Séminaire d’été 2016 – Samedi 27 août.
Roland Chemama, ETF, L 20, du 16 juin 1954.
La leçon du 16 juin 1954, comme toutes celles de ce séminaire I, est complexe, et s’appuie sur des références assez nombreuses. Il me semble alors que pour ne pas trop s’y perdre il faut surtout rappeler que dans le séminaire, Lacan élabore peu à peu les fondements de ce qui est nécessaire à saisir pour exercer la pratique qui est la nôtre. Selon une formule de la séance suivante « …à partir de quoi écoutons-nous celui qui nous parle ?». Eh bien, les fondements dont il va être question ici sont relatifs au langage d’abord, au transfert ensuite, mais ils incluent aussi une réflexion forte sur le temps.
Alors d’abord le langage. De quoi part Lacan ?
De cette idée que si une signification ne renvoie jamais qu’à une autre signification la seule méthode adéquate consiste, chaque fois que nous avons dans l’analyse du langage à chercher une signification, à faire la somme des emplois du terme considéré.
L’exemple que prend Lacan dans ce texte, c’est le mot main comme « représentant l’organe de la main, mais aussi bien la main-d’œuvre, la main mise, la mainmorte ». C’est ici assez bref, mais cela m’a fait penser à quelques lignes des « Propos sur la causalité psychique » que je vais beaucoup résumer. « Le mot, dit Lacan dans ce texte, n’est pas signe mais nœud de significations ». Et il ajoute :
« …que je dise le mot « rideau » par exemple, ce n’est pas seulement par convention désigner l’usage d’un objet que peuvent diversifier de mille manières les intentions sous lesquelles il est perçu par l’ouvrier, par le marchand, par le peintre ou par le psychologue(…) c’est par métaphore un rideau d’arbres, par calembour les rides et les ris de l’eau, et mon ami Leiris dominant mieux que moi ces jeux glossolaliques, c’est par interjection, à l’entracte du drame, le cri de mon impatience ou le mot de ma lassitude. Rideau ! C’est une image enfin du sens en tant que sens, qui pour se découvrir doit être dévoilé ».
Mais je dirais alors que si j’essaie d’éclairer notre leçon en renvoyant à ce texte, c’est pour souligner sa portée quant à l’interprétation. Dans le texte de « Propos sur la causalité psychique », que je viens de citer, il y a bien en effet l’idée d’un jeu possible sur le découpage du signifiant (les ris de l’eau) et vous savez qu’on réduit à cela, peut-être trop souvent, l’interprétation au sens lacanien. Mais il y a sans doute d’autres formes d’équivoque, et personnellement les différentes façons de manier l’interprétation, en relation avec différents aspects du langage (dans la leçon suivante Lacan parle des locutions et des formes syntaxiques), m’intéressent beaucoup.
Allons un peu plus loin. Disons que dans les divers emplois d’un mot il n’y a pas de hiérarchie, il n’y a pas en particulier à chercher un emploi qui serait plus proche d’une réalité qu’il désignerait. Au fond tout emploi d’un mot est métaphorique, cela à condition de s’entendre sur deux aspects essentiels concernant la métaphore.
Tout d’abord il serait erroné, pour parler de la métaphore, de procéder comme Jones, de la mettre en rapport avec la comparaison, dont elle se distinguerait seulement par la suppression d’un des deux termes. Lacan reprend ces questions de façon assez radicale. Si je m’adresse à l’être aimé en l’appelant « soleil de mon cœur », est-ce parce que préalablement je l’aurais comparée au soleil ? Ce n’est pas ainsi qu’il faut comprendre les choses. Cette expression a émergé dans ce que je dis, et à partir du moment où elle a émergé, du fait même de l’avoir formulée, c’est, je cite « … c’est moi, mon être, mon aveu, mon invocation qui entre dans ce domaine du symbole, ce qui implique aussi bien le fait que ce soleil me réchauffe, me fait vivre, et aussi est le centre de ma gravitation ; ».
En somme c’est la métaphore par elle-même qui produit ce que Lacan, plus tard, appellera des effets de sens. C’est parce que j’appelle cette femme « soleil de mon cœur » que je ne pourrais plus faire autrement que tourner autour d’elle, comme si j’y étais attaché par une force gravitationnelle. Et en même temps, montre Lacan, il ne faut pas oublier ce qui est paradoxalement lié à la lumière du soleil, la « morne moitié d’ombre – » dont parle M. Valéry » dans Le Cimetière marin, puisque le soleil est aussi bien, à l’occasion, ce qui aveugle.
Bon, continuons. Ce que nous venons de dire permet de situer que l’essentiel, dans les rapports humains « est littéralement créé par le surgissement du symbole lui-même ». Il n’y a pas, en particulier, à chercher en deçà du langage, quelque chose qui nous ferait sortir de ce pouvoir du symbole. Pour dire à sa gouvernante, Léonor, qu’elle aime Rodrigue, l’infante, dans Le Cid, l’infante qui s’interdit ce sentiment, lui dit « mets ta main sur mon cœur ». S’agit-il, en lui faisant sentir combien ce cœur bat
de remplacer le langage par le témoignage des sens ?
Lacan le nie, et il affirme que ce dont il s’agit ici ne prend sa fonction, son sens, qu’à l’intérieur du monde symbolique. Mais cela veut dire aussi, me semble-t-il, que l’accent mis sur le langage et la parole ne prend toute sa valeur que parce que la parole, notamment, n’est pas simple agencement de mots informatifs adressés à un interlocuteur. Autrement dit c’est d’emblée que la parole est en même temps plus que la parole, qu’elle est engagement du sujet, aveu, invocation, ou encore demande de reconnaissance. Ce sont bien ces enjeux que dans notre pratique nous avons à entendre, en évitant les deux impasses qu’il y aurait, d’un côté à croire qu’on peut y avoir un accès direct, un accès qui se ferait par on ne sait quelle intuition par on ne sait quelle empathie, d’un autre côté à écouter ce qui nous est dit comme s’il s’agissait d’un texte qui nous intéresserait seulement par ses éléments formels.
Au point où nous en sommes, cependant, nous pouvons relever que nous passons d’un questionnement général sur le langage à une autre question, essentielle elle aussi pour notre pratique, celle du transfert. On pourrait dire que toute parole, quoi qu’elle indique, est en même temps demande de reconnaissance, et cela bien sûr nous le percevons plus particulièrement à propos du transfert.
Qu’en est-il alors du transfert, et de l’analyse du transfert ? Lacan ne craint pas de reprendre cette question à la base. Analyser le transfert est-ce renvoyer, comme on le croit trop souvent, de quelque chose qui est censé être illusoire, l’amour, par exemple, d’une patiente pour son analyste, à ce qui en constituerait la vérité, l’amour infantile pour tel ou tel de ses parents ?
Lacan reprend ici un exemple tiré de Nunberg. Un patient qui apportait un maximum de matériel avec toute l’authenticité de l’aveu. Et pourtant rien ne bougeait. Moyennant quoi l’analyste s’aperçoit que toute la situation renvoie à une autre situation, dans l’enfance du patient, où celui-ci, de façon apparemment répétée, se confie à sa propre mère, et cela avec une visée de complétude aussi forte que celle qui sera la sienne par rapport à l’analyste.
Nunberg ajoute que ce jeu était rendu particulièrement délicieux, dans l’enfance, du fait que sa mère s’asseyait sur le lit de son enfant en vêtements de nuit et que celui-ci pouvait ainsi sentir sa chaude présence (ici d’ailleurs le texte de Nunberg est plus précis que celui de Lacan).
Cet exemple est assurément intéressant. Il y a sûrement, relève Lacan, des analystes qui n’iraient pas par quatre chemins, qui diraient « mais oui, c’est bien cela, derrière cette parole le sujet recherche une satisfaction semblable ». Trouverait-on, aujourd’hui, beaucoup d’analystes qui diraient cette sottise ? Parce que tout de même c’est une sottise. L’analyste ne présente pas, généralement, les charmes de l’objet primitif ! Cependant au-delà de ce que Lacan appelle des « choses bébêtes », il reste qu’on peut se demander si le transfert n’est tout de même pas retour, ou peut-être simplement présence de quelque chose.
Mais alors de quoi ? Eh bien j’aurais assez tendance à répondre : Présence de l’essentiel, parce que je pense au poème d’Angelus Silesius, que Lacan cite à la fin de la leçon précédente, et au vers qui oppose l’essentiel au contingent.
Mais comment situer ce qui est essentiel ? Lacan va passer par une réflexion sur le temps, et celle ci elle-même s’appuie sur la lecture de Hegel, en particulier de la préface à la Phénoménologie de l’Esprit, mais je vais être amené à déplacer un peu cet accent.
Rappelons déjà, tout de même, que la question du temps traverse tout le séminaire. J’avais par exemple insisté, lors du séminaire d’hiver, sur le fait que la psychanalyse ne consiste pas à se remémorer, que ce dont il s’agit, comme le dit Lacan, c’est moins de se souvenir que de réécrire l’histoire Mais si la cure est une réécriture, de quoi s’agit-il dans le transfert ? Et pour ne pas perdre de vue la question posée avec Nunberg, qu’est-ce qui se conserve d’essentiel dans le transfert ?
C’est là qu’on pourrait en venir à Hegel. Il faut cependant noter que la citation que donne Lacan, « Le concept c’est le temps de la chose », il semble qu’on ne la retrouve nulle part telle quelle chez Hegel. Ce qu’on trouve seulement ce sont des formules comme « le temps est le concept « étant là ».
Mais ne nous fixons pas pour l’instant là-dessus. Faisons un petit détour. En fait dans plusieurs de ses leçons, Lacan a parlé du concept comme étant la chose même. Dans la leçon du 12 mai, juste avant d’évoquer le mot éléphant, Lacan a dit que le mot (ou le concept), c’est la chose même. « …ça n’est pas simplement, dit-il, une espèce d’ombre, de souffle, d’illusion virtuelle de la chose, c’est la chose même ». Nous avons là une idée que Lacan n’a jamais cessé de répéter, jusqu’au Moment de conclure d’ailleurs. C’est que c’est le monde des mots qui fait le monde des choses. Le mot fait la chose ou « fêle a chose ». Mais qu’est-ce qu’il attend, dans cette leçon, de la présentation de cette thèse ?
Il me semble d’abord que si nous allons à la page 434, nous voyons ce qui est en jeu, c’est la distinction entre la dimension de la différence, par quoi on pourrait dire que rien n’est jamais reproductible, le fleuve dans lequel je me baigne aujourd’hui n’étant pas le même, Héraclite le souligne, que celui d’hier – distinction donc entre la dimension de la différence et la dimension de l’identité, parce que tout de même, à un certain niveau, le niveau du concept ou de la chose, c’est le même fleuve.
Alors est-ce que, pour aller vite, vous ne trouvez pas qu’il y a ici une forme du raisonnement qui permettrait de répondre à la question que nous avons posée à partir de Nunberg ? Évidemment le divan de l’analyste n’est pas le lit de l’enfant sur lequel la mère s’asseyait. Mais au niveau du désir inconscient est-ce qu’il ne faut pas poser une dimension de la Chose en tant que celle-ci ne se réduit pas à ce qui peut apparaître dans la réalité empirique ? La Chose n’a pas à être située à une place particulière dans la réalité empirique, et c’est parce qu’elle n’a pas à y être située qu’elle acquiert en même temps un mode de présence beaucoup plus essentiel, tout comme l’éléphant qu’on rend présent par le simple fait de le nommer.
Bref l’analyste et la mère ne doivent pas être confondus, mais la parole en séance les produit comme des formes d’une même chose, la Chose freudienne si vous voulez ? Moyennant quoi une des difficultés de l’interprétation analytique sera de ne jamais faire entendre que l’analyste, dans tel rêve, représente la mère, mais que, par exemple, dans le texte d’un rêve où figure l’analyste, une question peut s’inscrire concernant ce que c’est qu’une mère.
Alors bien sûr nous pouvons comprendre que Lacan passe par Hegel. Si vous ouvrez la Phénoménologie de l’Esprit, ne serait-ce que la préface, vous verrez que Hegel y affirme très vite que dans le concept seul la vérité trouve l’élément de son existence. Pour Hegel il y a fondamentalement identité du concept et de la chose.
Parce qu’il n’y a pas d’opposition entre la pensée et la réalité, la pensée comme concept se saisit dans la réalité, et à ce niveau, qui est celui de la chose on est au niveau de l’unité, ou de l’identité à soi. La diversité, dit Hegel dans la Préface « est ce que la chose n’est pas ». Seulement ce qu’il faut comprendre, c’est que ce n’est qu’au terme d’un processus, dans le savoir absolu, que le concept pourra se saisir lui-même comme concept pur. Entre temps, si on peut dire, Il ne se manifeste qu’à travers des manifestations temporelles particulières.
C’est là qu’on en arrive à la question du temps :
« Le temps, dit Hegel, est le concept même qui est là, c’est pourquoi l’esprit se manifeste nécessairement dans le temps et il se manifeste dans le temps, aussi longtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire, n’élimine pas le temps (…) quand ce concept se saisit soi-même, il supprime sa forme de temps »
Il y a sans doute là un paradoxe. Hegel dit que le concept c’est le temps, mais il dit aussi que le concept n’est pleinement concept qu’en supprimant sa forme de temps. Eh bien je pense que ce paradoxe trouve un écho dans la psychanalyse, puisque nous pouvons dire à la fois que le désir inconscient subsiste tout au long du temps d’une vie, et en même temps que l’inconscient se place hors du temps. Le désir qui peut se dire dans la parole de l’analysant ne s’explique pas en renvoyant à un désir antérieur, il est le désir lui-même qui n’a jamais cessé d’être, au delà de ses formes diverses.
C’est cela qui nous permet de comprendre ce que Lacan dit dans une formule saisissante : « que la parole actuelle, dans la pratique analytique, la parole actuelle, exactement comme la parole ancienne, est en somme mise dans une parenthèse de temps. »
Mais c’est là aussi, à propos de cette notion de parenthèse de temps, que je me permettrais de vous suggérer qu’une autre référence que la référence hégélienne serait au moins aussi éclairante. Ce à quoi l’expression parenthèse de temps m’a fait penser – et je justifierais cette référence – c’est à la mémoire que Proust appelle mémoire involontaire.
Sans doute la plupart d’entre vous connaissent ces moments particuliers où le narrateur, dans À La recherche du temps perdu, écrit la façon dont il accède… à quoi ? Est-ce au souvenir d’un moment particulier de sa vie ? Le titre de l’ouvrage, À la recherche du temps perdu, et celui de la dernière partie, Le temps retrouvé, pourrait le faire penser. Mais dans ces différentes expériences – et la fameuse madeleine n’en est qu’une, ça peut être un clocher, des pavés inégaux – dans ces expériences donc il s’agit plutôt d’atteindre à quelque chose où le passé est là en personne dans le présent, où à la limite, on est hors du temps, puisque passé et présent ne se distinguent pas. N’y a-t-il pas ici quelque chose qui peut introduire à la conception du désir au sens analytique, à notre conception du temps du désir ?
Peut-être cependant vous pourriez penser que cette référence à Proust n’est pas justifiée par le texte. Eh bien je n’en suis pas si sûr. Lacan ne parle pas de Proust dans la leçon qui nous occupe, mais il l’a fait la semaine précédente, pour parler du désir humain. Il a parlé en particulier, je cite, de la « prodigieuse analyse de l’homosexualité qui se développe dans Proust sur le plan du mythe d’Albertine ». Sans doute Proust l’intéressait non seulement en ce qu’il dit au mieux les nuances du désir, de l’amour, de la jalousie, mais en tant que son exploration de la question du temps ne peut qu’intéresser les analystes.
Pour ne pas faire trop long j’aborderais à présent seulement un dernier point, lui aussi en rapport avec le transfert, Übertragung en allemand. Ce terme d’Übertragung, Lacan nous rappelle où il apparaît dans l’œuvre de Freud. C’est dans la septième partie de La Traumdeutung, et il désigne le fonctionnement psychique qui fait que, notamment dans le rêve, le désir se détache des signifiants auxquels il est attaché et se reporte sur des signifiants au départ moins investis, comme ceux qui renvoient à des événements de la veille du rêve, ce que nous appelons les restes diurnes.
Alors à partir de là je voudrais dire deux choses. D’une part que ce que Lacan décrit là est fondamental pour notre pratique. Il est très fréquent, lorsqu’on me raconte un rêve en séance, que je demande à mon analysant si un élément du rêve lui rappellerait quelque chose qui se serait passé la veille. Et généralement, précisément parce que ces éléments sont moins l’objet d’un refoulement, cela ouvre une porte qui permet d’approcher des questions tout à fait essentielles.
La seconde chose c’est que nous pourrions aussi reprendre ici l’idée de parenthèses de temps. Tout se passe comme si ce qui s’est passé la veille du rêve d’un côté, et d’un autre côté des événements beaucoup plus anciens était strictement superposé, au point qu’on ne pourrait pas distinguer la temporalité des uns et celle des autres. Tout cela, vous le voyez, montre une fois de plus qu’une réflexion sur le rapport subjectif au temps est essentielle pour notre pratique.
Relecture Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.