Engager un colloque de psychanalyse sur le thème du trinitaire n’est pas sans risque, entre autres celui d’une possible confusion entre des domaines hétérogènes, et de venir alimenter ainsi une critique que l’on voit rejaillir régulièrement de la psychanalyse comme système religieux. Le pari fut plutôt de tenir que le religieux participe de l’histoire humaine et que d’en exclure la problématique, c’est vider notre approche de la réalité psychique d’une dimension qui avait tant retenu Freud dans son élaboration. Jusqu’à quel point pouvons nous prendre distance vis-à-vis de cette conception freudienne qui donne une place centrale à la fonction paternelle et une consistance religieuse à cette réalité psychique ? Tel fut l’enjeu majeur de ces journées.
Pour ce faire nous sommes allés consulter quelques auteurs théologiques qui ont participé à cette invention de la trinité et à ses aléas, et entendre aussi comment la mystique est venue bien souvent subvertir l’ordre qui se constituait ainsi. Il s’agissait alors de dégager les structures logiques qui ont organisé ces discours et d’apprécier en quoi la topologie lacanienne nous permettrait d’en renouveler l’approche. Le noeud borroméen comme noeud mental nous déprend de l’ordinaire représentation des formes cliniques, ce qui fut éprouvé avec plusieurs exposés.
Nous avons donc dans un premier moment considéré l’histoire de ce dogme trinitaire tel qu’il s’est construit dans la tradition chrétienne, et évoqué les débats théologiques dont celle-ci fut ponctuée, soit lors des crises internes qui vont provoquer à chaque fois des remaniements, des raffinements, des serrages du dogme, soit par les schismes qui ont divisé la communauté souvent dans la violence, soit encore que d’autres systèmes religieux soient venus faire valoir qu’on peut être monothéiste sans être trinitaire, comme c’est le cas avec l’Islam, reprenant en cela le judaïsme.
Ainsi furent évoquées les oeuvres d’Hilaire de Poitiers, d’Augustin, de Thomas d’Aquin et de quelques autres théologiens qui ont été les maîtres d’oeuvre de cette invention de la Trinité ; et aussi la mystique, tant dans le champ du christianisme que dans celui de l’Islam, avec Maître Eckart et la mystique rhénane, Ibn Arabi et Rûbehân pour la mystique soufi.
Comme on sait, c’est Le concile de Nicée qui va faire cette profession d’une même substance pour le Père et le Fils. Par la suite, comme l’a soutenu Pierre-Christophe Cathelineau, Augustin va aller au delà de Nicée en faisant valoir la dimension relationnelle entre les trois termes et dégager par la même une structure logique de cette Trinité. Augustin ne considère pas la relation d’engendrement, mais la relation en tant que telle. Il n’est pas allé jusqu’à dire que la relation prévalait en Dieu et il maintient le primat de la substance pour penser l’essence de Dieu, cependant l’usage qu’il fait de ces concepts n’est pas sans nous indiquer les linéaments d’un nouage.
S’il est possible de comparer l’approche augustinienne du dogme trinitaire avec le dire de Lacan sur le noeud borroméen, Il faudra sans doute le pas de St.Thomas d’Aquin (1225-1274) pour arriver à cette conception purement relationnelle, dégagée de toute hypostase, qui cerne ainsi un réel de Dieu. C’est certainement à ce niveau que le lien avec la psychanalyse est autorisé, c’est-à-dire en tant que lien logique comme l’a bien articulé Jean-Jacques Lepitre. A rencontrer cette analogie de structure, il se pose alors la nécessité interne de leur émergence dans chaque champ respectif. C’est en tout cas par une approche analytique et structurale que ce questionnement peut avancer.
Freud ne s’est pas seulement informé de l’histoire religieuse, il s’est autorisé, en psychanalyste en des constructions qui ont été appréciées comme risquées. C’est spécialement le cas avec la horde primitive qui est sa manière d’avancer sur la question du Père, d’avancer en ne pouvant faire l’économie d’un Père Primitif qui règne sans partage sur cette horde. Et dans le mythe qu’il en conçoit, ce Père va subir le résultat d’une passion que l’on connaît, à savoir ce retournement de l’amour en haine, et le meurtre qui s’en suit.
Cette histoire du meurtre du Père, Freud nous dit que c’est refoulé et que c’est ce qui va engager la croyance religieuse. Qui dit refoulement, dit aussi retour du refoulé, répétition et négociation avec celui-ci, formation de compromis et de symptôme, etc. La thèse de Freud, c’est que le meurtre de Moïse dans le judaïsme est de l’ordre de la répétition.
À se mettre dans les pas du freudisme, il nous viendrait alors cette hypothèse : si ce meurtre, dans le christianisme, serait plus ou moins avoué par déplacement sur la passion du Christ, est ce que dans l’Islam, ce meurtre aurait pu être dénié ? Selon le destin psychique de ce meurtre du Père, on pourrait en déduire ensuite les effets variés qui en découlent.
La spiritualité juive prendrait sa force en devenant une religion du Père, mais réservé à un peuple élu qui pourra alors fait prévaloir cette élection auprès des autres peuples.
Avec le christianisme, nous aurions d’une part une manière de négociation de la culpabilité et c’est le Christ qui vient la prendre en charge. Le Père ne se situe plus dans sa radicale solitude, le Fils vient par sa présence humaine, sa passion et sa résurrection ouvrir un autre lien au Père.
Dans l’Islam, on retrouve un strict monothéisme. La louange continuelle du Dieu Unique loin de se limiter à un peuple devient ouverte à tous pourvu qu’il le fasse dans la fidélité de la Lettre coranique. On y retrouve Marie et Jésus, mais ce dernier n’a qu’un simple statut de prophète, et d’une bien moindre importance que d’autres et d’Abraham en particulier. Il n’a pas été crucifié, les témoins ont simplement cru voir cela.
Si on fait l’hypothèse d’un mécanisme de déni, cela pourrait imaginer qu’un clivage vient d’une part maintenir la figure de l’Urvater, celle d’un Père unique (Al-Wâhid), tout puissant (Al-Qawî), quasi maternel (Ar-Rahîm), mais aussi intransigeant (Al-Azîz) bien qu’équitable (Al-‘Adl), et d’autre part celle du sacrifice sous un rituel qui a son efficacité symbolique mais qui doit avoir une réalité.
Lacan va reprendre ces questions. Est ce qu’il reprend "la question du Père" ? Il va plutôt retourner la question et c’est le Père "d’avant la question" qui le préoccupe. La réalité psychique de Freud nous dit il dans "RSI", c’est la même chose que la réalité religieuse. Voila quelque chose qui mérite notre attention. C’est un nouage implicite que Lacan lit dans Freud .Ce n’est pas donné comme tel par Freud mais c’est lisible. Cette fonction du père tient la réalité psychique pour Freud. Pour Lacan, on pourrait se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir. Se passer du Nom-du-Père, cela revient sans doute à trouver des solutions laïques à notre exsistence. S’il faut s’en servir, cela veut dire que la structure qui soutient ce Nom-du-Père, il est souhaitable tout de même de s’en servir si l’on ne veut pas errer.
Avec ce dont on pourrait se passer, avec ce dont on pourrait faire le sacrifice en quelque sorte, ça révèle, ça révèle un objet, un objet très particulier dont l’approche ne se fait sans embarras pour nous, c’est l’objet a.
Le noeud borroméen est une manière, sinon de l’attraper, car l’attraper, c’est impossible, mais du moins de le situer, d’en proposer une topologie, par un effet de coinçage de ces trois consistances R.S.I. Comme Marc Darmon nous le faisait remarquer, on lâche ainsi le support de la représentation. Nous approchons cette affaire là non sans malaise ; quelque chose tombe d’un support qui avait fait image. Ca tombe certainement au regard d’un mystère, du mystère comme Un. Cette image nous apparaît alors comme trouée et bien évidemment, on hésite, je dirais même on "hérésite"…
Ce corps comme Un en passe par la nomination, par l’Autre, cet Autre comme symbolique est nécessairement marqué par l’incomplétude. Il s’en suit logiquement que le Réel est lui aussi troué. C’est la condition même du nouage. Ce nouage se passe semble t-il de la référence au père freudien et de son mythe. De concevoir ces trois consistances comme trouées pourrait nous permettre de nous passer du Nom-du-Père, disons "en principe".
Ce noeud bo, malgré tout, n’est pas sans se supporter d’un certain imaginaire, et quel effort il faut faire pour réduire, pour opérer cette réduction. D’être dans cette écriture, ce noeud n’est pas sans être pris dans un certain imaginaire, c’est son versant calligraphique si l’on veut.
Pour autant il y de l’irréductible; le signifiant qui s’impose alors au mathématicien, c’est qu’alors c’est "trivial". Il y a avec cette trivialité de la réduction du noeud borroméen quelque chose qui vient défaire la belle image sur laquelle nous nous épanchons si naturellement.
Ce manque à être, n’a pas de solution. La psychanalyse ne propose pas une solution à ce manque à Être, alors que la Trinité chrétienne en propose qui ne manque pas de sublime. Elle réalise avec son dogme trinitaire une construction symbolique qui vient boucher la béance, le manque dans l’Autre et dans l’image.
La psychanalyse, son acte serait de symboliser l’imaginaire du réel, nous dit Lacan, ce qui revient à articuler la synchronie, le développement de l’historicité et de ses répétitions ; les points d’articulation de cette répétition, c’est ce que nous pouvons nommer les lettres. Ces points viennent bien se topologiser par ce jeu de dessus-dessous. Lettres qui peuvent être lues et indiquer au sujet la diachronie qui est la sienne.
C’est donc en quelque sorte un projet qui en regard de ces grands projets religieux reste bien modeste.
C’est bien modeste, mais ce n’est pas sans conséquence pour le statut du sujet et de la civilisation. L’éthique de la psychanalyse vise à une lecture, mais lecture d’un texte ouvert et sans doute construit par le processus analytique lui-même, ce qui ne fait que redoubler la question de notre responsabilité.
Charles Melman soulignait que si ces questions pouvaient susciter autant de conflits, de séparations, de guerres, c’est bien que cela touchait chacun au plus intime de sa réalité psychique et qu’il n’était pas sûr que nous en ayons pris la mesure. Accorder créance à ce Dieu Un et trine n’a pas les mêmes conséquences que de s’en tenir au Dieu Un, à un strict monothéisme.
Les religions qui ont évité ce coup de force, ce "miracle" de la trinité, font que le signifiant va se réclamer de cette position du moteur immobile d’Aristote, de cet au-moins-un incréé. Cela ne peut que conduire à une division dans le champ de la réalité entre ceux qui se réclament de cette instance Une, c’est-à-dire les Maîtres, et les autres à qui ne peut être réservé que le statut d’objet.
Dans la configuration de ces trois métaphores, ce qui vient à manquer du fait de la répétition du signifiant, le troisième terme vient indiquer ce qui du fait de la répétition, s’est laissé entrevoir pour disparaître. On saisira mieux la consubstantialité des trois instances si on convient qu’elles se situent dans le même espace. Il n’y a alors entre elles ni hétérogénéité, ni frontière, ni bord. Elles sont toutes les trois métaphores de la même instance.
La tentative de Lacan de substituer la sphère, qui est la grande figure de l’imaginaire religieux, au Cross-Cap, nous permet de comprendre que Père et Fils sont situables dans le même espace.
Pour autant, ne serait ce que dans l’expérience de l’analyse, on retrouve invariablement cette instance du Père aperçue comme celle qui empêcherait l’éclosion du génie propre de chacun et qu’il faudrait tuer. Or c’est d’être mort, c’est-à-dire à se tenir dans le réel qu’il prend cette puissance.
Nous sommes certainement dans ce moment charnière où nous ne savons pas si notre culture sera en mesure de reconnaître la force de la loi sans avoir recours pour cela à quelques Dieux, à quelques armées, à quelques polices.
Pour Lacan, ce à quoi il convenait de s’attacher, c’est de tenter d’expliquer d’où vient ce au-moins-un que l’on trouve dans le réel. Pourquoi le réel est ainsi habité ? Pourquoi ce Un, support du refoulement originaire et de cette identification primaire au Père ?