Sém. La logique du fantasme : Leçons 19 à 24
09 septembre 2004

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CHEMAMA Roland
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Nous abordons des chapitres qui ont, je crois, intéressé plus fortement ceux qui ont préparé ce séminaire d’été. Sans doute parce que la dimension clinique y est plus évidente. Il faut cependant dire tout de suite quelque chose sur le statut de la clinique dans ces textes. Lacan évidemment traite d’entités cliniques particulières, mais ça n’a pas seulement la valeur de présenter telle ou telle structure, névrotique ou perverse. Les structures cliniques, comme très souvent chez Lacan, sont aussi abordées en relation avec ce fait qu’elles nous enseignent sur le sujet en général. C’est le cas en particulier à propos du masochisme dont nous serons sûrement plusieurs à parler.

Je commence donc à partir de leçon du 10 mai 67. C’est une leçon que je trouve particulièrement importante. Il aurait sans doute été possible de lui consacrer les neuf dixièmes du temps dont je dispose Je n’irai pas jusque-là, mais tout de même je vais situer assez longuement, à partir de cette leçon, quelques-uns des points essentiels de la fin du séminaire J’irai plus vite ensuite, pour tenter de repérer, dans les leçons suivantes quelques-unes des difficultés ou des questions intéressantes

Dans la leçon du 10 mai, la question du masochisme est abordée à partir de la lecture critique d’un livre d’Edmund Bergler, qui s’appelle La névrose de base. « C’est dit Lacan un ouvrage de grand mérite ». Je ne pense pas que ce soit seulement ironique. Bergler est en effet un auteur qu’il cite souvent dans ses séminaires. Pour le discuter, bien sûr, mais ça prouve au moins qu’il lui accorde un certain intérêt.

Le livre de Bergler reprend de façon systématique un très grand nombre d’observations cliniques. Le fil qu’il tire entre ces observations, c’est qu’elles renvoient à une couche ou une structure profondes qui concerne l’oralité. Pour Bergler, les « névrosés oraux » créent pour eux-mêmes une situation fondamentale et complexe où ils se sentent rejetés, éventuellement où ils se font effectivement rejeter. Ce sont, dit-il, des « masochistes psychiques ». Il y a en quelque sorte, selon Bergler, une logique de leur démarche, que Lacan rappelle en citant longuement cet auteur.

Je ne vais pas reprendre ces citations, que vous trouvez dans le texte de la leçon. Mais il faut peut-être se demander en quoi la recherche d’un sentiment d’être rejeté aurait rapport avec l’oralité.

C’est que Bergler décrit un nourrisson qui voudrait un lait autarcique, un lait qui ne dépendrait que de lui-même. Si la mère ne répond pas dans l’instant y a blessure narcissique. Qu’on imagine des milliers de ces blessures et ça fait effondrer, pour l’enfant son fantasme de toute puissance. C’est sans doute ça qui l’introduit à la situation de rejet.

En fait les choses sont un peu plus complexes, et Lacan ne reprend pas vraiment ce que Bergler appelle un point de vue génétique. Je ne le reprendrai pas non plus. Il nous suffira de savoir que l’enfant va vivre le rejet comme une humiliation et se mettre en situation de retrouver une humiliation libidinalisée.

Pourquoi est-ce que je m’attarde là-dessus? C’est que ça va donner à Lacan l’occasion de dire des choses essentielles quant au masochisme, mais aussi, et peut-être surtout, quant à la position de l’analyste.

D’abord le masochisme. Bergler le relie à la recherche du « être rejeté » ou encore du « être refusé ». Seulement ce qui connote ici le terme de masochisme est bien lâche. Il s’agit de l’idée de la répétition de situations plus ou moins pénibles, comme si le sujet y trouvait une satisfaction. C’est là, dit Lacan, un usage vulgaire du terme de masochisme, usage qu’on rencontre certes dans certains textes de Freud, mais qui, utilisé sans précaution est  » à proprement parler ruineux « .

Lacan indique alors ce qu’il va falloir, selon lui, pour parler de masochisme. Il va falloir une référence à l’objet. Ce qui spécifie la position du masochiste ce n’est pas qu’il cherche à être rejeté, ce n’est même pas qu’il cherche l’humiliation, c’est qu’il cherche à se faire objet.

Nous y reviendrons, mais il y a une remarque qu’on peut faire tout de suite. Est-ce que la position masochiste – au sens d’un masochisme moral – peut vraiment être située dans un « se faire rejeter », au sens d’un se faire expulser d’une certaine place, ne pas avoir de place ? Ça, après tout, c’est la position ordinaire du sujet de l’inconscient, s’il est vrai par exemple que dans la surprise du mot d’esprit « le sujet se trouve réduit à une sorte d’être pour qui il n’y a de place nulle part ». Et on peut ajouter que par rapport à ce « je ne suis pas » structural le « je suis rejeté » n’est jamais qu’un alibi.

Quant au masochiste pervers, eh bien comme tout pervers, il va plutôt tenter de complémenter l’Autre. À ce titre il trouve une place, fut-elle celle du chien battu, du chien sous la table. Et même on peut dire que par là, en complémentant l’Autre, il le fait exister d’une certaine manière.

Le second thème que Lacan aborde à partir de Bergler va concerner la pratique de l’analyste lui-même, la position de l’analyste, et cela va le conduire à une idée à laquelle nous donnons une place importante dans notre association : « L’inconscient c’est la politique ».

Comment Lacan y arrive-t-il ? Bergler s’exaspère contre ceux qu’il appelle les « collectionneurs d’injustice », comme si ça allait de soi qu’il valait mieux pas être refusés. Ça donne à Lacan l’occasion de nous interroger, nous tous analystes, sur nos éventuels préjugés. Quels sont nos préjugés lorsque nous pensons que c’est forcément masochiste, qu’il faut l’éviter, d’être rejetés ?

Le sujet a raté son mariage avec telle ou telle ; il a été rejeté ; sommes nous assurés que ce n’est pas une veine ? Quel est ce bon sens imbécile qui nous fait croire que nous sachons ce qui serait bon pour l’analysant ? Il y a là une position éthique, qui fait éviter de croire qu’on sait, et qui permet une position de non-directivité du sujet, même si en même temps nous devons diriger la cure.

Avançons cependant. Toutes ces remarques n’ont pas seulement une valeur au niveau individuel. Au niveau collectif, dit Lacan, il y en a qui veulent sans doute être rejetés. Par exemple les Vietnamiens veulent être rejetés des bienfaits du capitalisme. Faudrait-il considérer qu’ils sont masochistes ? Ce serait soutenir nous-même la valeur de ces supposés bienfaits. En somme l’analyste qui pense qu’en tout temps et en tout lieu le sujet doit s’arranger pour trouver sa place dans le monde existant, avec ses coordonnées économiques et sociales, eh bien même si Lacan ne le dit pas explicitement cet analyste serait mal orienté politiquement

C’est qu’on n’échappe pas à la politique. « L’inconscient, dit Lacan, c’est la politique ». Je ferai là-dessus 3 remarques.

La première est très ponctuelle. Le séminaire de Lacan date d’un moment où les Vietnamiens cherchent à se libérer de l’emprise américaine. L’histoire devait montrer que rejeter le type de bienfaits de l’exploitation capitaliste ça ne devait pas les mener à un sort beaucoup plus favorable. Mais c’est comme ça dans notre monde. Il est difficile de rejeter, ou de se faire rejeter de tous les bienfaits à la fois.

Deuxième remarque. Nous répétons souvent « l’inconscient c’est le social ». Or je n’ai jamais rencontré cette formule exacte chez Lacan. Je pense alors que nous en avions un souvenir un peu déplacé, et ce que nous reprenions sous cette forme c’est « l’inconscient c’est la politique ». Ceci dit ça signifie à peu près la même chose. C’est que nous sommes dépendants d’un S1 qui n’est pas sans rapport avec le S1 qui commande dans la cité.

Vous avez d’ailleurs sans doute noté que Lacan précise : je ne dis pas la politique c’est l’inconscient. À vrai dire ce n’est pas si simple : la politique c’est l’inconscient, ça signifierait que ce qui se passe dans la politique trouve sa vérité dans le champ de l’inconscient. Or c’est, semble-t-il, ce qu’il affirme, lorsqu’il dit que « ce qui lie les hommes entre eux, ce qui les oppose, est précisément à motiver de ce dont nous essayons pour l’instant d’articuler la logique. Alors ça pose question. Je pense que si Lacan insiste pour dire plutôt « l’inconscient c’est la politique », c’est pour marquer que le sujet individuel est dépendant de ce qui se passe au niveau des discours sociaux. C’est pour cela que plusieurs d’entre nous insistent sur l’idée d’une clinique sociale. Ça peut d’ailleurs, je le sais, faire discussion entre nous, voire litige. Pourquoi pas. Il y a d’excellents litiges.

Une troisième remarque à présent, peut-être plus risquée. Est-ce que le séminaire ne pousse pas aussi à dire : l’inconscient, c’est l’économie ? Cela rejoindrait ce dont nous avons parlé quant à la référence à Marx et à l’idée d’une valeur de jouissance. Et puis ça permettrait peut-être, dans ce chapitre, de reprendre ce qui se passe pour le névrosé, à savoir qu’il cherche à faire surgir la demande de l’Autre, et qu’il cherche à la faire surgir en s’offrant. Voilà l’économie de la position névrotique. Elle permet de comprendre un peu mieux le mythe de l’oblativité. En dehors en effet de cette tentative pour susciter la demande de l’Autre il n’y a aucune façon de comprendre ce que d’autres appellent oblativité et relient à un prétendu stade achevé, génital, de la sexualité

Vous noterez d’ailleurs que si le névrosé s’offre, c’est en ça qu’il risque fort de se sentir rejeté. Sur ce point ce n’est pas la peine d’aller chercher un quelconque masochisme.

Tout cela pose par ailleurs une autre question. Si on remarque, par exemple, que l’analyste, avec de l’offre, suscite de la demande, comment donc lui aussi se trouve-t-il pris dans l’économie de l’inconscient ? C’est une question qu’on ne peut pas éviter.

Puisque j’en suis à ces formulations sur l’inconscient, je vais devoir en arriver à deux formules qui présentent les choses de façon plus complexes. L’une où Lacan va nous dire que l’Autre c’est le corps, la seconde, où il va nous dire que l’Autre c’est aussi l’inconscient. Ce qui semble bien impliquer que l’Inconscient c’est le corps. Or il se trouve que pour introduire cette question complexe Lacan va passer par une question plus complexe encore, celle de l’acte sexuel. Je vais donc à présent parler successivement de la question de l’acte sexuel et de celle du corps.

Lacan, dans les chapitres antérieurs, a bien sûr déjà beaucoup parlé de la question de l’acte sexuel. Il me semble que pour la reprendre on peut tenter de l’articuler avec la question du désir, que Lacan reprend dans ces chapitres. Il le fait, me semble-t-il, en la divisant en deux : le désir s’inscrit-il dans une sorte de rapport naturel, qui, normalement, viendrait conjoindre un individu défini comme homme et un individu défini comme femme ; et si les choses sont moins simples, quelle idée peut-on avoir du désir et de son objet ?

D’une certaine façon, c’est sur la deuxième de ces questions que Lacan a avancé le plus vite. Dès le séminaire 7, sur Le désir et son interprétation, il a introduit la théorie de l’objet a comme cause du désir. Le désir se soutient du fantasme c’est-à-dire d’un certain rapport entre un sujet et un objet bien particulier. Les séminaires qui ont suivi ont d’ailleurs permis de mieux saisir l’importance du fantasme. C’est qu’il vient se loger à une place de manque radical, celle d’un savoir sur le sexe. Il va constituer une tentative pour parer à cette carence. C’est cela que Lacan va reprendre en substance à la fin de la dernière leçon du séminaire que nous étudions, mais en spécifiant qu’il parle du fantasme chez le névrosé.

Nous connaissons tout cela. Toutefois je pense qu’il ne faut pas faire comme si l’idée d’une absence de savoir sur le sexe allait de soi. Après tout un des premiers livres de Freud s’appelle les 3 essais sur la théorie sexuelle. Les premiers lecteurs de Freud auraient certainement eu du mal à penser qu’il n’y a pas de savoir sur le sexe, puisque, comme l’homme aux rats, ils supposaient ce savoir à Freud.

Bien sûr des éléments existent dans l’oeuvre de Freud pour prendre les choses autrement, puisque Freud déjà percevait que pour situer masculinité et féminité, l’anatomie ne suffit pas. Aujourd’hui, il est assez clair que les êtres humains peuvent tout à fait ne pas se sentir en harmonie avec l’anatomie. L’exemple extrême, mais par là même significatif, c’est le transsexualisme. Mais déjà chez Freud, et par exemple dans son texte essentiel sur l’organisation génitale infantile, on voit la difficulté pour dire ce qui dans l’inconscient pourrait représenter le masculin et le féminin. Freud évoque par exemple l’opposition activité-passivité. Qui pourrait croire qu’elle est satisfaisante ?

Eh bien ce que Lacan va dire de la question de l’acte sexuel est à rattacher à tout ça. En fait ses formulations sur ces questions varient beaucoup. Le 12 avril, il dit que le grand secret de la psychanalyse, c’est qu’il n’y a pas d’acte sexuel, mais ça ne l’empêche pas d’en discuter plusieurs fois ensuite, et encore ensuite, dans la leçon du 24 mai, de présenter les choses de façon assez surprenante : « il n’y a pas d’acte sexuel, il y en a ? Qui lo sa ? »

Ceci pourrait sembler un peu léger, surtout après en avoir déjà longuement débattu. Et ajoutons que Lacan peut aussi dire qu’à la formule « il n’y a pas d’acte sexuel on peut adjoindre la formule « il n’y a que l’acte sexuel ».

En fait il faut d’abord rappeler la question que pose l’idée même d’un acte sexuel, comme d’ailleurs de tout acte. L’acte sexuel, comme tout acte, ne pourrait se soutenir que d’une articulation signifiante. Il dépend, plus exactement, de la possibilité de mettre en rapport deux signifiants. L’acte sexuel, ce serait au fond celui qui conjoindrait, plus encore que les deux sexes, les signifiants qui viendraient les représenter, et cela de telle sorte que cela établirait une répartition entre eux.

Lacan dit même, dans la leçon du 10 mai, que ça instaurerait un être masculin et un être féminin. Parce que c’est toute la question. Est-ce que du point de vue de la psychanalyse ce qui est couramment appelé « rapport sexuel » suffit à situer un par rapport à l’autre être masculin et être féminin. La difficulté, c’est que même ceux qui apparemment ne contestent pas leur sexe, même ceux qui s’engagent dans un désir sexuel avec un partenaire de sexe biologiquement différent, ne réalisent aucun accord qui serait comparable à celui qu’il y a entre pièce mâle et pièce femelle dans la technique du serrurier.

Là dessus Lacan ajoute, à propos des deux sexes, que ce qu’on peut dire, au mieux, c’est qu’il y en a deux, et qu’il faut qu’il y en ait deux. Mais ce qu’est chacun d’entre eux, dit-il, est exclu du fondement dans la parole, et cela, quant à ce qu’il en est de l’union. Et à propos de l’union, Lacan ajoute que le fait qu’une « certaine dimension la porte jusqu’à la dimension de sacrement n’y change rien ».

Est-ce que cela veut dire que nous aurions à nous désintéresser des formes symboliques de l’union? Ce n’est pas ainsi que je comprends ce que dit Lacan. Il me semble que c’est précisément parce que le sujet humain bute sur ce manque à pouvoir saisir ce qui est masculin et ce qui est féminin que des pratiques symboliques, comme celle par exemple du mariage, viennent affirmer qu’il y a deux sexes, et qu’il peut y avoir rapport. Qu’il puisse y avoir rapport c’est sans doute une fiction, mais au sens d’une fiction nécessaire. Enfin jusqu’à présent.

Parce que par exemple l’idée d’un mariage sexuellement neutre, qu’on a trouvé dans la presse à l’occasion du débat sur le mariage homosexuel va sûrement amener, pour le sujet humain, quelques difficultés supplémentaires.

La dernière question avant de laisser les développements que je rattache à ce chapitre, c’est la question du corps. Comment est-ce que Lacan l’aborde ?

Nous butons sur l’absence de signifiant qui, au niveau de ce que serait un acte sexuel, viendraient dire ce qui est homme, et ce qui est femme. Eh bien dit Lacan, probablement de ce fait, du matériel s’accumule, du matériel s’accumule dans l’Autre.

Mais ici Lacan précise : Cet Autre, c’est le corps. C’est là-dessus qu’une fois de plus les choses ne vont pas de soi. Nous pouvions penser que le propre de l’inconscient au sens de la psychanalyse, c’est qu’il était psychique. Hors de la psychanalyse on a pu en effet parler d’inconscient au sens où un certain nombre de fonctions corporelles sont inconscientes. Et de nos jours il paraît des ouvrages de biologie des passions qui ramènent l’amour par exemple à des fonctions hormonales.

Il est clair que ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans l’inconscient au sens de la psychanalyse. La question de Lacan est très différente. Si le signifiant à la fois s’accumule et par ailleurs n’est pas disponible, s’il est en un lieu Autre, que dire de cet Autre ? Lacan rappelle qu’on a parfois cru lorsqu’il évoquait l’Autre, qu’il parlait de l’Esprit. Il me semble que c’est à l’origine de toutes les lectures, faites de mauvaise foi, qui rapprochent la position lacanienne d’une position religieuse. Or l’Autre n’a rien avoir avec quelque divinité, et c’est d’abord contre cette idée qu’il dit que l’Autre c’est le corps.

En même temps, il est clair, bien sûr, que cette idée n’a pas seulement une fonction polémique. Si l’Autre c’est le corps, c’est en un sens très précis, dans le sens où il réalise une inscription des signifiants

C’est par exemple le symptôme hystérique, qui le déchire, ou encore la marque rituelle, ou encore le geste d’amour dont Lacan dit qu’il ébauche toujours un peu ce geste de marquer. Lacan ici n’emploie pas le terme de lettre, mais sans doute cela serait possible. Ça nous permettrait de reprendre une fois de plus tout ce que nous avons essayé de dire lors de deux fois deux journées consacrées à ce thème. Mais enfin, ce n’est peut-être pas nécessaire parce que nous avons peut-être un peu trop tendance à reprendre.

Je vais essayer, à partir de maintenant, de privilégier, dans chaque chapitre, plutôt une question, pour tenter de saisir ce qui constitue à chaque fois au moins une avancée de Lacan.

24 mai, Lacan va opérer une distinction entre deux registres. D’une part la question, dont nous avons déjà parlé, de savoir si dans l’acte sexuel l’homme arrive au statut d’homme et la femme au statut de femme, d’autre part, la question, différente, de savoir si dans l’acte le sujet peut s’assurer d’avoir rencontré, vraiment rencontré son partenaire définitif. Est-ce que le sujet, dans l’acte, rencontre la personne qui convient ? Et au fond, est-ce qu’il rencontre une personne ?

Il y a d’ailleurs quelque chose que pour ma part je trouve étonnant. Voilà en effet ce que dit Lacan : « que ce soit la personne, en tout cas, peut faire doucement sourire quiconque a un petit aperçu de la jouissance féminine ». Ça me paraît étonnant qu’il se réfère précisément à la jouissance féminine parce que ce n’est pas là, me semble-t-il, qu’est le plus évidente cette disparité de l’objet de la jouissance et de la personne du partenaire

Est-ce que l’homme n’aurait pas donné ici une illustration plus évidente de ce qui fait, je dirai, obstacle au rapport avec une personne ? Dans le dernier chapitre Lacan dira que pour l’homme l’érection est jouissance, ou en tout cas phénomène à situer sur le chemin de la jouissance. Est-ce que cela ne montre pas que c’est cela qui le sollicite, plus encore que la rencontre d’une partenaire ? Et d’ailleurs, celle-ci elle-même ne se réduit-elle pas, selon la Bible, à une partie de son corps ?

Je ferai là-dessus seulement quelques remarques. Dans le cours du chapitre Lacan dit que l’objet n’est pas donné en lui-même par la réalité du partenaire, qu’il est beaucoup plus proche, en première approximation, de la fonction de la détumescence.

Nous avons parlé de cette question de la détumescence à propos d’un chapitre antérieur, mais ici les choses sont présentées un peu différemment. La détumescence, ce n’est pas ici ce qui fait croire qu’il n’y a pas de reste, c’est ce qui, chez l’homme, rappelle la limite du principe de plaisir.

Si le plaisir est forcément limité, par là même il indique qu’il y a une jouissance au-delà. Or vous vous souvenez sans doute que dans le séminaire sur L’angoisse Lacan avait déjà parlé du fait que l’homme pouvait reculer, dans l’acte sexuel, devant la jouissance, disons devant l’appel d’une jouissance sans limites. Il me semble qu’ici il reprend cela en proposant même au passage une clinique de l’éjaculation précoce. En effet s’il s’agit de se dérober, l’éjaculation précoce représente, en quelque sorte, une dérobade parfaite.

Il y a cependant pour moi une difficulté qui tient à ce qu’ici Lacan semble assimiler jouissance et castration. « La détumescence, dit-il, est réduite à la fonction de protection contre un mal redouté, que vous l’appeliez jouissance ou castration ». Or que la même chose puisse être appelée indifféremment jouissance ou castration ça ne va pas du tout de soi, parce que si la jouissance peut par opposition au plaisir, sembler illimitée, la castration elle, indique plutôt une limite.

Comment est-ce que je conçois la réponse à cette difficulté ? C’est que la castration est présentée dans ce séminaire de façon assez particulière Elle est présentée comme la négativation de la jouissance masturbatoire, qui peut dès lors introduire le sujet à la « valeur de jouissance ».

Dans le chapitre suivant Lacan fait de la castration ce par quoi pourrait ne pas se produire un certain flouage ordinaire du désir masculin, un flouage qui consiste en ceci que même une partenaire peut se confondre avec une partie de son propre corps, de sa propre chair. En somme, un flouage par quoi, ce qu’un homme croit être un rapport sexuel peut ne pas vraiment le sortir de la jouissance auto-érotique. La castration, ce serait ce qui en ferait sortir.

Il y a sans doute ici un repère, que Lacan appelle la « négativation portée sur la jouissance de l’organe de la copulation ». Mais la question de la négativation du phallus va être développé par Cécilia Hopen. J’attends beaucoup de son exposé, notamment parce que j’ai le sentiment de ne pas bien saisir s’il y a là-dessus une avancée de Lacan, notamment en ce qui concerne les femmes.

Disons que la question du rapport est d’abord posée, de façon cruciale, à partir de la place du phallus pour l’homme. Eh bien dit Lacan la jouissance féminine elle-même ne peut passer que par le même repère, ce qui fait qu’il parle de « l’homme-elle ». Alors… ce n’est pas – va-t-il ajouter – ce n’est pas que toute femme se limite là. Mais je trouve pour ma part qu’il ne va pas beaucoup plus loin quant à ce qui serait au-delà de cette limite. Je pense par exemple au moment où il évoque à propos de la jouissance féminine le coup de l’ascenseur. Je trouve que ce n’est pas vraiment du niveau d’élaboration qu’il y aura, par exemple dans le séminaire Encore.

La leçon du 31 mai, je dirai qu’elle continue à interroger la question de la jouissance, et qu’elle le fait en reprenant ce que Hegel appelle la dialectique du maître et de l’esclave. Je ne reprendrai pas tout de suite ce que dit Hegel

En ce qui concerne Lacan, on retient souvent que pour lui c’est l’esclave qui jouit. Ce qui bien sûr étonne, vu que l’esclave c’est celui qui travaille et qu’on n’a guère l’habitude de penser que la jouissance se trouve dans le travail. Ça peut même poser un problème quand on a à dialoguer avec des collègues qui travaillent dans des pays où l’esclavage était encore présent il y a à peine plus d’un siècle

L’intérêt de ce chapitre c’est qu’il déploie davantage la question. Lacan ainsi ne nie pas que le maître jouisse. Il jouit du loisir, donc de lui-même, ou encore de l’esclave, ou de l’objet produit par l’esclave. Cependant Il faut d’abord relativiser. Le maître, et notamment le maître antique, est fort occupé à sa fonction de maître ; il n’a pas tellement le temps de se laisser aller à la jouissance, « fût-ce dans ses loisirs » et cela d’autant que déjà être maître de soi, et d’abord être maître de son corps ça suppose les plus rudes disciplines.

Mais surtout Lacan va distinguer ce qui est  » jouir de « , au sens où il s’agit d’avoir la jouissance de quelque chose, au sens où le maître a la jouissance du travail de l’esclave et jouir, jouir tout court, jouir absolument. Et il va nous dire que c’est une courte vue que de croire que tout soit toujours du même côté. Si le maître jouit de l’esclave, ça n’exclue pas que ce soit l’esclave qui jouisse.

Hegel parlait d’ailleurs de l’affrontement de deux consciences dont l’une tenait assez à la jouissance de la vie pour se soumettre et pour aliéner son corps. Pourquoi la jouissance ne lui resterait-elle pas en main ?

Pour une fois donc c’est au terme d’un parcours prudent que Lacan va dire… quoi ? Que c’est celui dont le corps est remis à la merci d’un autre qui jouit ? Oui et non.

D’un côté il est vrai que la jouissance est toujours corporelle, qu’elle consiste à éprouver son corps au-delà de certaines limites, que cela ne va pas de soi de les franchir et qu’on peut imaginer que ce sera davantage le cas de celui qui le ferait sous la contrainte. Mais alors est-ce que tout cela nous ramène au masochisme ? C’est là précisément qu’il faut faire une distinction. Il faut la faire parce que nous aurons à apprécier ce que peut nous apprendre la position du masochiste.

Lacan dit : ce n’est pas un esclave. Pourquoi? Parce qu’il sait qu’il jouit. Ce terme de savoir est essentiel. La perversion, Lacan a toujours considéré que c’est un savoir ou une prétention à un savoir sur la jouissance. Et évidemment cela pose des questions sur notre modernité où l’impératif est d’accéder à un savoir sans faille, un savoir aussi bien sur le sexe. Est ce que ça ne risque pas de nous transformer à l’occasion en esclaves qui sauraient que l’esclavage les fait jouir ?

Voilà. Je ne peux pas beaucoup m’attarder sur ce chapitre, mais il me semble que Lacan va finir sur cette question de la perversion, en insistant sur le fait que le pervers interroge ce qu’il en est de la fonction de la jouissance. Alors bien sûr le pervers peut se faire objet, objet a comme je l’ai dit très tôt à propos du masochisme, mais il reste, dit Lacan, sujet dans tout le temps de l’exercice de ce qu’il pose comme question à la jouissance.

Tout cela pourrait d’ailleurs nous interroger sur le clivage pervers et de ses rapports avec la division subjective, et on pourrait sans doute les reprendre à partir de l’équation 1/a = 1+a. Mais peut-être pourrons nous le faire au moment où Marie-Hélène Pont-Monfroy présentera en détail la question de la perversion dans la logique du fantasme.

Il y un autre point important dans cette leçon, mais c’est un point que je préfère à présent relier à la leçon suivante, surtout qu’il me reste peu de temps. Nous avons vu que Lacan aborde la question de la jouissance à partir de l’esclave, au point que je me suis même demandé si cela serait lié à une contrainte qui pousse à franchir certaines limites. En fait dans le chapitre Lacan fait plutôt valoir, à partir de l’esclave la séparation du corps et de la jouissance.

Évidemment séparation de la jouissance et du corps, ça pourrait surprendre le lecteur pressé. Lacan nous a dit en effet qu’il n’y a de jouissance que du corps Mais bien sûr ici séparation renvoie à un type d’objet qui se définit précisément comme objet séparé. La jouissance est jouissance de l’objet a, objet qui est au bord du corps, mais qui est séparé en deux sens, au sens où il en est détaché, mais aussi au sens où le sujet peut se parer de lui, se protéger grâce à lui

Nous reprendrons ce point à propos du dernier chapitre. Restons en pour l’instant à l’esclave. L’esclave est privé de son corps, mais ça ne l’empêche pas d’atteindre une certaine jouissance au niveau d’objets qui sont au bord du corps. Lacan dit qu’on ne peut pas retirer à l’esclave ni son regard ni sa voix. Certes, encore que pour ma part je ne vois pas ici ce qu’il y a de spécifique. Je trouve plus intéressant que Lacan se réfère à l’objet sein. C’est la fonction de nourrice de l’esclave, dont parlait Luis Tarlei de Aragão dans un texte que nous avions publié il y a longtemps. Nous savons que lorsque l’enfant est nourri par une esclave, qui en tant que telle n’est pas interdite, ça a des effets très précis sur sa jouissance.

Ou encore Lacan se réfère, sans le nommer à l’objet anal, et c’est l’esclave comme objet déjeté, mais dans ces deux exemples il me semble que les choses se transforment beaucoup, puisqu’au fond Lacan parle surtout de l’esclave en tant qu’il peut intéresser le maître. En tout cas je pense que l’important, effectivement, c’est qu’à partir de l’esclave, Lacan ait pu introduire le point fort de la leçon suivante, qui concerne la séparation constitutive du corps et de la jouissance

Qu’est ce que Lacan va dire en effet dans la leçon suivante? Que si jouissance et corps sont séparés le sujet pervers se définit comme celui remet en cause la complétude de cette séparation, qui va tenter de les reconjoindre. Ça nous le savons, nous savons que l’objet a, qui en principe est au bord du corps, et même séparé, le pervers veut le rendre présent, le restituer dans l’Autre du corps.

Lacan dit que par là la perversion se situe sur la voie d’une résolution de la question de l’acte sexuel. Vous noterez que cela suppose que la résolution de la question de l’acte sexuel, ce n’est plus ici la même chose que dans les premières leçons que j’ai commentées. Il ne s’agit plus seulement de savoir si dans ce qu’on appelle acte sexuel l’homme peut se définir comme homme, la femme comme femme. Il s’agit de reprendre autrement cette formule que Lacan avait commentée depuis si longtemps : le « tu es ma femme ».

Lorsqu’il a amené la question de l’acte sexuel Lacan a fait valoir que cette énonciation n’était peut-être pas suffisante pour garantir qu’il puisse y en avoir un. Au fond la question que ça pose c’est la suivante : est ce que « tu es ma femme », ça peut vouloir dire que ton corps est la métaphore de ma jouissance ? Ou encore, si je jouis de ton corps, est-ce que ce dont je jouis, ça jouit. Mais une fois de plus Lacan bute ici sur une différence irréductible. une différence qu’il reprendra encore dans la dernière leçon. Ici il rappelle que les hommes – les mâles – interrogent la question de la jouissance au niveau des objets a qu’il définit ici comme non spéculaires, échappant à la dimension de l’âme comme forme du corps, au niveau donc des parties « anesthésiques » – avec une référence à Platon.

Rappelons aussi que tout cela amènera plus tard Lacan à parler de la perversion polymorphe du mâle, alors que les femmes entrent dans ce champ par la voie du désir, du désir de l’Autre, en l’occurrence du désir de l’homme. Bon tout cela est connu, mais il faudrait prendre le temps de le réinterroger.

Je laisserai de côté, puisque sans doute M. Lerude va en parler, ce que Lacan dit plus précisément sur le masochisme à la fin de l’avant-dernière leçon. En revanche, ce qui me paraît nécessaire, par rapport à l’ensemble de nos développements, c’est de souligner ce que rappelle Lacan à savoir que le fantasme de Masoch met en scène un couple, celui formé par la femme aimée et l’amant qu’il désire la voir prendre, le grec qui devra lui aussi l’humilier et le battre. Qu’est-ce que c’est que ce couple ?

Lacan dit, et ça se conçoit, qu’on n’a pas ici à entrer dans des considérations oedipiennes. Ce couple serait nécessité par la structure de l’Autre, c’est-à-dire par le rabattement du un non encore réparti dans la division sexuelle. Je trouve ça difficile. Je crois comprendre que le masochiste essaie de résoudre la question de l’acte sexuel en produisant le un du couple, et en y adjoignant le a qu’il se fait être lui-même.

La dernière leçon va être l’occasion pour Lacan de nouer un très grand nombre d’articulations qu’il a développées cette année-là. Il est clair que je ne peux les reprendre, faute de temps. Je me contenterai, à partir de ce qu’il amène, d’indiquer quelques points qui me paraissent importants à la fin du séminaire

Au fond la dernière leçon concerner la pratique de l’analyste. Et peut-être plus précisément la question de l’interprétation. Lacan dit d’emblée que le discours de l’analysant est conditionné par le fait qu’il est en passe d’être interprété. Il semble même avoir souligné « en passe de », ce qui nous évoque la question de la passe qui surgit dans ces années-là.

Cependant il n’y a pas que l’interprétation qu’on formule pour tel sujet singulier. Il y a l’interprétation générale qu’on donne de la structure de telle ou telle névrose. Et aussi bien sur la façon dont nous interprétons le fantasme, dont nous le situons. Or Lacan fait du fantasme un axiome, c’est-à-dire que le fantasme de tel ou tel sujet, au fond nous n’avons pas, précisément, à l’interpréter.

Le fantasme ne renvoie pas à un texte antérieur, dont il se déduirait. Nous avons vu cela avec l’exposé de Fabienne Chaudagne. Disons qu’il y a un travail de l’interprétation analytique, une interprétation de la pensée inconsciente, c’est-à-dire, dans les termes de Lacan, du « je ne suis pas » tel qu’il apparaît dans les rêves par exemple. Mais précisément ce travail vient buter contre le fantasme, parce que celui-ci associe donc une phrase axiomatique et la présence d’un objet qui n’est pas davantage déductible.

Comment présenter finalement le fantasme de la façon la plus ramassée ? Il y a, dit Lacan, une carence du désir dans le champ de l’acte sexuel ? A cette carence le sujet va répondre avec le fantasme, fantasme dont, dit Lacan, l’arrangement est emprunté au champ de détermination de la jouissance perverse

Je n’ai pas du tout parlé du sadisme, sans doute Marie-Hélène Pont-Monfroy va-t-elle en parler. C’est sans doute dans le sadisme que l’on saisit le mieux que la jouissance à toujours rapport avec des parties du corps – partialisation nécessaire pour penser l’objet a. Ce qu’apporte le masochiste, c’est qu’un sujet peut tendre à incarner cet objet. Quant au masochisme s’il est essentiel ici, c’est que dans le fantasme le sujet, le sujet en général, se réduit à cet objet.

Est-ce que ça veut dire que le sujet, tout sujet, est masochiste ? On pourrait penser que ce n’est pas un hasard si Lacan, à la suite de Freud va chercher dans un fantasme masochiste son exemple privilégié. Déjà, dès le séminaire sur Le désir et son interprétation, Lacan avait souligné l’importance du premier temps de ce fantasme, celui où l’enfant voit l’adulte battre l’enfant rival, perception où il est confronté que c’est la possibilité d’une telle annulation qui l’introduit à son être de sujet.

Toutefois Lacan prend bien soin de distinguer névrose et perversion. Au point que jusqu’au bout du séminaire, la notion de perversion morale lui paraît bien ambiguë. Le pervers tire une jouissance de ce qu’il machine avec l’objet a, alors que chez le sujet névrosé cela vient seulement « éveiller la dimension du désir ».

Je pense cependant que, comme je l’ai déjà un peu dit, cela peut nous faire poser une question sur notre modernité. Est-ce que la promotion de la jouissance ne répand pas plus largement un rapport à l’objet qui laisse une plus grande place à la jouissance ?

Avec, c’est une question, une frontière peut-être plus fragile entre névrose et perversion. Et une cure qui consisterait à éloigner un peu cette dimension de la jouissance.

Je relèverai, à propos de tout cela, que Lacan a été très bref, dans ce séminaire, quant à ce qu’il promettait pour la fin : d’aborder la névrose. Peut-être nous laisse-t-il la charge de l’aborder à partir de ce qu’il a dit du masochisme.

Et enfin, une toute dernière question. L’analyste est bien sûr concerné du plus près par la question d’objet a. Lacan nous a appris que dans la cure il va se retrouver, pour son analysant, en fonction de semblant d’ objet a. Ce sera beaucoup développé dans le séminaire qui suit le nôtre et que nous étudierons l’an prochain. Si je le rappelle c’est pour dire que ces questions relatives à la jouissance se poseront aussi à son égard. Il doit en avoir quelque idée, s’il ne veut pas comme certains psychothérapeutes jouir par identification à la souffrance de l’analysant. Évidemment je force le trait, mais c’est parfois nécessaire. Lacan lui-même a jugé nécessaire de dire que l’analyste devait renoncer, en tant qu’analyste, à une certaine jouissance. En tant qu’analyste, il n’a pas à être sujet à la jouissance

J’arrête peut-être là sur un point un peu particulier, mais c’est très certainement un de ceux sur lesquels peut déboucher notre articulation de la logique du fantasme.