Relire 'Le rêve et l'occultisme'
18 janvier 2010

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GABORIT-STERN Chantal



"Le rêve a souvent été considéré comme la porte d’accès au monde de la mystique ; de nos jours encore il passe chez beaucoup de gens pour être lui-même un phénomène occulte. Et nous aussi qui en avons fait l’objet d’un examen scientifique, nous ne contestons pas qu’un ou plusieurs fils le rattachent à ces choses obscures."

A quelques jours de notre séminaire d’hiver consacré à la signifiance des rêves, il m’a semblé intéressant de relire l’article de Freud Le rêve et l’occultisme, dans lequel Freud partant de son travail sur le rêve en vient à aborder ces questions de croyances et de superstitions, et tente d’articuler les effets des croyances les plus obscures dans leur lien au transfert.

Cet article m’a donc paru intéressant à deux titres au moins :
– D’abord parce qu’il témoigne de l’effort rigoureux de Freud pour arracher l’inconscient tel que le définit la psychanalyse à d’autres phénomènes obscurs, mystérieux et indéchiffrables. Tout l’enjeu de ce texte tient en ceci que Freud y dégagera sans cesse ce qui relève de la psychanalyse et qui donc permet une lecture, de ce qui relève de l’obscurantisme.
– Le deuxième aspect qui m’a intéressé dans ce texte c’est la position de Freud comme analyste, son éthique, et la façon dont il fait accueil dans le transfert à des phénomènes occultes que, par ailleurs, en tant que chercheur, il récuse.

Ce n’est pas la première fois que Freud s’attelle à ces questions. En 1921, il rédige l’article Psychanalyse et télépathie, mais il ne le publie pas et ne le prononce pas. Ce manuscrit dont le titre original est Vorbericht, travail préparatoire, ne sera publié qu’en 1941, après la mort de Freud. En 1922, il reprend cette question et publie Rêve et télépathie. Enfin en 1932, il écrit une conférence Rêve et occultisme dans laquelle il reprend plusieurs des exemples cliniques déjà présentés dans les précédents articles.

On voit comment, alors même qu’il est très avancé dans l’élaboration scientifique de ses théories analytiques, Freud se penche à nouveau, à plusieurs reprise sur ces questions que l’on pourrait penser dépassées.

Dès la première page du texte Freud situe les enjeux de la question, de façon poétique, en citant deux vers d’Hamlet à propos de l’existence réelle de "ces choses entre ciel et terre dont notre sagesse scolaire n’ose même pas rêver". Hamlet prononce cette phrase à l’endroit de son compagnon Horatio alors qu’ils sont dans le jardin où Hamlet vient d’entendre la voix de son père mort lui révéler qu’en fait sa mort était un assassinat perpétré par son rival amoureux avec la complicité de la mère.

Hamlet ne savait pas, maintenant il sait.

En plaçant son texte sous le patronage d’Hamlet, Freud amène d’entrée les thèmes en jeu dans la croyance :
– la mort et le sexuel
– le savoir insu
– la question du père mort.

Ces thèmes nous allons les retrouver tout au long des exemples cliniques au travers desquels Freud va interroger ce savoir qui ne relève pas de la sagesse scolaire. Et Freud va donc présenter plusieurs exemples qui lui ont été racontés par des patients qui ont eu affaire à une astrologue, ou un diseur de bonne aventure, ou un graphologue, etc…

Devant ces récits qui lui sont rapportés parfois plus de quinze ans après avoir eu lieu, Freud ne traite pas cela comme des anecdotes qui n’auraient pas leur place dans l’analyse. Il repère qu’il y a là une expression du désir du sujet et en tant qu’analyste il ne le laisse pas passer. Il questionne ses patients, il explore le récit qui lui est fait. Il ne s’en tient pas à l’affect et à la jouissance qui sont pourtant là omniprésents mais par son écoute et son déchiffrage attentif il met au jour la pointe signifiante et l’axe du désir qui jusque là restaient cachés dans le récit anecdotique.

C’est lui, par son travail d’exploration avec son patient, qui repère non pas le vrai ou le faux dans les prédictions ou la télépathie, (d’ailleurs dans ces exemples aucune des prédictions ne s’est réalisée, quant à la télépathie Freud refuse de se prononcer sur sa véracité éventuelle) mais qui repère les signifiants qui appartiennent à la chaîne signifiante de son patient et ordonnent son désir.

Il repère ainsi que si la voyante peut formuler quelques uns des signifiants où s’accroche la jouissance d’un sujet, elle ne peut ni les ordonner ni les déchiffrer. Mais cela explique cependant pourquoi les clients sont si ravis alors que les prophéties ne se réalisent pas. Le ravissement tient au fait que des signifiants de leur chaîne signifiante leur sont donnés comme un message en retour. Y a-t-il une plus grande jouissance pour un sujet que de recevoir ainsi les signifiants de sa jouissance comme venant de l’Autre ? De là sans doute la fortune des voyants et peu importe la véracité ou non de leurs prédictions.

En ne se tenant pas agrippé à la question de la véracité, Freud peut entendre la vérité du désir.

D’autre part, Freud endosse sans rechigner l’adresse qui lui est faite. Dans ces récits abracadabrants et surchargés de sens, comme le sont aussi les récits de rêves, il sait repérer à quel endroit il est, lui, comme analyste.

Et l’un des points le plus forts de ce texte tient en ce récit que rapporte Freud d’une sorte de transmission de pensée (1) entre lui-même et un de ses patients.

Le point de départ est fort simple : lors d’une séance un patient de Freud fait état, en allemand, d’un surnom que lui donne la jeune fille dont il est amoureux. Or ce surnom a la même consonance que le nom de famille d’un médecin psychanalyste anglais dont on vient à l’instant même de transmettre à Freud la carte de visite. Cela se passe en 1919 et pour Freud c’est la première visite à Vienne d’un Européen après la guerre.

Freud entend donc qu’un signifiant de son patient vient croiser de très près un de ses propres signifiants.

La séance se poursuit, le patient continue ses associations. Et Freud cherche à comprendre ce qui s’est passé. Il nous expose alors un admirable travail tout en dentelle, comme dans l’oubli du nom Signorelli. A partir de la chaîne associative de son patient il laisse aller ses propres associations, croisant ainsi des signifiants qui appartiennent à son patient et des signifiants qui lui appartiennent, des associations de son patient et les siennes. Toujours dans la dimension du signifiant il passe d’une langue à l’autre, il s’en tient à la prononciation, et pas seulement au sens, et il construit ainsi des chaînes signifiantes qui le concernent autant que son patient.

A travers ces signifiants qu’il relève, Freud va déchiffrer le désir de son patient (sa jalousie, son embarras amoureux, sa place dans le transfert) et on entend bien que cela concerne le Réel sexuel et le transfert.

Mais ce qui est vraiment frappant c’est la façon dont la subjectivité de Freud et son Réel sont engagés dans ce travail, et comment cela transparait dans les signifiants que son travail de chercheur met au jour. En effet, dans les chaînes associatives qu’il déploie on entend l’insistance pour lui de la question de la mort, en particulier à travers la guerre de 14 (il associe sur les noms de plusieurs personnages morts récemment, il fait allusion au récit biblique du déluge, …). Mais on entend aussi et surtout comment insiste pour lui la question de la transmission de la psychanalyse (dans ses associations il cite bon nombre des grands noms de l’époque pour la psychanalyse : Anton von Freund, Ernest Jones, Karl Abraham). Et on peut se demander si ce travail que Freud poursuit jusqu’à la fin de sa vie et qu’il n’achève jamais sur la transmission de pensée ne reflète pas simplement son souci quant à la transmission de la psychanalyse. Transfert de pensée/transfert à l’analyste, mais également transmission de pensée/transmission de la psychanalyse.

Ce qui m’a paru le plus remarquable c’est la façon dont Freud, bien qu’il n’ait pas eu à sa disposition le concept de grand Autre ni de sujet supposé au savoir, tente d’assumer les modalités signifiantes du transfert, même et y compris lorsque cela en vient à toucher ce qui fait Réel pour lui, et ceci non pas dans une intersubjectivité imaginaire, mais en reconnaissant l’antériorité du signifiant et le côté transindividuel du discours.

On ne peut que souligner la position de Freud quant à ces croyances dans le fait que "tout aurait un sens me concernant".

Dans son souci de se déprendre de toute approche religieuse Freud garde sans doute l’illusion que de cette croyance on pourrait se dégager. Il tentera d’avancer encore ce point quelques mois plus tard dans Moïse et le monothéisme.

Cependant, Freud fait accueil à la crédulité de ses patients et il me semble que c’est là sa façon de permettre que dans ces moments où la parole se déploie sur le versant de la superstition, la dimension symbolique de la parole reste malgré tout nouée aux dimensions imaginaires et réelles.

Pour nous, quand un patient raconte un rêve, on sait combien est posé pour lui la question de la véracité, de la réalisation possible, etc… Comme si là se logeait un savoir inconscient et surtout prophétique.

Sans doute est-ce parce qu’elle a à voir avec le Réel que cette question du savoir lié à la croyance est si aiguë. En effet, si la mise en place du désir ouvre la question du Che Vuoi ?, "que me veut l’Autre ?", la mise en place de la croyance, elle, ouvre la question autrement plus vertigineuse de "qui parle dans l’Autre ?".

Si Freud tente fermement de se dégager d’une position religieuse dans son élaboration théorique, il accepte d’occuper pour ses patients cette place de l’Autre, et il n’exige pas d’eux qu’ils renoncent à leurs croyances, ni qu’ils aient terminé leur analyse avant d’en avoir fait le parcours. Il s’en tient à sa place d’analyste, il écoute, il entend les signifiants, il y déchiffre le désir. Il s’attache à la signifiance là où tout l’appelait à introduire du sens, du symbolisme. On peut dire qu’il avait entendu quelque chose de la structure même s’il ne le disait pas ainsi.

Vers la fin de son texte il écrit : "Vous préféreriez certainement que je m’accroche à un théisme modéré et que je me montre inexorable dans le refus de tout ce qui est occulte", et plus loin il ajoute : "Tout ceci est encore incertain et plein d’énigmes non résolues, mais ce n’est pas une raison pour en avoir peur". Outre l’humour du terme de théisme modéré sous la plume de Freud, on ne peut que noter combien sur cette question il engage son désir d’analyste, au prix d’y rencontrer le Réel de sa propre division.

Qu’est devenue pour nous, aujourd’hui, la démarche freudienne?

Il me semble qu’on ne peut que se questionner sur ceux qui, se voulant fidèles à une psychanalyse pure, prônent le retour à l’hypnose et à des pratiques occultes alors que Freud n’a eu de cesse d’en extraire la psychanalyse.

Mais à l’inverse on peut aussi se questionner sur notre purisme parfois à vouloir nous dégager absolument de toute croyance. Notre juste souci de rationalité dans la psychanalyse nous rend parfois, non pas intolérants, mais sourds aux formes surprenantes que peuvent prendre actuellement les croyances. Et sans doute le plus souvent les laissons-nous passer sans relever à quel point quand un sujet peut parler de cela il ne parle de rien d’autre que de son rapport symbolique à l’Autre ; et quand quelqu’un aborde cela en analyse (par exemple le fait d’être allé consulter une voyante) c’est un moment transférentiel important.

Actuellement, entre d’une part le discours de la science qui nous met dans cette indifférence et d’autre part le fait que nos croyances ne sont plus organisées collectivement, nous voyons surgir dans notre social des croyances sectaires, nationalistes, obscurantistes, etc… Et surtout d’autant plus étranges et erratiques qu’elles ne sont plus rattachées à aucun Nom-du-père.

Et l’analyse est, à mon sens, un des rares lieux où un sujet peut être autorisé à croire et à le dire tout en restant dans les lois de la parole, et où la croyance peut être reprise dans l’équivoque signifiante.

Comment mieux le comprendre qu’en reprenant l’intégralité de la phrase d’Hamlet dont Freud a extrait les deux vers qu’il cite au début de Rêve et occultisme ?

Horatio : Par le jour et la nuit ce sont d’étranges prodiges
Hamlet : Eh bien ! Honorez-les comme des étrangers
Car il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel, Horatio,
Que votre sagesse scolaire ne peut en rêver.

"Honorez-les comme des étrangers" me semble être le ressort de la position éthique de Freud concernant les croyances énoncées par ses patients. A ces "étranges prodiges," auxquels il ne croit pas et qui sont étrangers à sa définition de l’inconscient, il a pris le risque d’offrir l’hospitalité de son écoute dans la psychanalyse.

Notes :

(1) Gedankenübertragung. Littéralement : transfert de pensée.

Bibliographie :

  • S.Freud, "Rêve et occultisme", in Nouvelles Conférences d’introduction à la psychanalyse.
  • S.Freud, "Rêve et télépathie", in Résultats, idées, problèmes, II, PUF.
  • S.Freud, "Psychanalyse et télépathie", in Résultats, idées, problèmes, II, PUF.
  • W.Shakespeare, "Hamlet".
  • C. Brand-Gaborit, "Comment la croyance éclaire-t-elle la division du sujet ?", in Le Discours psychanalytique n° 24, Octobre 2000.