Il est devenu courant, à la suite de l’enseignement de Jacques Lacan, de considérer que la forclusion est une opération qui ne laisse pas de trace clinique directe de son intervention. Se soutenant de la formule selon laquelle "Ce qui est forclos du symbolique fait retour dans le réel", la théorie lacanienne, tend à affirmer que les signes cliniques rendant compte du procès de la forclusion témoignent électivement du retour dans le réel d’un symbolique forclos silencieusement, l’hallucination auditive faisant régulièrement figure de paradigme de ce retour dans le réel (1). L’inconvénient d’une telle conception est de donner à la forclusion le statut d’une doctrine non repérable cliniquement et dont la légitimité reposerait sur une pure construction logique.
Il est pourtant un syndrome identifié en 1924 par Joseph Capgras et nommé par celui-ci méconnaissance systématique qui met en évidence des manifestations directes de la forclusion du symbolique. Lacan a d’ailleurs montré, jusqu’en 1955, un intérêt renouvelé pour ce syndrome. Peut-être un rappel des éléments de cette clinique oubliée des psychiatres comme des psychanalystes pourrait-il permettre un retour bienvenu sur la notion de forclusion.
Ces éléments cliniques ont été isolés par Joseph Capgras et Paul Carrette dans le cadre du syndrome d’illusion des sosies dont Stéphane Thibierge avait su souligner, il y a quelques années, la valeur doctrinale essentielle (2). Rappelons brièvement que dans cette situation un patient, rencontrant l’un de ses parents ou de ses proches, n’identifie plus la personne qu’il a en face de lui : "Le malade perçoit la ressemblance parfaite, il s’en étonne même, mais il affirme néanmoins qu’il n’y a pas identité et il en déduit logiquement l’existence de sosies" (3), indiquent Capgras et Carrette. "Ce n’est pas untel, affirme donc l’aliéné, c’est un sosie". Dans ce contexte clinique, c’est donc bien électivement la fonction de nomination, l’opération par laquelle un semblable est identifié par son nom, qui fait défaut au patient atteint du syndrome d’illusion des sosies. Capgras et son élève Carrette proposent d’appeler syndrome de méconnaissance systématique le mécanisme en jeu dans ce syndrome d’illusion des sosies. Ils indiquent qu’il doit exister de nombreuses autres occurrences cliniques de ce syndrome et encouragent à en poursuivre l’étude.
Gaëtan Gatian de Clérambault, assistant à la présentation de cet article à la Société Médico-Psychologique, reprend cette proposition avec enthousiasme : "Ce processus méritait d’être isolé, dénommé et commenté" indique-t-il (4). Il décrit ensuite les contextes cliniques au cours desquels ce syndrome de méconnaissance systématique lui semble se manifester. Il est notable que ces situations, la mélancolie, la manie, les psychoses systématiques, les mégalomanes, les persécutés et la confusion, appartiennent toutes à la clinique des psychoses et paraissent en balayer tout le champ, comme si ce syndrome, propre au registre psychotique, pouvait s’y manifester sur un mode indifférencié dans toutes ses formes cliniques.
A la faveur d’un certain nombre de travaux reprenant la proposition de Capgras de poursuivre l’étude de cette méconnaissance systématique, ce syndrome va se spécifier progressivement. Voici comment le définit Jacques Borel, élève de Clérambault, dans sa thèse parue en 1931 :
"La méconnaissance systématique est (…) une conviction délirante. Elle résulte d’un trouble de la reconnaissance en vertu duquel l’aliéné refuse d’admettre la véracité d’un point de fait. (…)
M. Capgras a décrit sous le nom d’illusion des sosies, une forme particulière de méconnaissance qui représente selon sa propre expression, une agnosie d’identification. Le malade nie l’identité de tel personnage qu’il ne reconnaît pas, et auquel on a, croit-il, substitué un sosie.
Soit comme corollaire d’une méconnaissance de l’identité, soit à d’autres titres, la négation systématique porte souvent sur les actes de l’état civil. Le malade assure qu’il s’agit de faux mariage, de faux divorce. L’extrait de naissance, le livret de mariage, les registres officiels sont des faux." (5)
J. Borel, pour illustrer le syndrome ainsi défini, reprend des situations cliniques extraites du texte célèbre de Sérieux et Capgras sur "Les folies raisonnantes" :
"La malade de l’obs. XII prétend avoir été reçue à la préfecture par un faux chef de bureau qui a fabriqué des faux. Les gens qui l’ont arrêtée sont de faux agents. A l’asile tout est comédie. Les magistrats qui viennent la voir sont de faux magistrats. (…)
Dans l’observation XVIII la malade, au cours d’un délire de filiation, méconnaît l’identité de sa mère. Son acte de naissance est un faux." (6)
La clinique de la méconnaissance systématique trouve ainsi sa cohérence : chacune de ces situations cliniques vient remettre en cause le caractère opérant, pour l’aliéné, de ces actes de nominations par lesquels notre culture vient entériner les temps essentiels de la vie sociale : naissance, mort, mariage, divorce, mais aussi nomination à des fonctions sociales… Dans le cas du syndrome d’illusion des sosies, ce qui rend l’aliéné dans l’impossibilité de reconnaître celui qui se présente devant lui, c’est la carence de cette opération qui fait que chacun de nous est identifié par un nom. Dans ce syndrome, celui que l’aliéné ne peut désigner sous son nom ne porte jamais aucune autre dénomination que celle de "sosie", signant ainsi la carence de cette opération de nomination. Dans le délire de filiation, le délirant qui affirme l’absence de lien filial entérine l’échec de l’opération par laquelle un enfant peut être reconnu symboliquement, c’est-à-dire nommé. Quand l’aliéné vient remettre en cause les liens du mariage, c’est l’inefficace de l’opération par laquelle un mariage est avant tout un acte de parole qu’il vient souligner. Dans les cas de méconnaissance systématique de la mort, c’est l’acte par lequel la mort est prononcée, et qui trouve sa concrétisation dans la rédaction du certificat de décès, auquel le délirant ne peut accorder sa valeur opératoire. Enfin, dans les éléments repris du texte de Sérieux et Capgras, ce qui ne permet pas la reconnaissance des titres d’agent de police, de chef de bureau ou de magistrat, c’est l’inefficace de l’acte par lequel chacun peut être nommé symboliquement à une fonction. Mis en face des documents juridiques qui signent la prononciation de ces actes, l’aliéné a une réponse stéréotypée qui ne manque pas de rappeler celle qu’il a en face des "sosies" : "On voit bien, dit-il, que ce sont des faux !".
En 1935, M. Derombies, dans son travail de thèse, avait su noter la dimension de facticité qui caractérise la perception de l’environnement de ces patients :
"Ils expriment ce sentiment de transformation du monde extérieur comme une comédie, une mystification, "ça ne me paraît plus être un hôpital" dit la malade B. (obs. 2), cependant ses perceptions sont exactes. Une autre (obs. 2 Bouvier) a découvert un monde nouveau : " tout lui paraît apprêté, artificiel, illusoire. " Une autre (obs. 4 Bouvier) "ne voit plus rien sous l’angle habituel, tout lui paraît étrange, elle vit dans un milieu factice " (…) Pour Adèle, "c’est du théâtre, du tape à l’oeil, les fleurs sont comme dans un café-concert, des décors en carton peint, c’est de la mauvaise imitation faite à la machine"." (7)
Ne trouve-t-on pas ici la confirmation clinique de ce que Lacan soulignera tout au long de son enseignement, que notre appréhension du monde est sous la dépendance d’une intervention du registre symbolique qui en assure la stabilité comme l’authenticité. Le seul registre de l’image, de la représentation, ne permet pas d’assurer la tenue du monde tel que nous l’habitons, cette tenue repose sur un certain nombre de fonctions symboliques. A défaut de certaines nominations, le monde environnant perd toute stabilité et prend l’allure d’une caricature grimaçante, d’une comédie.
La méconnaissance systématique apparaît ainsi comme la modalité selon laquelle les aliénistes ont su isoler les manifestations de la carence de cette opération de nomination et de certaines de ses conséquences, dans le champ des psychoses. On peut faire l’hypothèse que l’évolution de ce concept, son resserrage autour de la perte de la fonction de nomination dans le cadre des psychoses, n’avait pas échappé à Lacan dans une période où il se montrait d’une grande attention aux travaux psychiatriques de ses contemporains. L’utilisation récurrente du terme de méconnaissance systématique dans plusieurs de ses écrits consacrés à la psychose, jusqu’en 1955, paraît en attester.
Ainsi en 1933, publiant dans la revue Le minotaure son texte consacré au crime des soeurs Papin intitulé "Motifs du crime paranoïaque" et soucieux d’affirmer la nature délirante d’un acte auquel toute une époque s’acharne à redonner du sens, il souligne :
"Dans la prison, plusieurs thèmes délirants s’expriment chez Christine. Nous qualifions ainsi non seulement des symptômes typiques du délire, tel que celui de la méconnaissance systématique de la réalité (Christine demande comment se portent ses deux victimes et déclare qu’elle les croit revenues dans un autre corps), mais aussi les croyances les plus ambiguës qui se traduisent dans des propos comme celui-ci : "Je crois bien que dans une autre vie je devais être le mari de ma soeur". On peut en effet reconnaître en ces propos des contenus très typiques de délires classés." (8)
En 1946, dans ses "Propos sur la causalité psychique", dans un chapitre intitulé "La causalité essentielle de la folie", c’est encore sur la méconnaissance systématique, en référence implicite au syndrome d’illusion des sosies, qu’il soutient son argumentaire et sa caractérisation de la croyance délirante :
"Quel est donc le phénomène de la croyance délirante ? Il est, disons-nous, méconnaissance, avec ce que ce terme contient d’antinomie essentielle. Car méconnaître suppose une reconnaissance, comme le manifeste la méconnaissance systématique, où il faut bien admettre que ce qui est nié soit en quelque sorte reconnu." (9)
Dans "La chose freudienne", l’année de la tenue de son séminaire consacré aux structures freudiennes des psychoses, Lacan fait une nouvelle référence à ce syndrome :
"Ils n’ont jamais rien voulu savoir de la découverte freudienne et ils n’en sauront jamais rien, même au sens du refoulement : car il s’agit en cet effet du mécanisme de la méconnaissance systématique en ce qu’il simule le délire, même dans ses formes de groupe." (10)
Cette dernière citation, même si elle se réfère plus spécifiquement aux phénomènes de la vie des groupes, a la valeur de venir spécifier le mécanisme de méconnaissance systématique par la formule "n’en rien vouloir, même au sens du refoulement" dont on sait qu’elle servira à Lacan pour définir la forclusion. Ici se manifeste le lien direct entre ce syndrome de méconnaissance systématique et la notion de forclusion que Lacan choisira – après quelques hésitations puisqu’il propose un temps le terme de "retranchement" – pour traduire le terme freudien de verwerfung.
La méconnaissance systématique se présente ainsi comme un concept précurseur de la notion de forclusion du symbolique. On peut en effet envisager que, ayant su repérer la fonction centrale de ce syndrome de méconnaissance systématique, Lacan à partir de 1955 et de son séminaire consacré aux structures freudiennes des psychoses, privilégiera le terme de forclusion pour rendre compte de la valeur doctrinale essentielle des éléments cliniques regroupés sous ce syndrome.
La clinique de la méconnaissance systématique n’en garde pas moins cette valeur de venir cerner des enjeux essentiels de l’enseignement de Jacques Lacan. Anticipant sur sa découverte de la fonction de l’objet a, elle atteste de ce fait qu’il est des objets qui ne peuvent être connus que sur le mode de la méconnaissance. S’inscrivant dans la clinique des psychoses, elle souligne combien c’est bien un défaut de nomination qui peut conduire au déploiement sans limite des manifestations de cet objet.
Ces quelques repères ont moins la valeur de reconstituer des étapes possibles de la mise en place d’un concept dans l’élaboration théorique de Jacques Lacan que de permettre de situer la clinique sur laquelle il a pu s’appuyer pour forger cette notion de forclusion. Un tel effort se propose ainsi comme un repérage conforme au voeu de Freud qui indiquait que la théorie analytique ne trouvait sa solidité – à l’image du géant Antée qui ne demeurait invincible que tant qu’il gardait contact avec sa terre maternelle – que dans des références permanentes à la clinique.
Notes :
(1) On peut citer dans ce cadre, à titre d’exemple : Solal Rabinovitch, La forclusion, Enfermés dehors, Erès, mars 1998, p 13 : "Comment en effet saisir un procès dont il n’y a pas de traces puisque sa formule est un trou dans le langage ? Un procès dont il n’y a pas d’autre trace que celle que cette formule laisse dans la langue ? Lacan, non sans ses relectures de Freud, ne cessera de parler du retour dans le réel du symbolique forclos comme de la seule trace du procès de la forclusion, la seule trace à quoi dans la clinique nous avons affaire."
(2) S. Thibierge, Pathologies de l’image du corps. Etude des troubles de la reconnaissance et de la nomination en psychopathologie, P.U.F., 1999.
(3) J. Capgras et P. Carrette, "Illusion des sosies et complexe d’oedipe", Annales Médico-Psychologiques, Paris Masson, 1924, N°2, p 48.
(4) Gaëtan Gatian De Clérambault, oeuvres Psychiatriques, Edition Frénésie, Paris, 1987, p 733.
(5) J. Borel, Les méconnaissances systématiques chez l’aliéné. La méconnaissance de la mort. Paris, Librairie Louis Arnette, 1931, p 11-13.
(6) Ibid., p. 14-15.
(7) M. Derombies, L’illusion des sosies, forme particulière de la méconnaissance systématique, Cahors, Imprimerie A. Coueslant, 1935, p 29-31.
(8) J. Lacan, "Motifs du crime paranoïaque. Le crime des soeurs Papin." Le Minotaure N° ¾, 1933-34, p. 27.
(9) J. Lacan, "Propos sur la causalité psychique", in Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p 165.
(10) J. Lacan, "La chose freudienne", in Écrits, Éditions du Seuil, 1966, p. 416.