref, aucun doute.
Mais je ne dirais pas la question père chez Freud et Lacan, ce serait très intéressant en reprenant le texte de Joyce de voir si toi, bien sûr et moi peut-être nous pouvons pousser les choses un peu plus loin. À suivre donc
Ch.M. – Merci. Très bien. Pendant ce temps-là l’aiguille a tourné. Il est manifeste que vos paupières avec beaucoup de délicatesse sont en train de se clore et marquent le fait que pour ce soir c’est bien comme ça et nous allons voir si les rêves de la nuit sont susceptibles de nous apporter quelque émotion concernant ce que nous avons grâce à Patrick brassé ensemble ce soir.
Donc, bonne soirée et à la prochaine fois.
Transcription par Denise Sainte Fare Garnot