Qui peut décider de la responsabilité et de l'irresponsabilité ?
16 février 2003

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MELMAN Charles
Billets



Jean-Pierre Lebrun : A propos de l’appel à l’émotion qui aujourd’hui éclipse la référence à la
raison et au jugement, vous avez suivi le récent débat, en France, sur la
responsabilité des malades mentaux. Une nouvelle procédure permet désormais
aux jurys de Cours d’assises de se prononcer sur l’irresponsabilité pénale
d’un accusé et d’ainsi, prendre la place qui, hier encore, était dévolue aux
psychiatres. Et la qualification d’un malade mental dépend donc maintenant
d’une sorte de tribunal populaire. Est-ce acceptable ?

Charles Melman : Cette évolution reflète peut-être l’idée que l’on se fait d’une justice
populaire, débarrassée de cette contrainte que représente la consultation de
spécialistes, d’experts qui se fondent sur leur savoir, et qui finalement
repose surtout sur l’impression que fait l’accusé. Par là même, on jette un
discrédit sur les savoirs. A une autre échelle, si je peux oser cette
comparaison, c’est « Loft Story » : l’opinion publique détermine qui est bon
et qui ne l’est pas. On assiste à un déplacement du lieu où la sagesse se
situe et peut s’exprimer. A la place des professionnels, le jury. Est-ce
acceptable ? Le jury populaire, peut-on remarquer, a le souci de sa sécurité.
Il tiendra donc à privilégier ce facteur face à telle ou telle
considération.

Jean-Pierre Lebrun : Un besoin de sécurité, donc, qui détourne l’enjeu de la question ?

Charles Melman : Le sentiment de sécurité est tel, et les transformations éthiques,
familiales, politiques si profondes, qu’il importe que l’Etat donne aux
concitoyens le sentiment de veiller sur eux, d’être une garantie contre les
dommages susceptibles de leur être infligés. L’Etat ou plutôt ses
juridictions, trouve ainsi le moyen d’assurer une indemnisation de la
« victime »- avec des guillemets, j’insiste – alors même que celui qui sera
condamné à payer ne peut en rien être considéré comme coupable. Récemment,
un enfant, au cours d’un entraînement de rugby, a blessé involontairement un
petit camarade. Le tribunal a conclu – c’était une évidence – que l’enfant
n’était pas responsable du dommage causé, mais que ses parents devaient
cependant dédommager la victime. Autrement dit les parents d’un innocent
sont déclarés suffisamment coupables pour avoir à réparer financièrement un
préjudice accidentel! Une telle évolution de la justice participe
évidemment d’une philosophie plus générale qui tient à ceci: plus le rôle de
l’Etat devient incertain dans la régulation économique et la maîtrise du
social, puisque la libéralisation du marché le prive de ses privilèges
ordinaires, plus il cherche à manifester sa vigilance en fonctionnant comme
une espèce de compagnie d’assurances tout risque.

Jean-Pierre Lebrun : Et quand un délit est commis par un malade mental ?

Charles Melman : Lorsqu’un acte condamnable était commis par un malade mental, par un
irresponsable, l’ancien code pénal, par son article 64, disait qu’il n’y
avait ni crime, ni délit. Ni crime ni délit, c’est-à-dire qu’on ne pouvait
pas reconnaître la matérialité du dommage, dès lors que le coupable était en
état de démence. L’Etat aujourd’hui met en prison et condamne souvent à de
lourdes peines des hommes qui sont à l’évidence des malades mentaux.

On fait mieux. L’Etat, on l’a vu, demande aux jurés de se prononcer sur la
responsabilité du prévenu comme si le jury possédait le savoir nécessaire.
Ce jury est souvent sensible, évidemment, au fait qu’il a devant lui un type
qui est sous médicaments, hébété, qui peut à peine répondre. Muais il va le
condamner, puisque l’aiguille de fléau a suffisamment bougé pour que ce
soient désormais les droits de la victime, les droits de celui qui a subi le
dommage qui comptent le plus. L’auteur du délit, même s’il est une victime
par excellence, puisqu’il est irresponsable, qu’il ne sait pas ce qu’il a
fait, ira donc en prison. On considère qu’aujourd’hui environ 17% de la
population carcérale est constituée de malades mentaux. On ferme les asiles
et on remplit, au de là de leur capacité, les prisons. Je ne sais ce qu’un
Michel Foucault penserait d’une telle situation.

Jean-Pierre Lebrun : C’est un paradoxe en effet. Comme si, de nos jours, il ne restait d’autre
issue, pour donner de la place à celui qui n’est plus que présumé sujet, un
pseudo-sujet, que cette position de victime ou celle de quelqu’un toujours
responsable de ses actes. Autrement dit la loi du tout ou rien.

Charles Melman : En tout cas, il n’y a dès lors plus de distinction entre l’imputabilité (à
un sujet) et la responsabilité (d’un sujet). A partir du moment où un méfait
est imputable, celui qui a été imputé est responsable. Même s’il a été
complètement absent, en tant que sujet, de son geste. L’article 64, j’y
reviens, disposait que: »il n’y a ni crime ni délit lorsqu’un acte est commis
en état de démence ». Ce qui revenait à dire aux victimes: « Non! il n’y a pas
eu crime ou délit, tout simplement parce qu’il n’y avait pas d’auteur, et
donc pas de responsable. Ce qui vous est arrivé relève de l’aléatoire qui,
pour tout un chacun, n’est pas évitable. C’est comme ça : il y a eu cette
rencontre avec un fou, avec un malade mental. Même si de fait, vous êtes une
victime, en même temps, vous ne l’êtes pas. Ne venez pas organiser votre
subjectivité, ni vos revendications autour de ce dommage subi, c’est
inutile. Ca s’est trouvé comme ça, c’est tout ».

La nouvelle loi opère un déplacement. Premièrement, il y a dommage, et
deuxièmement, non pas forcément un coupable mais un responsable. Il y en a
nécessairement un, on va le trouver. Et comme il y a eu un préjudice, on va
s’arranger pour qu’il le répare. Cette mutation n’est pas seulement l’effet
de pressions sociologiques, elle répond à une évolution mentale importante
et dont les conséquences peuvent être considérables.

De ce fait, en effet, nous n’avons plus affaire qu’à des victimes et chaque
jour découvre le lot de celles qui jusqu’ici l’ignoraient : les victimes des
pères, les femmes des maris, les enfants des deux, les citoyens des lois,
les habitants du climat, les amants des amantes, les voyageurs des
accidents, les mangeurs de la malbouffe, les vivants de la pollution, les
riverains des cours d’eau, les nouveau-nés des malformations, les skieurs
des avalanches, les routiers des trente-cinq heures… Voilà résorbés tant
l’exploitation des prolétaires que la lutte des classes dans une communauté
du traumatisme : victimes de tous les pays (et de toutes les classes)
unissez-vous! Et créez des chaires de victimologie !