Réflexions à propos de l'ouvrage de V.Michelli-Rechtman : La psychanalyse face à ses détracteurs
26 février 2008

-

FLORENTIN Thierry
Billets



Qu’appellerions nous un ouvrage de savoir ?

A cette question, il me semble que nous pouvons tenter de répondre ainsi : il s’agirait d’un texte à propos duquel nous n’éprouverions pas de peine à employer la référence des discours, tels que Lacan les a énoncés à partir de son séminaire de 1970, L’envers de la psychanalyse.

Ainsi, pourrions nous placer en S1, le point d’appui théorique, le lieu à partir duquel l’auteur s’autorise à parler, en S2 le thème développé tout au long de l’ouvrage, avec son corpus de connaissances, son " corps de savoir (1) ", à la place de l’objet a ce qui nous reste au bout de notre lecture, et que nous ne pouvons parfois repérer de manière imprévisible que bien longtemps après refermé le livre, enfin S barré, la manière dont nous sortons nous même transformés par cette lecture, enrichis d’un savoir nouveau qui va nous permettre désormais d’aborder autrement notre compréhension du monde, notre rapport aux autres, et notre réflexion, ou au contraire délestés de préjugés, d’ignorances, d’affects, ou d’un mode de pensée que nous allons abandonner pour un nouvel horizon.

Pouvoir effectuer un tel repérage permettrait de différencier plus aisément l’ouvrage de savoir, un ouvrage qui ne serait pas du semblant, un " scilicet "à l’oeuvre, de l’ouvrage encyclopédique, à la connaissance infinie, non bornée, celle de l’autodidacte, du paranoïaque, absolu jusque dans sa forme moderne, exaltée par la promotion des moteurs de recherche internet, la " googelisation de la connaissance", savoir acéphale, sans maitre, ou encore de la publication infâme, la " poubellication ", oeuvre de croyance, qui repose sur un, voire deux, ou plusieurs, présupposés, le pamphlet publiciste et démagogique de la bien-pensance, et de la ségrégation.

Dans ce débat, l’ouvrage de Vannina Michelli-Rechtmann me semble prendre une place essentielle : elle interroge précisément notre abord de l’oeuvre de savoir.

Son livre (*) se porte sur l’espace, l’écart, le différentiel, qui se tient entre deux entendements antagonistes de l’ouvrage de savoir, d’une part un savoir, pour reprendre la distinction déjà soulignée par Jean Claude Milner (2), employé dans un sens relationnel, génitif, s’appuyant sur un objet su ou un sujet sachant, un ouvrage, une parole, un écrit qui découle d’un corps de savoir, tel par exemple que Freud l’élaborait au fil de sa pratique, et d’autre part un sens absolu, détaché de tout sujet, savoir disjoint, tel qu’il résulte par exemple du savoir des neuro-sciences, de l’université ( au sens du discours universitaire), du scientisme, implacable et victorieux, sécréteur en lui-même d’un savoir minéralisant et objectivant, et d’où toute participation subjective est exclue, sinon forclose.

La psychanalyse face à ses détracteurs, tel est le titre bien choisi et parfaitement documenté de cette psychanalyste qui est également docteur en philosophie.

C’est donc dans l’espace entre l’oeuvre de savoir, au génitif, objectif ou subjectif, et le savoir absolu, au sens des grammairiens, que cet ouvrage dialogue, avec une érudition qu’il faut réellement saluer. Une lecture savante de cet ouvrage serait également indispensable.

Car les détracteurs de la psychanalyse ne sont pas nés avec le cognitivo-comportementalisme, ni avec le livre noir. La psychanalyse, on le sait, a eu dès son début, à subir et à répondre à des critiques le plus souvent très hostiles. L’objet de cet ouvrage est une mise en perspective, tant historique que de l’histoire des idées, de ces différentes attaques en les resituant dans leur contexte. Pour ce faire, elle interroge successivement l’herméneutique, à savoir la science de l’interprétation et du sens, notamment au sein de la science allemande à l’époque freudienne, lieu s’il en est de la culture et du savoir d’alors, mais également en débat avec Paul Ricoeur, le positivisme qui ne reconnaît de statut de science que lorsque il est possible d’y établir des lois, et notamment l’affrontement dualiste entre sciences de la nature et sciences de l’esprit, qui agitait à l’époque les universités allemandes, et enfin la philosophie du langage, en étudiant les écrits de Wittgenstein sur Freud, qu’il découvrit tardivement.

Nous ne devons pas oublier que tout cela peut avoir quelques conséquences, comme nous le rappelait à juste titre Jacques Lacan dans son séminaire sur l’Acte psychanalytique : " Si des élucubrations de logiciens, dans un temps périmé, considéré comme relégué dans l’ordre des valeurs de la pensée, qui s’appelle le Moyen Age, pouvaient entrainer des condamnations majeures, et si sur tel ou tel point qui sont de doctrine sur le champ sur lequel nous opérons, et qui s’appelait les hérésies, les gens en venaient très rapidement à s’étrangler, à s’entre massacrer, pourquoi penser que ce sont là effets, comme on dit, du fanatisme ? Pourquoi l’invocation d’un tel registre, alors que peut-être, il suffirait d’en conclure que tels ou tels énoncés sur les relations du savoir pouvaient communiquer, être infiniment en ce temps, plus sensibles dans le sujet, à des effets de vérité. "(3)

Et comme nous l’apprend Vannina Michelli-Rechtmann, à la suite de la parution de l’ouvrage d’Adolf Grünbaum, l’un des plus importants détracteurs critiques de Freud aux Etats-Unis, " Les fondements de la psychanalyse. Une critique philosophique ", les conséquences en ont été telles que certaines universités américaines clôturaient les enseignements de psychanalyse dans les départements de psychiatrie, afin de les remplacer par des enseignements de neurobiologie. On ne se massacre plus, mais tout de même.

A l’heure où, écrit Vannina Michelli-Rechtmann, " le paradigme scientifique s’apprête à régner sans partage ", il semble que l’oeuvre de savoir doit plus que jamais être pensée et vécue comme " évènement de lecture ", évènement de subjectivation.

Des philosophes tels que Benny Levy ou Emmanuel Levinas ont été à tort et par de bien mauvais procès rangés superficiellement du côté du religieux, alors qu’ils n’interrogeaient de leur point de vue que cette subjectivation des textes, y compris lorsqu’ils étaient amenés à commenter parmi les grands classiques de la tradition philosophique, Platon, Husserl…

" Ich frage nur wo ich gefragt werde ", Je ne questionne que là où je suis questionné, écrivait Rosenzweig en 1920 à Friedrich Meinike , son directeur de thèse, le grand commentateur de Hegel, pour lui expliquer son abandon de toute prétention à une carrière universitaire," les seules questions dont je reconnais à présent la pertinence sont celles qui me mettent en question "(4).

Ne les obturons pas.

Notes :

(*) Vanina Michelli-Rechtman, La psychanalyse face à ses détracteurs, coll. Psychanalyse, Éd. Aubier, 2007

(1) Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Leçon du 20 Janvier 1971

(2) Jean-Claude Milner, Le Juif de savoir, Grasset, 2006

(3) Jacques Lacan, L’Acte analytique, Leçon du 15 Novembre 1967

(4) Franz Rosenzweig, "Lettre à F.Meinecke du 30 Aout 1920", La Règle du jeu n°29, septembre 2005, pp. 142-145. Cité par Gilles Hanus. L’un et l’universel, coll. Philosophie, Verdier, 2007