J.-M. Vives lui aussi a beaucoup travaillé et beaucoup chanté… sa communication sur « Le refoulement originaire et l’assomption du sujet » articule la pulsion invocante entre ces deux moments théoriques. Nous avons choisi un extrait de sa communication pour sa clarté d’exposition et d’articulation de la pulsion et de l’apparition de ce nouveau sujet chez Freud.
« Le cri de l’infans est entendu par la mère comme étant un appel dans lequel elle s’attache à lire une demande. C’est sa voix qui est interprétée comme signifiante. La voix est prise comme objet premier, comme objet perdu à partir du moment où la mère donne une signification à cette voix, la voix comme objet est perdu derrière ce qu’elle signifie pour l’Autre. La voix comme objet est ce premier objet perdu, ce qui choit dans la formation du signifiant. Le premier objet perdu n’est pas le sein, comme on a pu souvent le dire, mais bien la voix puisque pour que l’objet oral puisse être considéré comme objet, il faut qu’il y ait du signifiant. Le sujet qui était invoqué par le son originaire va, pris dans le langage, devenir invocant. Dans ce retournement de situation, il va conquérir sa propre voix, il va selon la formule de Lacan « se faire entendre ». Or, pour qu’il puisse se faire entendre, il faut non seulement qu’il cesse d’entendre la voix originaire – ce que ne réussit pas à réaliser le psychotique – mais il doit en outre pouvoir invoquer, c’est-à-dire faire l’hypothèse qu’il y a un non-sourd pour l’entendre. Le « se faire entendre » correspond à la passivation de la pulsion invocante. Il ne s’agit pas d’« être entendu » comme cela s’est passé au moment où l’Autre primordial a répondu au cri, ni d’« entendre » comme cela fut le cas à l’occasion de la réponse que l’Autre donna à ce cri : il s’agit de « se faire entendre ». Il y a donc création, dans le retournement de la pulsion, dans ce mouvement de passivation, d’un nouveau sujet comme le propose Freud dans Pulsions et destin des pulsions. Dans ce texte, Freud propose d’analyser l’activité pulsionnelle à partir du couple d’opposés pulsionnels dont le but est, dit-il, « regarder et se montrer ». Décrivant le destin de la « pulsion de regarder » en forme de retournement-renversement de ce couple pulsionnel, c’est avec le troisième temps, c’est-à-dire la recherche d’une satisfaction à être regardé, que Freud emploie pour la troisième fois le terme de sujet à l’occasion de l’écriture de ce texte.
« a) Le ‘regarder’, en tant qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder sur une partie du corps propre, en même temps le renversement en passivité et la mise en place du nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé par lui ».
Freud qualifie ici l’Autre de la pulsion de nouveau sujet. Quelle est donc cette différence qualitative que Freud épingle dans cette nouveauté ? Disons que ce « nouveau sujet » est celui que le sujet-en-devenir suppose et, qu’au-delà, il constitue, c’est-à-dire un Autre non-sourd mais pas pour autant « pan-phonique ».
« La parole est ce qui lie le à-signifier au signifiant visant la signification. Dans l’exercice de la fonction de la parole, le sujet est à la fois acteur et produit. Mais l’exercice de cette possibilité caractéristique de l’humain n’a rien de naturel. Il faut un temps de préparation précédant l’apparition de la parole, temps de la mise en place de la subjectivation. L’enfant naît immergé dans un bain de langage, mais pour qu’il puisse prendre la parole et parler sans savoir ce qu’il dit, comme sujet de l’inconscient, il devra parcourir un long chemin. Or, celui-ci commence par l’incorporation de la voix de l’Autre, qui rend possible l’incarnation du langage. Pour parler, il faut avoir une voix. Dans un jeu d’écoute et d’assourdissement, l’enfant doit s’approprier la voix de l’Autre et constituer une voix comme sienne, en se soustrayant au champ de la jouissance en faveur du champ du sens. Certains enfants présentent un refus précoce de la voix de l’Autre, leur accès à la fonction de la parole se voyant par là en difficulté. Ce sont les enfants que nous nommons autistes. Comment construire les conditions de possibilité d’avoir un sujet de l’inconscient par le biais de la pulsion invocante et de son objet voix. Quelles hypothèses métapsychologiques quant à la constitution du fonctionnement autistique, pris dans ce contexte comme une impasse de la pulsion invocante ? La clinique psychanalytique des sujets en condition infans, en particulier la clinique de l’enfant autiste, y est questionnée dans ses spécificités ».
Notre dimanche matin donna libre cours à la musique.
Catherine Boni est une artiste lyrique, mezzo-soprano, qui s’intéresse ô combien à la voix des adolescents autistes : elle a créé des ateliers à Bourg-la-Reine et Antony où elle anime des groupes de chanteurs autistes avec leurs éducateurs. Elle est venue avec des extraits de films : La vie d’autistes, d’O. Segard et À la croisée des chemins, de B. Thébault qui ont suivi et filmé notre chanteuse tantôt chef d’orchestre, tantôt chef de chœur, tantôt chanteuse, dans ses répétitions et dans les concerts où tous se produisent (La Ferté Saint-Aubin, Prague, Rabat). Pendant une heure elle nous a fait partager sa sidération et sa lumière car elle est de celles qui sont dans le don de la parole : infatigable, généreuse, précise (on ne badine pas avec une croche pointée, la rigueur est contenante), elle dirige, encourage, joue avec les adolescents qui découvrent leur souffle, leur voix, leur corps ; des adolescents qui laissent miraculeusement leurs stéréotypies au vestiaire au moment de monter sur scène, maquillés et habillés, et dont le génie s’exprime parfois en éclairs (je pense à ce jeune garçon s’extrayant du groupe et le dirigeant jusqu’au final, gardant Catherine à l’œil, imperturbable, et donnant une touche d’enthousiasme aux derniers accords). Catherine Boni a compris ce que transfert veut dire, sans doute aussi ce que transitivisme veut dire et Aldo Naouri, baryton basse, donne à son grand corps une délicatesse de résonnance avec laquelle ils vibrent tous. Il me semble que parfois les psychanalystes ont besoin de beauté. L’impudeur est cadrée par Mozart et Verdi.
« Les mots sont en otages dans le chant peu importe le sens… d’autres fois le sens a toute son importance : sensibilité et sensoriel, polyphonie et sens qui se découvrent parfois dans le travail du corps, dans son entièreté, comme cette jeune fille qui veut se faire entendre, se faire regarder : elle mime Carmen pendant que la voix d’A. Naouri chante, elle est en extase, c’est une voix hormonale pourrions-nous dire, la voix du désir d’une place dans l’action ».
Puis Maya Gratier, dont nous avons publié dans le dossier préparatoire un article coécrit avec C. Trevarthen. « Je m’intéresse, nous dit-elle, à la voix du bébé et à ses premières vocalisations sociables, à la musicalité de l’échange avec l’hypothèse centrale que c’est la musicalité de la coordination et la corporalité des échanges mère/bébé qui constituent une base signifiante et leur permettent comme des musiciens, de s’accorder, de se comprendre et de partager un état “ d’être-avec ” ; ce sont des codes communs intimes avant de devenir les codes conventionnels du langage ; la musicalité de la vocalisation du bébé, sa sociabilité qui n’a pas pour objectif principal un soin immédiat mais interpelle l’autre et auquel les parents répondent ».
Là aussi un grand travail nous est donné à voir de films sur des bébés de 1 et 5 mois et leurs parents, avec l’idée que le bébé à 4 semaines « vocalise » des sons non considérés et à 6 semaines que ses vocalisations sont orientées à 10 semaines le bébé est expert mais il n’y a pas encore de théorie complète pour décrire ces sons. Quand la mère se tourne vers lui, il vocalise dans sa direction et l’on constate que la prosodie dans la voix maternelle recouvre les dimensions de la fréquence fondamentale de la voix ».
Le nouveau-né connaît les rythmes de la voix de la mère dont la voix se musicalise quand elle s’adresse à lui avec un tempo et une dimension de variation des contours prosodiques qui se répètent ; la parole existe sur un continuum musical (quand on a quelque chose à dire la voix se musicalise spontanément). M. Gratier fait référence à Fonagy, dont les travaux sur la dimension musicale de la parole ont été peu ou pas reçus en France sans doute parce qu’il s’appuyait sur la psychanalyse des profondeurs et qu’il fixait la métaphore aux phonèmes. Mais il y a dans La vive voix (Payot, 1983) de très intéressantes études prosodiques. Pour Fonagy tout acte de parole implique un message linguistique primaire et un second message paralinguistique où se ferait l’encodage des attitudes ; il souligne l’existence de conventions prosodiques pour signifier des états, un processus de symbolisation au niveau du contour prosodique. M. Gratier : « le bébé a-t-il affaire à cette seconde dimension quand il entend sa mère ? un “ style vocal ” se développe dans la parole vive qui fait partie de la force pragmatique du message ; la voix peut faire les gestes de notre corps comme une fonction analogique des ressentis en mouvement : gestes vocaux et gestes corporels sont liés ; ce style vocal fait le lien, maintient, établit et module la relation sociale ». Pour avoir constaté sur des centaines d’enfants le réflexe palmo-buccal (quand on demande à un enfant « d’ouvrir grand la bouche » comme disait J. Bergès, ses mains s’ouvrent en palme, les doigts bien écartés), on ne peut qu’abonder dans ce sens. Pour Fonagy « la prosodie est la phase archaïque de l’apparition du langage ».
M. Gratier nous propose un champ de questions : « Le bébé utilise-t-il une dimension sémiotique avant de parler qui contribue à l’émergence de la parole ? si l’on comprend le rythme avant de connaître les mots, dans l’ontogenèse la vocalise est-elle autre chose qui devient musique et langage ou bien est-on d’abord dans un registre musical qui se transforme en langage ? le bébé a-t-il une intention mentale pour émettre un son qui touche, interpelle, relie et cette intention est-elle dans la voix ? le bébé apprend-il à manipuler sa voix comme on devient expert dans un instrument ou le bébé et sa voix sont-ils indissociables et la voix est elle-même l’intention et l’instant du son ? »
… et quelques éléments de réponse : « la voix prendrait forme dans la relation à l’autre ; la vocalise est une intention sonore qui s’oriente en même temps qu’elle s’exprime ; elle serait co-construite, formée par le bébé et son partenaire ; son sens, sa signification, ont un sens dénotatif : c’est ma question théorique sous-jacente ».
Comparaisons sont faites de la difficulté de description de ces langages entre les vocalises du bébé de 6 semaines, celles des chants complexes des oiseaux et le travail des musiciens de jazz en interaction dans des situations diverses : « ils racontent des histoires ensemble en formant ensemble des histoires en direct du matériau sonore… »
Pour conclure, « les vocalises avec la mère se cristallisent autour de variations partagées qui se stabilisent progressivement : l’invocation est au cœur du développement vocal et de la parole : le bébé de 6 semaines interpelle l’autre pour l’aider à trouver sa voix. Si la musicalité de la parole est en elle-même, ces vocalises pré-babillage ont-elles déjà du sens ? y a-t-il une sémantique musicale ? »
M.-C. Laznik remarque que « nous savons aujourd’hui qu’il existe un mouvement intentionnel en direction de l’autre et pas seulement pour se nourrir ; avant la montée de lait le bébé veut dire quelque chose ». Et J. Wiltord ajoute, à propos de l’enfant de l’immigration dans les crèches qui passe d’un chant linguistique à un autre : « les peuples qui se constituent dans la migration maintiennent quelque chose dans la musique par rapport à la langue qu’ils ont perdue. Il y a établissement de styles vocaux entre mère et bébé dans la migration et l’on voit bien comment le bébé cherche le sens culturel bien avant de parler et constitue ainsi le sentiment d’appartenance à une communauté avec des intonations nouvelles, de nouvelles façons de dire les choses osées par exemple. Des ruptures énormes pourraient être médiatisées… ». J.-J. Tyszler insiste sur la question de l’intention sur fond d’absence.