Retour à Oedipe
10 octobre 2007

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LENGLET Anita
Nos enseignements



"Moi j’éclaircirai tout depuis le début (…)
Etre utile à Laïos c’est m’être utile à moi (…)
Je parlerai en étranger, étranger aussi à toute l’affaire (…)
Je lutterai comme pour mon propre père".

Pourquoi lire ou relire la tragédie de Sophocle "Oedipe Roi", alors que tout le monde connaît l’histoire ? Lacan a fait une certaine critique du complexe d’Oedipe, Charles Melman a écrit tout dernièrement : "Pas d’Oedipe contre l’empire des mots". Pourtant nous ne perdrons pas notre temps dans la lecture de ce texte admirable et si poignant.

L’impuissance d’Oedipe est extrêmement bien mise en avant, elle nous touche parce qu’elle est la castration même.

En quoi nous permet-elle d’apporter une réponse à la question soulevée à l’EPEP : y-a-t-il encore un inconscient chez l’enfant ?"

Dans son avant-dernier livre "L’Oedipe, Le Concept Le Plus Crucial De La Psychanalyse" Juan-David Nasio dit ceci : "L’Oedipe est à la fois réalité, fantasme, concept et mythe. Néanmoins pour le psychanalyste que nous sommes, l’Oedipe reste avant tout un fantasme". Un peu plus loin il dira de ce fantasme qu’il est une hypothèse, qu’il est la psychanalyse même.

Freud en débarquant en Amérique avec Jung aurait dit : "Je vous apporte le peste". Sans doute faisait-il allusion à son héros oedipien et à la peste qui régnait alors sur Thèbes ? Si Oedipe s’est lancé à la recherche de l’assassin de son père c’est parce qu’un oracle avait fait savoir que pour sauver la ville du fléau il fallait punir le meurtrier de Laïos, celui qui avait été son roi. La peste fait partie de la logique infernale dans laquelle se trouvait enchaîné Oedipe. Freud l’a apportée aux américains après tout comme il l’avait fait chez nous. Que pouvons-nous faire de cet héritage ? Qu’est devenue la peste ? Depuis la découverte freudienne, l’existence de l’inconscient est tolérée et le mythe oedipien y tient une place centrale. Quelle place occupe-il aujourd’hui ? Est-il toujours opérant dans sa fonction structurante et normativante ? Quelle place lui laisse-t-on dans notre clinique? Ces questions qui reviennent souvent parmi nous, je propose de les éclairer en abordant trois thèmes insistants dans la tragédie (ce qui confirme que les poètes en connaissaient un brin sur l’inconscient) à savoir :

  • le thème du retour et sa dimension signifiante
  • la place de la vérité. Elle est au coeur de la pièce, comme elle est au coeur du sujet : elle est ce que l’on rejette.
  • la question des dieux et leur fonction déterminante.

Le retour

Au début de la tragédie le drame est double :

D’une part il y a les faits déjà accomplis que tout le monde semble ignorer à Thèbes. Laïos a été assassiné et son meurtrier reste impuni. Oedipe est un roi respecté par ses sujets qui lui ont offert le trône et leur reine Jocaste pour avoir vaincu la sphinge. Ils ont quatre enfants.

D’autre part il y a tout le trajet à rebours que va effectuer Oedipe : cette tragédie est comme une rétrospective, et l’horreur sans se dérouler devant nous, nous est dévoilée progressivement comme elle se révèle à Oedipe.

Les ennuis d’Oedipe ne commencent pas avec le début de la pièce : ils ont commencé avant, lorsque Œdipe, encore chez ses parents adoptifs, apprend de la bouche d’un ivrogne qu’il ne serait pas le fils de qui il croit l’être. Il va consulter l’oracle qui, tout en ne répondant pas à sa question, lui prédit qu’il tuera son père et couchera avec sa mère. Effrayé, il décide sur le champ de quitter Corinthe et ceux qu’il croit être son père et sa mère. Sans le savoir il entame sa route vers les origines, retour pour lui inexorable.

Oedipe fait tout pour fuir le lieu du crime mais s’y précipite. Il agit comme déjà coupable.

Avant lui, son père était déjà coupable d’amours illicites et de désobéissance aux dieux. Si Oedipe a été abandonné par ses parents Laïos et Jocaste c’est parce que l’oracle leur avait prédit un drame s’ils avaient un fils. C’est ainsi qu’ils lui attachèrent les pieds et ordonnèrent à un berger de le laisser au pied de la montagne : le nouveau-né avait alors 3 jours. Pourquoi lui ont-ils attaché les chevilles ? Sans doute ne le savaient-ils pas eux-même. A leur insu ce geste fut un acte véritable : l’entrave a marqué la vie d’Oedipe, il avait quelque difficulté à marcher et ses pieds enflés lui valurent son prénom. Oedipe restera tout sa vie empêché d’aller de l’avant. Son trajet dit son malheur.

Dans la première scène on apprend donc que la peste ravage le pays. Les enfants meurent et les femmes sont stériles : les enfants meurent avant les adultes, c’est le temps à l’envers et les femmes n’enfantent plus, c’est le temps qui s’arrête.

Dans son introduction à Oedipe Roi dans l’édition bilingue des Belles-Lettres, Philippe Brunet écrit ceci :"Le crime d’Oedipe est un crime contre le processus même du temps… Oedipe est coupable d’avoir inversé le cours des choses." On sait depuis Lacan combien la dimension du temps est corrélative de l’inconscient. Le temps est du symbolique : Les êtres parlants que nous sommes sont tenus par une logique qui, si elle n’est pas chronologique , est prise dans la synchronie et la diachronie de la chaîne signifiante. Car dans une chaîne les signifiants se succèdent. Les psychanalystes pourraient dire que le crime d’Oedipe est un crime contre le symbolique.

Ce n’est qu’à la fin de sa vie, après s’être crevé les yeux, qu’Oedipe s’exile. Il ne reviendra plus jamais sur ses pas. Il mourra à Colone, où il est un étranger. Depuis sa naissance Oedipe est "déplacé", il ne se trouve jamais au bon endroit. L’exil sera pour lui un apaisement. Oedipe aura accompli ce voyage qui mène le patient à l’ek-sistence, qui l’exile de son être, ce voyage qui mène le patient vers son inconscient, ce lieu qui lui est étranger.

La vérité

La vérité gît au tréfonds de nous mêmes, nous est si étrangère et si intolérable. C’est elle qu’ Oedipe a recherchée tout autant qu’il a fuie ! La façon dont est traitée la vérité est ce qui rend cette tragédie si vive. La tragédie est au-delà des faits.

L’enquête d’Oedipe, commence lors d’un repas bien arrosé parce qu’un convive sème le doute sur ses parents. Par recoupements Oedipe finira par découvrir l’atroce vérité : il a commis deux crimes et en même temps tout est accompli. Il est impuissant, c’est cela que découvre Oedipe petit à petit : il a agi sans le savoir, sans le vouloir. Il découvre sa castration. Et cela lui fait horreur. L’impuissance d’Oedipe est mise en avant mais il la récuse, elle est pourtant de structure.

Chaque fois qu’un indice se présente à Oedipe il se met en colère et refuse d’y croire. Lorsque la vérité lui est toute dévoilée il en perd la vue, il ne peut pas voir la vérité en face. Dans le séminaire sur le transfert Lacan dit :"Si Freud reconnaît sa découverte et son domaine dans la tragédie d’Oedipe, ce n’est pas parce qu’Oedipe a tué son père, et pas plus parce qu’il a envie de coucher avec sa mère… Bien d’autres héros qu’Oedipe sont le lieu de cette conjoncture fondamentale. Ce pourquoi Freud retrouve sa figure fondamentale dans la tragédie d’Oedipe, c’est : il ne savait pas, qu’il avait tué son père et qu’il couchait avec sa mère." Cette dimension de l’in-su est constitutive de l’inconscient.

Au début de la tragédie tout est déjà joué et pourtant le spectateur est d’emblée mobilisé, non pas dans le suspens de l’action mais dans le suspens de la recherche de la vérité.

Les mythes ont toujours à voir avec les questions de la vie, de la mort, de l’existence, de la non-existence, de la création de l’homme. Ils ont été inventés par les anciens qui ne pouvaient pas scientifiquement expliquer, les phénomènes de la nature -en particulier les phénomènes célestes- ni les origines de l’homme. Ils trouvaient leurs réponses à travers le mythe. C’est ce que fait l’enfant quand il échafaude sa théorie sexuelle infantile à partir de la méconnaissance.

Le réel auquel a affaire Oedipe est insoutenable, comme chacun de nous qui avons affaire au réel, cette part inaccessible que nous pouvons qu’imaginariser et symboliser ( un lapsus m’a fait dire symbolariser). Le mythe est un rempart contre ce réel. Le mythe d’Oedipe est un mythe originaire qui touche au réel du sexe qui fait horreur. Il l’a reçu en héritage d’une faute paternelle. Qui est celui qui n’a pas reçu une faute paternelle en héritage? Pour Oedipe ce qui aurait dû rester fiction est devenu réalité. Le drame d’Oedipe est qu’il n’est pas dans la fiction , sa vie n’est pas un roman.

Les dieux

Ils sont nombreux, ils font la pluie et le beau temps; c’est selon. Ils règlent leurs comptes sur le dos des humains. Ces dieux-là sont du réel. Impossible de rendre compte de la tragédie Oedipienne si l’on ne saisit pas à quel point l’intervention des dieux tombe comme un couperet sur les êtres humains : ils sont les maîtres de la castration et les êtres humains sont, ou coupables, ou victimes, ou les deux à la fois, comme Oedipe. Oedipe est de ces marionnettes suspendues par plusieurs fils à leurs extrémités et que le magicien agite comme bon lui semble. Il est un pantin désarticulé . Depuis Lacan nous savons que la castration est inhérente au fait que nous soyons des êtres parlants, qu’il y a un réel qui lui n’est pas très causant. La castration, c’est elle qui nous fait causer. Grâce aux mythes les anciens trouvaient des responsables de l’inexplicable : les dieux.

Oedipe n’est pas poète, il n’invente pas. Il a reçu son message des dieux sous forme directe. Les dieux sont la cause, ils servent à mettre quelque chose à la place du rien. Ils servent à animer ce ciel qui sinon est vide, vide de sens.

Mais dans le ciel, ils en font de belles : crimes et délits sexuels sont leur quotidien. Ils sont hors la loi. Ils ont accès à tout ce qui est impossible et interdit aux humains. Comme les pervers ils mettent en acte ce que le névrosé fantasme.

Il y a eu les dieux grecs, il y a eu Dieu ; aujourd’hui les plus jeunes ont leurs dieux du stade, un ciel peuplé de stars et parfois se prennent pour des dieux , les plus grands ont leurs temples de la consommation et leurs sectes. Tentatives modernes d’éviter la castration.

Alors quelle place pour l’inconscient ? L’enfant peut-il encore construire son propre mythe pris entre cette volonté de transparence généralisée et les écrans ouverts sur un monde virtuel ? L’enfant d’aujourd’hui, d’un clic, peut se promener virtuellement d’un point à l’autre de la planète sans quitter sa chambre. A quel fantasme nous renvoie ces nouvelles technologies ?

Tout cela peut faire peur. On craint le pire, mais au fond ne serait-ce pas plutôt le père que nous craignons ? Devons-nous, comme psychanalystes, être des garants de l’inconscient ? Tant qu’il y a des psychanalystes pour laisser ouverte la béance de l’inconscient il y aura toujours la place vide où le sujet pourra reconnaître l’objet cause de son désir, et pourra ne pas rester l’objet de la jouissance de l’Autre à laquelle il croit devoir répondre.

Dans la tragédie de Sophocle Oedipe ne fait aucun cas de ses pieds enflés. Cette trace est insignifiante pour lui. Pourtant le corps est ce à quoi l’enfant ne peut se soustraire. Jean Bergès l’ a souvent rappelé et l’importance qu’il accordait au corps de l’enfant dans son travail reste une dimension essentielle dans ce qu’il nous a transmis. Nous devons nous appuyer sur cela dans notre clinique, certains d’y trouver les manifestations de l’inconscient. Le corps, même s’il nous trahit, est ce qui ne trompe pas. Le corps est pris dans une dimension signifiante et la castration vient s’y inscrire. Le corps est ce support par où s’incarne le signifiant et recèle la vérité d’un sujet. Le corps est cet Autre d’où s’origine notre discours, ce Heim que nous habitons et dont nous demeurons cependant exclu.

Oedipe s’est trouvé là où il n’aurait pas dû. Fallait-il qu’Oedipe n’eut jamais rien su de ses crimes ? Qu’aurait été sa vie dans l’ignorance ? On ne peut pas répondre à la place d’Oedipe. Répondre à cette question reviendrait à réécrire l’histoire, ce qui est impossible.

Ce que nous montre la tragédie Oedipienne, qu’on peut lire, relire est que la vérité de la castration apparaît entre les lignes et nous renvoie à la nôtre.

Le complexe d’Oedipe: s’en servir pour pouvoir s’en passer.