Saint Paul avec Saint Augustin, Luther avec Lacan d' Elian Cuvillier
12 mars 2019

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Nos enseignements

Saint Paul avec Saint Augustin, Luther avec Lacan

À propos du livre de Jean-Daniel Causse : Lacan et le christianisme

 

Trois remarques préalables :

  1. 1. Théologien, exégète de formation, je ne suis pas psychanalyste. Je ne la « pratique » que comme analysant et comme lecteur occasionnel de Freud et de Lacan. J’essaie également, dans ma lecture du texte biblique, de faire droit à des notions qui émargent à ce registre[1].
  2. 2. Ami de Jean-Daniel Causse depuis plus de 40 ans, nous avons été collègues à la faculté de théologie de Montpellier, avant qu’il ne soit nommé professeur à l’Université Paul-Valéry au département de psychanalyse. Sur le plan théologique, nous partagions les mêmes héritages et les mêmes convictions. Nous avons écrit ensemble plusieurs ouvrages, dont le dernier en 2013 « Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse »[2].
  3. 3. Je me propose de resituer et de comprendre le chapitre III de Lacan et le christianisme intitulé : « La loi, le péché et la doctrine de la grâce »[3]. Je ferai cela en trois temps : tout d’abord en resituant le propos de Causse dans le cadre plus large de ce que j’appelle l’école de Montpellier ; ensuite en rappelant brièvement ce qu’est la doctrine de la grâce en protestantisme, notion qui est au cœur du chapitre III, chapitre que je présenterai dans la dernière partie de mon exposé.
  1. 1. L’école de Montpellier

 

Dans le contexte français, le lien entre psychanalyse lacano-freudienne et théologie protestante est associé à la faculté de théologie protestante de Montpellier et aux noms de Jean Ansaldi, Jean-Daniel Causse. Le travail de Jean Ansaldi[4], professeur de théologie à Montpellier de 1977 à 1997, et directeur de thèse de Jean-Daniel Causse[5], a consisté en une réactualisation de l’héritage de Luther et à articuler la théologie et de psychanalyse. Successeur d’Ansaldi, Jean-Daniel Causse a prolongé ce sillon prometteur pendant une quinzaine d’année avant de tracer sa propre voie en dehors de la théologie. Aujourd’hui c’est Guilhen Antier, dont Jean-Daniel Causse a été le directeur de thèse, qui poursuit ce travail d’articulation[6]

Pour cette école de pensée, la théologie ne permet aucun discours pertinent sur ce que Dieu est en lui-même, c’est-à-dire hors de son inscription dans le langage. Ce que désigne le signifiant « Dieu » ne s’analyse que dans les modalités d’un « croire » et donc dans des élaborations symboliques et imaginaires. A partir de là, peut se déployer un travail sur les pathologies de la croyance et sur ce que peut signifier une foi adulte. Il s’agit notamment, en théologie, de penser les conséquences de la différence entre le « moi », instance imaginaire qui se construit par identifications à des idéaux et donne le sentiment trompeur d’une identité, et le « je », instance » symbolique qui surgit d’être appelé et reconnu comme unique. L’école de Montpellier engage ainsi un dialogue fructueux entre la théologie et la psychanalyse, deux disciplines à respecter dans leur constitution mais dont il s’agit de considèrer les interactions possibles.  

 

Articulée à la psychanalyse, la théologie ainsi comprise procède à une véritable « déconstruction » du christianisme[7]. Elle réinterprète les grands lieux théologiques du christianisme en les reprenant de façon critique : en en pointant les apories, les risques, et les perversions, en même temps que les ouvertures, les promesses et les forces. Quelques exemples :

– Le concept central d’incarnation en tant qu’il désigne une kénose, un dépouillement, une incomplétude, ou une mort de Dieu, mais qui s’élabore également comme présence et nouvelle conception du corps qui n’est pas sans pertinence dans le débat autour de l’homme augmenté et du monde virtuel.

– Le Père comme nomination de Dieu et, classiquement, « toute-puissance », avec tout un imaginaire, un potentiel d’angoisse, ses régulations, mais aussi la reconstruction christologique d’une puissance paradoxale manifestée dans la faiblesse et également la nécessité de repenser la puissance comme puissance d’être au sein des contingences.

– La notion de trinité comme opération logique qui fait du « trois » la condition nécessaire au « un » du monothéisme. Cette même trinité qui organise une pensée de la filialisation de Dieu où le Père ne devient Père qu’en étant Fils. La trinité qui donne encore au Saint-Esprit la place tierce de l’entre-deux, donc ce qui a une fonction de coupure et qui est aussi instance de l’herméneute.

– Le péché originel comme précédence d’une malédiction, innocence toujours déjà perdue, tragique de l’existence, faute des pères dont Adam est la figure paradigmatique, confusion de la mort et de la vie.

– La rédemption, avec la nécessité de procéder à une relecture critique de l’idée de sacrifice, dont on sait les perversions et les montages visant à s’acquitter d’une dette insolvable et, sur cette base critique, la possibilité ouverte de repenser la mort du Christ comme don en excès de toute signification.

– La résurrection et le tombeau vide comme réel du christianisme, c’est-à-dire impossible à dire et à écrire, blanc du récit, trou dans le langage, et aussi comme constitution d’un sujet qui échappe à ce qui veut l’objectiver dans un savoir quelconque.

Il s’agit ainsi de trouver ou rouvrir du sens possible pour les affirmations principales du christianisme dans un contexte occidental post-moderne. Le christianisme ainsi compris témoigne à sa façon, que le sens est ouvert, qu’il a sa source dans ce qui est « hors-sens », exclu du sens, c’est-à-dire ce qui échappe à la représentation et au pouvoir de l’énonciation. Tel est le statut de la vérité en christianisme. La vérité n’est pas ce qui donne d’emblée du sens, mais plutôt ce qui en ouvre le possible, donc ce qui inaugure de nouvelles capacités pour penser, parler, agir, bref pour vivre. Ainsi, une vérité est ce qui interrompt le régime du sens. À l’endroit même où les mots viennent à manquer, là où le sens est mis en abîme, là où le savoir rencontre un point de butée, là où l’on ne dispose d’aucune représentation, c’est là justement qu’advient une vérité dont il est possible de vivre alors même qu’elle demeure in-sue.

  1. 2. La doctrine de la grâce en protestantisme

 

Sur la question de la grâce, Luther et les Réformateurs se situent dans l’héritage de Saint Augustin : le péché n’est pas d’abord faute morale mais puissance d’asservissement. Elle rend l’être humain incapable de faire quoi que ce soit qui puisse lui mériter l’indulgence et le secours de Dieu. Le salut dépend alors exclusivement de la grâce de Dieu. L’humain le reçoit comme il reçoit la vie, en dehors de tout mérite, sans l’avoir demandé, sans avoir rien eu à faire. Dieu ne donne pas le salut à des justes : il n’en existe pas un seul. Il ne fait pas grâce à ceux qui pourraient faire valoir des circonstances atténuantes. L’être humain est prisonnier du mal. Il ne peut lui échapper que si Dieu, par pure grâce, l’en arrache. Cette grâce s’expérimente par la foi.

Pour la Réforme la foi ne consiste ni en l’adhésion intellectuelle à des doctrines ni en un sentiment du cœur, ni en une décision de la volonté. Par « foi », il faut entendre ce que Dieu, par grâce, fait surgir en l’être humain. Elle est un don de Dieu. Il ne dépend pas de l’humain de croire et d’aimer ; cela arrive et s’impose à lui. Il en résulte que parler du « salut par la grâce » ou du « salut par la foi » revient a peu près au même. Dans les deux cas, on veut souligner que le salut provient entièrement de Dieu et nullement de l’humain. Dit encore autrement : « la grâce  produit […] la foi, et non vice versa. Une des plus grandes perversions de la prédication protestante consiste à dire aux gens : vous devez croire, et alors vous obtiendrez ainsi la grâce. Les Réformateurs unanimes n’ont cessé de dire le contraire, à savoir que la foi est le premier don de la grâce de Dieu. Croire signifie seulement accepter le don de Dieu. La grâce précède tout le reste. Sa venue et ce qu’elle opère rendent la foi possible ; c’est elle qui rend la foi possible » (Paul Tillich).

  1. 3. L’apport spécifique de Causse dans «  La loi, le péché et la doctrine de la grâce »

Dans ce chapitre Causse interroge Paul sur la question du péché et de la loi en lien avec la doctrine de la grâce. J’en propose une lecture commentée en six points qui constituent selon moi les étapes successives d’une pensée en dialogue avec Saint Paul, Lacan mais aussi Saint Augustin et Luther.

3.1. Le renversement initial

Alors que dans la pensée religieuse courante, le péché consiste à accomplir le mal, la thèse de Saint Paul constitue un renversement radical : le péché c’est la volonté de faire le bien[8]. Non seulement, de façon classique, lorsque le sujet éprouve un sentiment d’échec devant cette tâche d’accomplir le bien, mais plus encore, de façon paradoxale, lorsqu’il a le sentiment d’y avoir réussi, se complaisant alors dans sa propre justice.

Si la transgression c’est vouloir le bien, alors poursuit Causse, « ce qui répond à cette transgression est une autre transgression, qu’il nomme grâce. Au franchissement d’une certaine limite sur la voie du bien où l’on se découvre  démesurément pécheur, répond un autre type de franchissement et une pensée de l’excès gracieux, qui conduit le sujet vers un autre régime  que celui de la loi »

S’instaure alors une dialectique du péché et de la grâce : Causse est ici héritier de la lecture luthérienne de Paul. Le sujet expérimente qu’il meurt de ce qui devait le faire vivre : « Le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé pour moi mener à la mort » (Rm 7,10) Paul trouve la mort sur la voie du bien et non l’inverse. Mais il expérimente dans le même temps qu’une grâce imméritée lui offre une issue à l’impasse de l’enfermement dans la loi.

En interrogeant Paul sur son rapport à la loi et à la transgression, Lacan montre qu’il l’a perçu comme celui qui a opéré un renversement du champ de la morale et le retournement d’un certain rapport à la loi.

3.2. Conflit des interprétations entre une lecture « chrétienne » et « juive » de Lacan.

Pour les psychanalystes qui s’inscrivent dans la tradition du judaïsme (Sibony, Weil, Winter), Paul confond la loi et le symptôme ou encore la loi et le surmoi. Il affiche une haine d’elle qui l’empêche d’en être libéré. Paul confond la loi symbolique avec la figure pathologique d’un commandement obscène et féroce. La loi dont parle Paul n’est pas la Loi de la Bible « mais ce que cette loi devient quand, privée de sa dimension symbolique […] elle impose le silence au sujet ». La Loi à laquelle est confronté Paul est la loi, sa dégradation sous la forme mortifère du surmoi qui persécute le sujet et qui fait du commandement l’injonction d’un Autre méchant (sous les aspects de la bonté et de la miséricorde). La Loi symbolique est devenue une loi imaginaire : Paul devient le père de la culpabilité et du sacrifice expiatoire en christianisme.

Pour les psychanalystes qui s’inscrivent dans une tradition chrétienne (côté catholique avec les jésuites Denis Vasse et Louis Beirnaert, mais aussi Antoine Vergotte ; côté protestant, l’école de Montpellier), la lecture est différente. Certes, Paul a sans aucun doute un rapport problématique à la loi : il ne la voit pas, il ne la vit pas comme une loi de liberté mais comme une loi oppressante (surmoïque et imaginaire) : « Ainsi le commandement qui mène à la vie se trouva pour moi mener à la mort » affirme Paul en Rm 7,10. À la différence de ce dont témoignera Luther dans son propre parcours, Paul ne vit pas dans la culpabilité, mais dans un rapport obsessionnel à la Loi. S’il y derrière ce rapport obsessionnel un rapport mortifère insu, ceci n’est pas réductible a une histoire personnelle. Plus fondamentalement son histoire personnelle devient « un moment de la pensée qui opère le basculement de tout un monde religieux et d’une conception de l’humain. D’une certaine manière, Paul est celui qui invente une nouvelle forme de subjectivité par le passage de la loi à la grâce. » (137). Il  généralise à l’humanité ce qu’il a vécu singulièrement : en Adam tous ont péché.

3.3. Saint Augustin lecteur de Saint Paul

« Tous ont péché » : privation inaugurale de liberté. Le péché est une puissance qui capture et produit la mort. Saint Augustin en fera le « péché originel ». Différent dans le judaïsme : Adam aurait pu répondre à la question de Dieu « ou es-tu ? » en répondant tel Abraham « me voici ». Pour la lecture augustinienne et paulinienne : le refus d’Adam n’est pas un choix ouvert. Il est la représentation d’une précédence : le oui adressé à la loi a toujours été recouvert par un « non » : le « péché d’Adam ». Quelque chose s’impose au sujet malgré lui, avec lui et sans lui, comme un clivage entre le vouloir et le faire : « Ce n’est pas moi qui agit, mais le péché qui habite en moi ». Le moi n’est justement pas là ou je pensais être. C’est l’inconscient en tant qu’il agit, en tant qu’il fait le destin de chacun. Auquel il faut ajouter au contraire du sujet de l’inconscient une puissance de l’indétermination dans le sens où ce n’est pas écrit à l’avance : dialectique détermination/indétermination (qui se joue au niveau de l’inconscient). Comme Paul, Augustin prend au sérieux une précédence, c’est-à-dire le fait que chacune trouve à sa naissance ce qui, étant déjà-là, l’arrache d’emblée à l’innocence.

3.4. La fonction de la Loi

Lacan interprète les 10 commandements comme Loi symbolique. Mais Lacan montre aussi que nous ne cessons de transgresser cette loi : « En faisant du Décalogue un interdit que le sujet ne cesse de transgresser — ce qui est même là pour la transgression — Lacan est sur la ligne de Paul lorsqu’il affirme que la loi saint, juste et bonne, fait « proliférer la faute » (Rm 5,20). « La loi a donc pour fonction d’interdire une seule chose : l’objet incestueux en tant qu’il produit la mort du désir. C’est ainsi de cette façon que Lacan interprète le Décalogue, mais en ajoutant que la loi qui interdit est aussi celle qui produit une transgression. » (146) Paul se situe dans cette perspective, ce que Lacan relève lorsqu’il remplace malicieusement le terme de « péché » par celui de « Chose » dans le texte de Romains 7 ? Lacan poursuit ensuite la problématique paulinienne en interrogeant la dialectique de la grâce et du péché, pas supplémentaire qui fait passe de la loi à la grâce.

3.5. Démesure du péché et excès de la grâce

La grâce est une nouvelle économie subjective ; encore une fois Paul et Augustin sont ici convoqués. La notion de grâce rompt avec une pensée de la mesure, du juste milieu, de l’équivalence, de l’équilibre. A un excès, celui du péché, répond un autre excès, celui de la grâce : le contraire du péché n’est pas la vertu mais la foi (Kierkegaard) c’est-à-dire la confiance en la démesure de la grâce : la où le péché abonde la grâce surabonde (Rm 5,20). Péché et grâce transgressent les régulations des lois communes. Le péché réside donc dans la double prétention de faire le bien et de n’être pas aveugle (cf. Jn 9,41). La grâce divine déclare juste celui qui est et demeure pécheur et le service des biens, s’il est indispensable à la vie en société, est séparé de l’acte de foi… comme de l’acte analytique (la guérison est « de surcroit »[9]). La psychanalyse de vise pas le bien du patient. Grâce et perversion sont ici très proches : elles sont toutes les deux hors-la-loi. La grâce ouvre à l’acte éthique et non à la morale : « L’éthique se distingue de la morale en ceci précisément que l’acte ne consiste pas à amener le sujet à reprendre place dans un cadre, mais à opérer un franchissement authentique, lequel a toujours une modalité anti-adaptatrice » (154) L’acte est non ajusté, discordant… « Dans son excès, la grâce produit donc la défaite des identités mondaines » (155) cf. Ph 3. Du « moi » vis-à-vis du sujet. Dégradation des identités imaginaires.

3.6. Subversion du sacrifice

Mesure et démesure du sacrifice. On sacrifie toujours à des dieux obscurs. Le sacrifice du Christ est hors sens, il est sacrifice du sacrifice (167) : la mort du Christ est une illustration de la grâce… Elle coûte à Dieu sa propre image. Si Freud a interprété le sacrifice du Christ, à la suite de la tradition chrétienne, dans une logique symétrique, avec Lacan, le sacrifice est hors sens, une geste superflu de pure dépense (comme la femme au parfum de Jn 12,1-8 et //) Un surplus qui dépose toute économie.

Ouverture : Saint Paul avec Saint Augustin, Luther avec Lacan

Saint Paul avec Saint Augustin : du côté de Paul, l’excès du péché : non en lien avec le mal ou la faute mais avec un « vouloir le bien » ; avec Saint Augustin, l’excès de la grâce qui met en crise le libre arbitre.

Luther avec Lacan : du côté de Luther — et de la tradition protestante—, la dialectique Loi/grâce et la foi comme confiance en l’excès de la grâce ; avec Lacan, la grâce qui met en crise un « moi » instance imaginaire d’un humain qui pense maitriser son existence. La grâce qui convoque un « sujet » auquel n’est promis aucune guérison, mais devant lequel s’ouvre l’étroit et sinueux chemin d’une liberté à recevoir d’un Autre et à vivre au quotidien.

« Rappelons aussi le mot de saint Paul dans son épître aux Romains : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). Lacan se réfère donc à la doctrine de la grâce en tant qu’elle est une théorie de l’excès ou du surcroît. Or cet excès est situé dans une tension dialectique avec une autre logique de l’excès dont Paul dit qu’elle rend démesurément pécheur. La position paulinienne a ceci de particulier qu’à un excès ne répond pas ce qui ramènerait à une mesure, à des normes communes, qui prendrait place dans un ensemble. À cet excès ne peut répondre qu’un autre excès, une autre sorte de débordement, qui surpasse même le premier : un excès de l’excès. Kierkegaard disait ainsi que « le contraire du péché n’est pas la vertu, mais la foi », c’est-à-dire qu’à la démesure du péché ne répond pas la mesure de la vertu ou de la morale, mais une autre démesure qui est celle de la grâce […] La grâce est le seul vis-à-vis possible du péché, car eux seuls transgressent les régulations des lois communes. Pour Paul, le péché fait du sujet un hors-la-loi, ce qui suppose justement un rapport soutenu du sujet à la loi. La grâce est également hors-la-loi. Elle ne répond pas à des mérites dont on pourrait se prévaloir, ni à des qualités intrinsèques, ni même à des humbles contritions. Elle ne récompense rien. Au regard de ce qui semble juste, elle est arbitraire. »[10]

Elian Cuvillier

Faculté de théologie de Montpellier

 

[1] Elian Cuvillier, « Bible et psychanalyse. Quelques éléments de réflexion », Etudes Théologiques et Religieuses 82 (2007), p. 159-177.

[2] Jean-Daniel Causse – Elian Cuvillier,  Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse, Paris, Bayard, 2013.

[3] Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme, Paris, Campagne Première, 2018.

[4] Jean Ansaldi, La paternité de Dieu. Libération ou névrose ? (Études théologiques et religieuses hors série), Montpel­lier, 1980 ; L’articulation de la foi, de la théologie et des Ecritures, Paris, Cerf, 1991.

[5] Jean-Daniel Causse, La haine et l’amour de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1999.

[6] Guilhen Antier, « Luther et Lacan. Exploration et redéploiement d’un héritage », Laval Théologique et Philosophique, 73 (2017), p. 141-165.

[7] Causse – Cuvillier, Traversée du christianisme, op.cit..

[8] Qu’il s’agisse, en langage religieux de ce qu’on appelle les «  œuvres bonnes » ou, en philosophie, des valeurs de la morale commune.

[9] On peut se demander si le « de surcroît » de la guérison dans la situation analytique n’était pas à corréler d’une manière ou d’une autre à « l’excès » de la grâce dans l’expérience de la foi. Si l’analyse « ne vise pas le bien du patient » mais lui rend (un peu mieux) lisibles les signifiants de son désir, c.à.d lui permet de repérer la loi qui l’assujettit (au signifiant), au final ça pointe bien que l’expérience de l’analyse demeure fondamentalement une expérience de la Loi (au sens théologique : un deuxième usage). Du coup, si une grâce est possible, elle ne peut être en effet que de surcroît : au fond, si une analyse peut contribuer à la ré-surrection d’un sujet, c’est seulement en tant que « pédagogue » (pour parler comme Paul), mais quelque part s’il n’y a pas un événement qui survient « en excès » (à la façon de l’Evangile) le sujet peut parfaitement en rester au stade d’un certain tragique (repérer là où il est pris dans la répétition, etc.) sans jamais véritablement franchir le pas consistant à « entrer dans la vie ». C’est une façon de reposer la question de la fin de l’analyse (ici davantage comme terme que comme finalité) : que penser d’une analyse sans fin ? D’un analysant qui ne « parvient » pas à lâcher son analyse/son analyste (et réciproquement, d’un analyste qui ne parvient pas à lâcher son analysant) ? On connaît des gens qui sont en analyse depuis 20 ans, 30 ans… pour qui l’analyse à la fois a changé leur vie, leur a permis, leur permet, d’assumer un peu mieux leur existence (ce qui est déjà loin d’être négligeable), mais qui en même temps (et par là même) semblent parfois « empêchés » de vivre, de franchir le cap qui reste à franchir pour se « laisser aller à vivre », parce que quelque part ils se retiennent, ils s’accrochent à leur symptôme (l’analyse pouvant devenir elle-même un symptôme !). Vaste question… qui vaut en premier lieu pour chacun ! (je dois ces réflexions à Guilhen Antier).

[10] Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme, p. 149-150.

Saint Paul avec Saint Augustin, Luther avec Lacan

À propos du livre de Jean-Daniel Causse : Lacan et le christianisme

 

Trois remarques préalables :

  1. 1. Théologien, exégète de formation, je ne suis pas psychanalyste. Je ne la « pratique » que comme analysant et comme lecteur occasionnel de Freud et de Lacan. J’essaie également, dans ma lecture du texte biblique, de faire droit à des notions qui émargent à ce registre[1].
  2. 2. Ami de Jean-Daniel Causse depuis plus de 40 ans, nous avons été collègues à la faculté de théologie de Montpellier, avant qu’il ne soit nommé professeur à l’Université Paul-Valéry au département de psychanalyse. Sur le plan théologique, nous partagions les mêmes héritages et les mêmes convictions. Nous avons écrit ensemble plusieurs ouvrages, dont le dernier en 2013 « Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse »[2].
  3. 3. Je me propose de resituer et de comprendre le chapitre III de Lacan et le christianisme intitulé : « La loi, le péché et la doctrine de la grâce »[3]. Je ferai cela en trois temps : tout d’abord en resituant le propos de Causse dans le cadre plus large de ce que j’appelle l’école de Montpellier ; ensuite en rappelant brièvement ce qu’est la doctrine de la grâce en protestantisme, notion qui est au cœur du chapitre III, chapitre que je présenterai dans la dernière partie de mon exposé.
  1. 1. L’école de Montpellier

 

Dans le contexte français, le lien entre psychanalyse lacano-freudienne et théologie protestante est associé à la faculté de théologie protestante de Montpellier et aux noms de Jean Ansaldi, Jean-Daniel Causse. Le travail de Jean Ansaldi[4], professeur de théologie à Montpellier de 1977 à 1997, et directeur de thèse de Jean-Daniel Causse[5], a consisté en une réactualisation de l’héritage de Luther et à articuler la théologie et de psychanalyse. Successeur d’Ansaldi, Jean-Daniel Causse a prolongé ce sillon prometteur pendant une quinzaine d’année avant de tracer sa propre voie en dehors de la théologie. Aujourd’hui c’est Guilhen Antier, dont Jean-Daniel Causse a été le directeur de thèse, qui poursuit ce travail d’articulation[6]

Pour cette école de pensée, la théologie ne permet aucun discours pertinent sur ce que Dieu est en lui-même, c’est-à-dire hors de son inscription dans le langage. Ce que désigne le signifiant « Dieu » ne s’analyse que dans les modalités d’un « croire » et donc dans des élaborations symboliques et imaginaires. A partir de là, peut se déployer un travail sur les pathologies de la croyance et sur ce que peut signifier une foi adulte. Il s’agit notamment, en théologie, de penser les conséquences de la différence entre le « moi », instance imaginaire qui se construit par identifications à des idéaux et donne le sentiment trompeur d’une identité, et le « je », instance » symbolique qui surgit d’être appelé et reconnu comme unique. L’école de Montpellier engage ainsi un dialogue fructueux entre la théologie et la psychanalyse, deux disciplines à respecter dans leur constitution mais dont il s’agit de considèrer les interactions possibles.  

 

Articulée à la psychanalyse, la théologie ainsi comprise procède à une véritable « déconstruction » du christianisme[7]. Elle réinterprète les grands lieux théologiques du christianisme en les reprenant de façon critique : en en pointant les apories, les risques, et les perversions, en même temps que les ouvertures, les promesses et les forces. Quelques exemples :

– Le concept central d’incarnation en tant qu’il désigne une kénose, un dépouillement, une incomplétude, ou une mort de Dieu, mais qui s’élabore également comme présence et nouvelle conception du corps qui n’est pas sans pertinence dans le débat autour de l’homme augmenté et du monde virtuel.

– Le Père comme nomination de Dieu et, classiquement, « toute-puissance », avec tout un imaginaire, un potentiel d’angoisse, ses régulations, mais aussi la reconstruction christologique d’une puissance paradoxale manifestée dans la faiblesse et également la nécessité de repenser la puissance comme puissance d’être au sein des contingences.

– La notion de trinité comme opération logique qui fait du « trois » la condition nécessaire au « un » du monothéisme. Cette même trinité qui organise une pensée de la filialisation de Dieu où le Père ne devient Père qu’en étant Fils. La trinité qui donne encore au Saint-Esprit la place tierce de l’entre-deux, donc ce qui a une fonction de coupure et qui est aussi instance de l’herméneute.

– Le péché originel comme précédence d’une malédiction, innocence toujours déjà perdue, tragique de l’existence, faute des pères dont Adam est la figure paradigmatique, confusion de la mort et de la vie.

– La rédemption, avec la nécessité de procéder à une relecture critique de l’idée de sacrifice, dont on sait les perversions et les montages visant à s’acquitter d’une dette insolvable et, sur cette base critique, la possibilité ouverte de repenser la mort du Christ comme don en excès de toute signification.

– La résurrection et le tombeau vide comme réel du christianisme, c’est-à-dire impossible à dire et à écrire, blanc du récit, trou dans le langage, et aussi comme constitution d’un sujet qui échappe à ce qui veut l’objectiver dans un savoir quelconque.

Il s’agit ainsi de trouver ou rouvrir du sens possible pour les affirmations principales du christianisme dans un contexte occidental post-moderne. Le christianisme ainsi compris témoigne à sa façon, que le sens est ouvert, qu’il a sa source dans ce qui est « hors-sens », exclu du sens, c’est-à-dire ce qui échappe à la représentation et au pouvoir de l’énonciation. Tel est le statut de la vérité en christianisme. La vérité n’est pas ce qui donne d’emblée du sens, mais plutôt ce qui en ouvre le possible, donc ce qui inaugure de nouvelles capacités pour penser, parler, agir, bref pour vivre. Ainsi, une vérité est ce qui interrompt le régime du sens. À l’endroit même où les mots viennent à manquer, là où le sens est mis en abîme, là où le savoir rencontre un point de butée, là où l’on ne dispose d’aucune représentation, c’est là justement qu’advient une vérité dont il est possible de vivre alors même qu’elle demeure in-sue.

  1. 2. La doctrine de la grâce en protestantisme

 

Sur la question de la grâce, Luther et les Réformateurs se situent dans l’héritage de Saint Augustin : le péché n’est pas d’abord faute morale mais puissance d’asservissement. Elle rend l’être humain incapable de faire quoi que ce soit qui puisse lui mériter l’indulgence et le secours de Dieu. Le salut dépend alors exclusivement de la grâce de Dieu. L’humain le reçoit comme il reçoit la vie, en dehors de tout mérite, sans l’avoir demandé, sans avoir rien eu à faire. Dieu ne donne pas le salut à des justes : il n’en existe pas un seul. Il ne fait pas grâce à ceux qui pourraient faire valoir des circonstances atténuantes. L’être humain est prisonnier du mal. Il ne peut lui échapper que si Dieu, par pure grâce, l’en arrache. Cette grâce s’expérimente par la foi.

Pour la Réforme la foi ne consiste ni en l’adhésion intellectuelle à des doctrines ni en un sentiment du cœur, ni en une décision de la volonté. Par « foi », il faut entendre ce que Dieu, par grâce, fait surgir en l’être humain. Elle est un don de Dieu. Il ne dépend pas de l’humain de croire et d’aimer ; cela arrive et s’impose à lui. Il en résulte que parler du « salut par la grâce » ou du « salut par la foi » revient a peu près au même. Dans les deux cas, on veut souligner que le salut provient entièrement de Dieu et nullement de l’humain. Dit encore autrement : « la grâce  produit […] la foi, et non vice versa. Une des plus grandes perversions de la prédication protestante consiste à dire aux gens : vous devez croire, et alors vous obtiendrez ainsi la grâce. Les Réformateurs unanimes n’ont cessé de dire le contraire, à savoir que la foi est le premier don de la grâce de Dieu. Croire signifie seulement accepter le don de Dieu. La grâce précède tout le reste. Sa venue et ce qu’elle opère rendent la foi possible ; c’est elle qui rend la foi possible » (Paul Tillich).

  1. 3. L’apport spécifique de Causse dans «  La loi, le péché et la doctrine de la grâce »

Dans ce chapitre Causse interroge Paul sur la question du péché et de la loi en lien avec la doctrine de la grâce. J’en propose une lecture commentée en six points qui constituent selon moi les étapes successives d’une pensée en dialogue avec Saint Paul, Lacan mais aussi Saint Augustin et Luther.

3.1. Le renversement initial

Alors que dans la pensée religieuse courante, le péché consiste à accomplir le mal, la thèse de Saint Paul constitue un renversement radical : le péché c’est la volonté de faire le bien[8]. Non seulement, de façon classique, lorsque le sujet éprouve un sentiment d’échec devant cette tâche d’accomplir le bien, mais plus encore, de façon paradoxale, lorsqu’il a le sentiment d’y avoir réussi, se complaisant alors dans sa propre justice.

Si la transgression c’est vouloir le bien, alors poursuit Causse, « ce qui répond à cette transgression est une autre transgression, qu’il nomme grâce. Au franchissement d’une certaine limite sur la voie du bien où l’on se découvre  démesurément pécheur, répond un autre type de franchissement et une pensée de l’excès gracieux, qui conduit le sujet vers un autre régime  que celui de la loi »

S’instaure alors une dialectique du péché et de la grâce : Causse est ici héritier de la lecture luthérienne de Paul. Le sujet expérimente qu’il meurt de ce qui devait le faire vivre : « Le commandement qui devait mener à la vie s’est trouvé pour moi mener à la mort » (Rm 7,10) Paul trouve la mort sur la voie du bien et non l’inverse. Mais il expérimente dans le même temps qu’une grâce imméritée lui offre une issue à l’impasse de l’enfermement dans la loi.

En interrogeant Paul sur son rapport à la loi et à la transgression, Lacan montre qu’il l’a perçu comme celui qui a opéré un renversement du champ de la morale et le retournement d’un certain rapport à la loi.

3.2. Conflit des interprétations entre une lecture « chrétienne » et « juive » de Lacan.

Pour les psychanalystes qui s’inscrivent dans la tradition du judaïsme (Sibony, Weil, Winter), Paul confond la loi et le symptôme ou encore la loi et le surmoi. Il affiche une haine d’elle qui l’empêche d’en être libéré. Paul confond la loi symbolique avec la figure pathologique d’un commandement obscène et féroce. La loi dont parle Paul n’est pas la Loi de la Bible « mais ce que cette loi devient quand, privée de sa dimension symbolique […] elle impose le silence au sujet ». La Loi à laquelle est confronté Paul est la loi, sa dégradation sous la forme mortifère du surmoi qui persécute le sujet et qui fait du commandement l’injonction d’un Autre méchant (sous les aspects de la bonté et de la miséricorde). La Loi symbolique est devenue une loi imaginaire : Paul devient le père de la culpabilité et du sacrifice expiatoire en christianisme.

Pour les psychanalystes qui s’inscrivent dans une tradition chrétienne (côté catholique avec les jésuites Denis Vasse et Louis Beirnaert, mais aussi Antoine Vergotte ; côté protestant, l’école de Montpellier), la lecture est différente. Certes, Paul a sans aucun doute un rapport problématique à la loi : il ne la voit pas, il ne la vit pas comme une loi de liberté mais comme une loi oppressante (surmoïque et imaginaire) : « Ainsi le commandement qui mène à la vie se trouva pour moi mener à la mort » affirme Paul en Rm 7,10. À la différence de ce dont témoignera Luther dans son propre parcours, Paul ne vit pas dans la culpabilité, mais dans un rapport obsessionnel à la Loi. S’il y derrière ce rapport obsessionnel un rapport mortifère insu, ceci n’est pas réductible a une histoire personnelle. Plus fondamentalement son histoire personnelle devient « un moment de la pensée qui opère le basculement de tout un monde religieux et d’une conception de l’humain. D’une certaine manière, Paul est celui qui invente une nouvelle forme de subjectivité par le passage de la loi à la grâce. » (137). Il  généralise à l’humanité ce qu’il a vécu singulièrement : en Adam tous ont péché.

3.3. Saint Augustin lecteur de Saint Paul

« Tous ont péché » : privation inaugurale de liberté. Le péché est une puissance qui capture et produit la mort. Saint Augustin en fera le « péché originel ». Différent dans le judaïsme : Adam aurait pu répondre à la question de Dieu « ou es-tu ? » en répondant tel Abraham « me voici ». Pour la lecture augustinienne et paulinienne : le refus d’Adam n’est pas un choix ouvert. Il est la représentation d’une précédence : le oui adressé à la loi a toujours été recouvert par un « non » : le « péché d’Adam ». Quelque chose s’impose au sujet malgré lui, avec lui et sans lui, comme un clivage entre le vouloir et le faire : « Ce n’est pas moi qui agit, mais le péché qui habite en moi ». Le moi n’est justement pas là ou je pensais être. C’est l’inconscient en tant qu’il agit, en tant qu’il fait le destin de chacun. Auquel il faut ajouter au contraire du sujet de l’inconscient une puissance de l’indétermination dans le sens où ce n’est pas écrit à l’avance : dialectique détermination/indétermination (qui se joue au niveau de l’inconscient). Comme Paul, Augustin prend au sérieux une précédence, c’est-à-dire le fait que chacune trouve à sa naissance ce qui, étant déjà-là, l’arrache d’emblée à l’innocence.

3.4. La fonction de la Loi

Lacan interprète les 10 commandements comme Loi symbolique. Mais Lacan montre aussi que nous ne cessons de transgresser cette loi : « En faisant du Décalogue un interdit que le sujet ne cesse de transgresser — ce qui est même là pour la transgression — Lacan est sur la ligne de Paul lorsqu’il affirme que la loi saint, juste et bonne, fait « proliférer la faute » (Rm 5,20). « La loi a donc pour fonction d’interdire une seule chose : l’objet incestueux en tant qu’il produit la mort du désir. C’est ainsi de cette façon que Lacan interprète le Décalogue, mais en ajoutant que la loi qui interdit est aussi celle qui produit une transgression. » (146) Paul se situe dans cette perspective, ce que Lacan relève lorsqu’il remplace malicieusement le terme de « péché » par celui de « Chose » dans le texte de Romains 7 ? Lacan poursuit ensuite la problématique paulinienne en interrogeant la dialectique de la grâce et du péché, pas supplémentaire qui fait passe de la loi à la grâce.

3.5. Démesure du péché et excès de la grâce

La grâce est une nouvelle économie subjective ; encore une fois Paul et Augustin sont ici convoqués. La notion de grâce rompt avec une pensée de la mesure, du juste milieu, de l’équivalence, de l’équilibre. A un excès, celui du péché, répond un autre excès, celui de la grâce : le contraire du péché n’est pas la vertu mais la foi (Kierkegaard) c’est-à-dire la confiance en la démesure de la grâce : la où le péché abonde la grâce surabonde (Rm 5,20). Péché et grâce transgressent les régulations des lois communes. Le péché réside donc dans la double prétention de faire le bien et de n’être pas aveugle (cf. Jn 9,41). La grâce divine déclare juste celui qui est et demeure pécheur et le service des biens, s’il est indispensable à la vie en société, est séparé de l’acte de foi… comme de l’acte analytique (la guérison est « de surcroit »[9]). La psychanalyse de vise pas le bien du patient. Grâce et perversion sont ici très proches : elles sont toutes les deux hors-la-loi. La grâce ouvre à l’acte éthique et non à la morale : « L’éthique se distingue de la morale en ceci précisément que l’acte ne consiste pas à amener le sujet à reprendre place dans un cadre, mais à opérer un franchissement authentique, lequel a toujours une modalité anti-adaptatrice » (154) L’acte est non ajusté, discordant… « Dans son excès, la grâce produit donc la défaite des identités mondaines » (155) cf. Ph 3. Du « moi » vis-à-vis du sujet. Dégradation des identités imaginaires.

3.6. Subversion du sacrifice

Mesure et démesure du sacrifice. On sacrifie toujours à des dieux obscurs. Le sacrifice du Christ est hors sens, il est sacrifice du sacrifice (167) : la mort du Christ est une illustration de la grâce… Elle coûte à Dieu sa propre image. Si Freud a interprété le sacrifice du Christ, à la suite de la tradition chrétienne, dans une logique symétrique, avec Lacan, le sacrifice est hors sens, une geste superflu de pure dépense (comme la femme au parfum de Jn 12,1-8 et //) Un surplus qui dépose toute économie.

Ouverture : Saint Paul avec Saint Augustin, Luther avec Lacan

Saint Paul avec Saint Augustin : du côté de Paul, l’excès du péché : non en lien avec le mal ou la faute mais avec un « vouloir le bien » ; avec Saint Augustin, l’excès de la grâce qui met en crise le libre arbitre.

Luther avec Lacan : du côté de Luther — et de la tradition protestante—, la dialectique Loi/grâce et la foi comme confiance en l’excès de la grâce ; avec Lacan, la grâce qui met en crise un « moi » instance imaginaire d’un humain qui pense maitriser son existence. La grâce qui convoque un « sujet » auquel n’est promis aucune guérison, mais devant lequel s’ouvre l’étroit et sinueux chemin d’une liberté à recevoir d’un Autre et à vivre au quotidien.

« Rappelons aussi le mot de saint Paul dans son épître aux Romains : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). Lacan se réfère donc à la doctrine de la grâce en tant qu’elle est une théorie de l’excès ou du surcroît. Or cet excès est situé dans une tension dialectique avec une autre logique de l’excès dont Paul dit qu’elle rend démesurément pécheur. La position paulinienne a ceci de particulier qu’à un excès ne répond pas ce qui ramènerait à une mesure, à des normes communes, qui prendrait place dans un ensemble. À cet excès ne peut répondre qu’un autre excès, une autre sorte de débordement, qui surpasse même le premier : un excès de l’excès. Kierkegaard disait ainsi que « le contraire du péché n’est pas la vertu, mais la foi », c’est-à-dire qu’à la démesure du péché ne répond pas la mesure de la vertu ou de la morale, mais une autre démesure qui est celle de la grâce […] La grâce est le seul vis-à-vis possible du péché, car eux seuls transgressent les régulations des lois communes. Pour Paul, le péché fait du sujet un hors-la-loi, ce qui suppose justement un rapport soutenu du sujet à la loi. La grâce est également hors-la-loi. Elle ne répond pas à des mérites dont on pourrait se prévaloir, ni à des qualités intrinsèques, ni même à des humbles contritions. Elle ne récompense rien. Au regard de ce qui semble juste, elle est arbitraire. »[10]

Elian Cuvillier

Faculté de théologie de Montpellier

 

[1] Elian Cuvillier, « Bible et psychanalyse. Quelques éléments de réflexion », Etudes Théologiques et Religieuses 82 (2007), p. 159-177.

[2] Jean-Daniel Causse – Elian Cuvillier,  Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse, Paris, Bayard, 2013.

[3] Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme, Paris, Campagne Première, 2018.

[4] Jean Ansaldi, La paternité de Dieu. Libération ou névrose ? (Études théologiques et religieuses hors série), Montpel­lier, 1980 ; L’articulation de la foi, de la théologie et des Ecritures, Paris, Cerf, 1991.

[5] Jean-Daniel Causse, La haine et l’amour de Dieu, Genève, Labor et Fides, 1999.

[6] Guilhen Antier, « Luther et Lacan. Exploration et redéploiement d’un héritage », Laval Théologique et Philosophique, 73 (2017), p. 141-165.

[7] Causse – Cuvillier, Traversée du christianisme, op.cit..

[8] Qu’il s’agisse, en langage religieux de ce qu’on appelle les «  œuvres bonnes » ou, en philosophie, des valeurs de la morale commune.

[9] On peut se demander si le « de surcroît » de la guérison dans la situation analytique n’était pas à corréler d’une manière ou d’une autre à « l’excès » de la grâce dans l’expérience de la foi. Si l’analyse « ne vise pas le bien du patient » mais lui rend (un peu mieux) lisibles les signifiants de son désir, c.à.d lui permet de repérer la loi qui l’assujettit (au signifiant), au final ça pointe bien que l’expérience de l’analyse demeure fondamentalement une expérience de la Loi (au sens théologique : un deuxième usage). Du coup, si une grâce est possible, elle ne peut être en effet que de surcroît : au fond, si une analyse peut contribuer à la ré-surrection d’un sujet, c’est seulement en tant que « pédagogue » (pour parler comme Paul), mais quelque part s’il n’y a pas un événement qui survient « en excès » (à la façon de l’Evangile) le sujet peut parfaitement en rester au stade d’un certain tragique (repérer là où il est pris dans la répétition, etc.) sans jamais véritablement franchir le pas consistant à « entrer dans la vie ». C’est une façon de reposer la question de la fin de l’analyse (ici davantage comme terme que comme finalité) : que penser d’une analyse sans fin ? D’un analysant qui ne « parvient » pas à lâcher son analyse/son analyste (et réciproquement, d’un analyste qui ne parvient pas à lâcher son analysant) ? On connaît des gens qui sont en analyse depuis 20 ans, 30 ans… pour qui l’analyse à la fois a changé leur vie, leur a permis, leur permet, d’assumer un peu mieux leur existence (ce qui est déjà loin d’être négligeable), mais qui en même temps (et par là même) semblent parfois « empêchés » de vivre, de franchir le cap qui reste à franchir pour se « laisser aller à vivre », parce que quelque part ils se retiennent, ils s’accrochent à leur symptôme (l’analyse pouvant devenir elle-même un symptôme !). Vaste question… qui vaut en premier lieu pour chacun ! (je dois ces réflexions à Guilhen Antier).

[10] Jean-Daniel Causse, Lacan et le christianisme, p. 149-150.