Je voudrais reprendre rapidement la question du 3 ou du 4, et plus spécifiquement à partir du nœud à 4 pour amorcer la discussion sur la fonction du Nom-du-Père. Vous vous souvenez que dans RSI Lacan évoque une première fois le nœud à 4 avec le nœud formé par RSI et la réalité psychique chez Freud.
La présentation sur le diagramme plan qu’il en donne montre 3 ronds posés les uns au dessus des autres sans être autrement noués que par l’intervention d’un quatrième : par des passages dessus dessous il noue les trois ensemble.
Nous avons vu durant le séminaire d’été qu’il fallait voir dans la réalité psychique ce que Lacan appelle la réalité religieuse, en évoquant l’ « emoïsement » de Freud, c’est-à-dire la référence de Freud à Moïse assassiné et vénéré comme Père mort. Lacan considère que c’est la façon dont Freud met en place le Nom-du-Père, et ce Nom-du-Père, compte tenu de son nouage au Réel est ce qu’il convient d’appeler avec Lacan cette nomination réelle que Lacan pointe à la fin du séminaire RSI. Donc disons que la réalité psychique au sens freudien se réduit à la réalité religieuse qui prend la forme dans le nœud freudien d’une nomination réelle et qui est une forme singulière du Nom-du-Père, en tant que cette nomination réelle nomme un Père mort dans le Réel ; de ce point de vue Freud reste bien inscrit dans la tradition qui est la sienne.
Que peut-on en conclure sur le quatrième ? Comment opère-t-il dans ce cas ?
Il y aurait tout d’abord une lecture faciale du diagramme qui permettrait de dire que ce Nom-du-Père constitue par rapport aux trois autres consistances cette consistance qui fait exception de nouer ensemble les trois autres. Cette lecture qui prendrait appui sur le diagramme plan consisterait à souligner la singularité du nouage du quatrième avec les trois autres et elle aboutirait assez logiquement à privilégier cette consistance en la situant comme une exception inscrite dans la structure et qui fait tenir l’ensemble. Cette lecture tendrait à retrouver dans le rond quatrième le fameux « il existe au moins un x qui nie Phi de x » comme la marque dans le nœud à 4 d’une exception maintenue au titre du Père ou encore de l’Au-moins-Un.
La conséquence dans le champ d’une logique du nombre serait alors de dire que grâce à cet Un qui fait exception l’ensemble de la structure peut être mis en ordre, voir les consistances nommées, bref que le nœud ne subsisterait que de ce quatrième qui fait exception. L’autre conséquence est institutionnelle : il faudrait qu’il y ait un Nom-du-Père, quel qu’il soit, pour qu’une identification au groupe soit possible sur le fondement de cette exception, de cet 1, auquel chacun est invité à s’identifier, et pour qu’une universalité soit possible entre chacun des membres du groupe, c’est-à-dire l’inscription de la sacro-sainte jouissance phallique, pour tout x Phi de X. Bref ce rond quatrième serait le garant de la castration et de la jouissance phallique de tous ceux qui s’en réclament et le Freud du Moïse et le Lacan d’Encore seraient en quelque sorte sauvés par cette interprétation.
Il faudra admettre une autre conséquence institutionnelle, c’est que se trouve exclus de ce champ tous ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas faire allégeance à cette exception, bref tous ceux qui ne correspondent pas à la norme phallique en vigueur mis en place au nom de l’amour du Père, tous ceux qui s’en écartent peu ou prou du fait de leur sexe parfois, quoique les femmes ne soient pas toujours en peine de venir incarner la bonne norme phallique, du fait de leur structure : est-il admissible que des non-névrosés puissent participer aux travaux d’une association de psychanalystes ? Melman racontait comment un patient qui avait mis sur la table la structure de sa perversion avait été récusé par le jury de la passe, qu’auraient-ils répondu à un psychotique en fin de cure ? Le Nom-du-Père organise une ségrégation « naturelle » entre ceux qui peuvent en être et ceux qui en aucun cas ne sauraient s’autoriser de ce Nom-du-Père auquel ils ne participent à aucun titre. Il y a même mieux : entre les tenants de la jouissance phallique, de la bonne norme, il y a les élus du Père, ceux qui ont le droit de s’en autoriser, les héritiers comme dirait Melman, et les autres qui n’ont qu’à fermer leur gueule et à partir. Bref l’histoire des Religions, celle des peuples, celle des mouvements politiques et évidemment celle des institutions psychanalytiques sont jonchées des cadavres des frères vaincus au cours de ces luttes fratricides où les frères ennemis se revendiquaient de l’héritage et de l’amour du Père. Du reste la ronde des fratricides au nom de l’amour du Père Eternel commence avec Abel et Caïn. Donc la ségrégation et l’exclusion passent à l’intérieur même du champ de la jouissance phallique dont certains frères malchanceux vont se trouver exclus.
Cette façon de voir les choses est assez commune, c’est la normalité, elle n’est presque pas choquante : elle se déduit de cette mise en place de l’exception, ce que Lacan appelle dans Le Sinthome la père-version, la version du Père, et pourrait prendre appui sur une certaine façon d’interpréter le nœud. En gros, comme je l’ai entendu de la bouche de collègues bien intentionnés aux journées sur la castration féminine, les psychanalystes n’ont rien d’autre à faire que de prendre appui sur ce Nom-du-Père, surtout si c’est pour faire pièce à l’affreuse nouvelle économie psychique, empire de la Jouissance Autre, qui, elle, a la caractéristique de fonctionner à 3, comme l’a montré Jean Brini dans un remarquable travail.
Donc la seule question pertinente ici est de savoir si ce modèle, car il s’agit d’un modèle, c’est-à-dire d’une représentation de la norme et de ses effets les plus ordinaires peut être tenu pour celui auquel Lacan pensait lorsqu’il évoquait cette formule selon laquelle le Nom-du-Père, on peut s’en passer à condition de s’en servir. Elle implique une autre question subsidiaire : que signifie topologiquement se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir ?
Où est cette formule ? Dans Le Sinthome, leçon du 13 avril 1976, avec les réponses aux questions posées à la fin de la leçon :
« L’hypothèse de l’inconscient – Freud le souligne – c’est quelque chose qui ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes c’est Dieu. C’est en ça que la psychanalyse, de réussir prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer, à condition de s’en servir . »
L’hypothèse de l’inconscient ne peut se soutenir qu’à supposer le Nom-du-Père. C’est ce qu’a fait Freud en fondant la réalité psychique sur le Père Mort avec le Moïse et le complexe d’Œdipe. Ce que je dis ici vous le trouvez dit dans RSI.
Supposer le Nom-du-Père, c’est finalement supposer Dieu, cet Au-Moins-UN dans le réel qui garantit la légitimité de notre ek-sistence par son amour même. C’est toujours la réalité religieuse qui sert de point d’appui à cette supposition : « au nom du père, du fils… ». Oui, mais la psychanalyse prouve, de réussir, que de Dieu on peut s’en passer, à condition de s’en servir ? La psychanalyse mène à un athéisme conséquent que Freud a essayé de définir dans son Avenir d’une illusion, sans vraiment être allé jusqu’au bout de la démarche.
Que signifie à condition de s’en servir d’un point de vue topologique ?
Reconsidérons la réponse dans le contexte du nœud à 4, puis du nœud à 3.
Que signifie se passer du Nom du Père à condition de s’en servir ?
Assurément ne plus traiter ce Nom comme Dieu le Père, et se passer de cette dimension de l’exception.
Est-ce possible à partir d’une simple lecture du nœud ?
Lorsque le nœud se trouve mis en chaîne, que constatons-nous ? C’est que chaque rond est un élément parmi d’autres constitutifs de cette chaîne ou encore que chaque rond, le réel, le symbolique, l’imaginaire ou le Nom-du-Père, fait exception à la chaîne au même titre que les autres. Autrement dit, il suffit qu’un seul de ces ronds soit rompu pour que la chaîne se dénoue. Ce qui signifie qu’aucune de ces consistances ne prévaut sur les autres, si ce n’est que chacune permette le nouage au même titre que les autres. C’est une sérieuse entorse à l’interprétation que je présentais au début et qui avait la caractéristique de reposer sur une interprétation imaginaire du nœud à 4, interprétation qui néanmoins semble valoir pour quelques uns. La lecture que je propose se passe donc du Nom-du-Père comme unique exception dans la chaîne. Elle a pour avantage de relativiser sa place au sein de la chaîne, quand ce quatrième existe, et ouvre des perspectives sur ce que dit Lacan dans RSI à propos du nombre indéfini des Noms-du-Père. Façon de dire autrement que l’apparente exception ne saurait fonder qu’un universel parmi d’autres d’être quelconque à soutenir la sacro-sainte norme phallique. Donc s’en servir, c’est s’en servir comme d’une fonction, pas celle du 1 sacré et identique à lui-même, mais celle du 0. C’est l’anecdote que rappelait Melman en réunion privée d’un Lacan toujours silencieux parmi ses pairs lors des réunions du Bureau de l’Ecole Freudienne de Paris. Les autres l’imitaient : ce qui faisait une assemblée de muets.
Mais évidemment ce n’est pas la seule façon d’interpréter la formule du Sinthome, on peut dire mieux et plus incisif.
Lacan dit dans RSI que Réel, Symbolique et Imaginaire sont les Noms-du-Père et que la référence au Nom du Père comme quatrième n’est pas indispensable : j’ai longuement commenté ce passage dans RSI. On se passe du quatrième et on se sert des dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire, comme des seuls Noms-du -Père, en évitant les impasses de l’exception, de la ségrégation et du fratricide, la connerie des logiques religieuses ou identitaires, bref on évite beaucoup d’inconvénients majeurs.
Dernière remarque : cela nous oblige à faire usage de catégories logiques lacanienne bien connues depuis Les non-dupes-errent, celle de nécessité et de contingence : la nécessité, c’est ce qui ne cesse pas de s’écrire, et la contingence, c’est ce qui cesse de ne pas s’écrire.
Le rond quatrième n’est pas nécessaire, il est contingent. C’est l’effet d’une écriture, d’une écriture inconsciente. Il peut s’écrire ou ne pas s’écrire. Que serait une vie psychique telle que cette écriture du quatrième ne soit plus indispensable, comme le suggère Lacan dans RSI ?