Le second tour de la présidentielle l’a confirmé sans appel et sans surprise, c’est l’Un : les français veulent un maître. Ce qui était moins attendu, c’est la maestria avec lequel le président a contré la tentative de sa chalengère de mettre du côté de l’Autre l’objet de convoitise que constituaient les électeurs de François Bayrou, chu entre les deux tours, et le transformant en un reste négligeable, une scorie. Tactique habile et de bonne guerre pour les uns, manoeuvre cynique et éhontée pour les autres, il assure qu’il tiendra non seulement ses promesses mais aussi celles de l’Autre et étend ainsi les limites du S1 au centre droit, puis au centre gauche et au parti socialiste, n’excluant pas, selon les circonstances, de faire appel pour des missions à d’autres personnalités de gauche. Apparemment, rien d’impossible. Or, disait Charles Melman, dans son séminaire du 14 février 2002 (1) , « si S1 tenait ses promesses, il n’y aurait pas de S2, il n’y aurait que du S1. S’il y a du S2, S2 se tient justement dans cet impossible dont S1 s’autorise. Ce serait enfin la paix puisque l’universel pourrait s’établir. » Et il pose la question de savoir s’il y aurait des circonstances où S1 pourrait ainsi récuser radicalement S2. Oui, répond-il : « C’est possible, non pas dans le discours du maître, parce que le discours suppose comme organisation le S2, mais dans la parole du maître en action, du vrai maître, pas celui du discours, mais le vrai maître. » Et il en trouve l’exemple dans les sociétés coloniales où il n’y a que des maîtres qui récusent toute altérité. « Il y a des serviteurs, des esclaves, des boys, des nounous… Mais ce ne sont pas des Autres… » Et il donne quelques exemples peu engageants des résultats laissés par ces sociétés.
Il ne nous reste donc qu’à espérer que S1 ne tiendra pas ses promesses, ce qui est hautement probable. Ce qui n’empêchera pas, indépendamment d’ailleurs du résultat de la présidentielle qui, comme chacun le sait, n’a pas, réellement, opposé l’Un et l’Autre mais l’Un et l’Une, -l’Autre étant depuis « la chute des idéologies » confiné aux marges de l’alter mondialisme et de l’extrême gauche-, ce qui n’empêchera pas donc le discours capitaliste et son corollaire le scientisme de produire leurs effets totalitaires, dont le principal est de réduire l’objet cause du désir à l’objet marchand et le langage à un pur instrument de transmission d’informations opérationnelles. Le XIXème siècle, avec le taylorisme, à mis le travail manuel en miettes selon l’expression du sociologue Georges Friedman, le XXIème, avec l’informatique, est en train de mettre le travail intellectuel en miettes, de transformer des métiers, avec leurs savoir faire, leurs traditions, leur éthique, en un ensemble de procédures décomposables en modules pour la mise en oeuvre desquels un « homme neuronal » en vaut un autre. Ce siècle fera des cerveaux ce que le XIXème a fait des corps : des machines. Ce que l’on appelait, il y a 30 ou 40 la « névrose des téléphonistes » a de beaux jours devant elle. Mais qui va la soigner ? Il y a longtemps que les médecins ne font plus « leurs humanités »; les psychologues sont progressivement transformés en techniciens du management médico-social : dans le diplôme où j’enseigne, il y a 25 ans 95% des étudiants arrivaient avec un bac « littéraire », aujourd’hui 95% ont un bac « scientifique » et la question commence à se poser à l’éducation nationale du maintien ou non de ces sections littéraires. Les rigueurs de la concurrence économique mondiale nous permettent-elles le luxe de ces disciplines folkloriques ? La question concerne directement les analystes puisque c’est bien souvent là, du côté de S2, par un professeur de philosophie, que les lycéens entendaient parler pour la première fois de psychanalyse.
Au cours du débat télévisé d’entre les deux tours, où les candidats furent soumis à un QCM du type « ça va pas / y a qu’à …? », les sommant de donner des réponses précises et concrètes aux aspirations des électeurs rabattues sur un catalogue de demandes à satisfaire au plus vite, il est un point sur lequel tous deux sont tombés d’accord : la nécessité de renforcer à l’école les activités Autres, notamment artistiques, Nicolas Sarkozy tenant à y rajouter –mens sana in corpore sano– le sport. Or ce sont précisément ces activités, musique, danse, théâtre, dessin… que la plupart des élèves abandonnent en classe de première ou terminale, souvent sur injonction parentale, pour se consacrer totalement aux disciplines « utiles ». C’est ainsi que certains, après s’être donné pendant deux ou trois ans mens et corpore à leur prépa et à leur sup viennent nous trouver, désorientés, à la recherche de leur être : « je me suis perdu en route », me dit un jour l’un d’eux. Ça peut s’écrire , formule du fantasme, à condition qu’un lieu Autre puisse être supposé par lui où l’énigme de son désir puisse venir en position de vérité et les signifiants maîtres qui le représentent être produits dans un dire plutôt que dans un faire, maître mot du discours social dominant. Et qu’il se trouve un psychanalyste pour faire exister ce lieu Autre (2).