Qui a trouvé mieux?
09 mai 2019

-

ROTH Thierry

QUI A TROUVÉ MIEUX ?[1]

 

 

Thierry ROTH

L’œuvre de Freud est jalonnée, de façon explicite ou parfois plus cachée, par les traces d’une nostalgie persistante concernant le temps où il goûtait aux plaisirs de la cocaïne. On connaît par ailleurs son amour persistant pour les cigares. Il ne cesse en tout cas de mentionner, ici ou là, l’intérêt des « briseurs de souci »[2] chimiques, de ce « mariage heureux »[3], en comparaison aux affres de la vie conjugale et de la vie psychique en général, auxquels pourtant il a finalement consacré toute sa vie…

Ajoutons à titre d’exemple, pour faire le pont avec notre actualité, une courte citation d’un auteur bien différent, romancière à succès contemporaine, Virginie Despentes, qui dans sa récente trilogie au titre évocateur, Vernon Subutex, écrit notamment ceci : « Rien ne délivre de l’angoisse comme la drogue, aucune femme n’est aussi fiable et douce que la poudre »[4]

Donc, l’usage de produits comme traitement de soi, comme traitement de la douleur d’exister… Cela ne date pas d’hier on le voit. Pourtant, si l’on avait annoncé à Freud il y a une centaine d’années que dans la plupart des villes et des grands hôpitaux français on allait avoir des centres de traitement des addictions (les CSAPA : Centres de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictolgie), il aurait sans doute fait une moue un peu dubitative… Certes les pionniers de la psychanalyse étaient parfois confrontés à des patients dépendants, à la morphine ou à la cocaïne notamment, ainsi qu’à l’alcool, mais il s’agissait essentiellement de certaines tranches de la population, volontiers artistes, médecins ou marginaux. Il ne s’agissait pas encore du phénomène de masse actuel, touchant tellement de gens, surtout parmi les jeunes, et concernant des objets toujours plus divers, pas seulement chimiques d’ailleurs depuis l’apparition des nombreux types d’écrans, d’Internet, de jeux divers etc…

Qu’est ce qui a changé dans notre société, depuis une bonne trentaine d’années au moins, pour que l’on constate une telle propension à l’addiction ? Notons simplement, très rapidement, que l’on a assisté à une libéralisation des jouissances due aux progrès formidables de la médecine et des technologies, des progrès adossés – logiquement, nécessairement – à une libéralisation de l’économie et des mœurs ainsi qu’à une chute du religieux et du patriarcat (je parle bien sûr de nos pays occidentaux). Tout cela ne pouvait qu’aller ensemble, mais cela a entraîné tout aussi logiquement – personne n’en a décidé un beau matin ! – une tendance à récuser l’autorité symbolique propre à la fonction paternelle, et avec elle l’inscription symbolique de la limite. Récuser n’est pas contester, car il s’agit là non pas de s’opposer mais de refuser la légitimité même de tout porteur d’autorité. Ainsi un nombre grandissant de sujets est poussé à s’affranchir de toutes sortes de contraintes liées aux discours, au langage, pour privilégier l’expérience, le monde des sensations, la liberté individuelle et le droit à jouir –  voire le devoir de jouir… Ce pousse à la jouissance contemporain ne pouvait qu’impliquer une forme de pousse à l’addiction.

On reçoit, me semble-t-il, de moins en moins de « névrosés classiques » se débattant avec les contraintes imposées à leur désir, avec les effets de leurs refoulements provoqués par les interdictions et la répression attribuées en général à cette dimension paternelle, au Nom-du-Père comme dit Lacan, mais on reçoit au contraire de plus en plus de sujets se débattant avec les contraintes … de leur liberté justement ! Des sujets affranchis du Nom-du-Père (puisqu’il l’ont récusé), affranchis du poids du maître et de l’histoire, voire affranchis du poids du discours, mais dont le nouveau maître semble être devenu l’objet, l’objet de la jouissance la plus grande ou la plus facile, la plus directe à obtenir. Des sujets chez qui semble faire défaut un lieu possible d’existence subjective et la possibilité de repérer ce qu’il en serait de leur désir propre, au milieu de la foire aux jouissances…

Voilà donc logiquement offert au plus grand nombre, par toutes sortes d’objets et de moyens médico-techno-scientifiques modernes, la possibilité de traiter ce qui pourrait être pour chacun l’excès de pesanteur, de contraintes, de dépressivité de son existence.

Cela nous amène à devoir repérer, dans la clinique, lorsqu’il s’agit plutôt d’une addiction liée à cette forme de « norme actuelle », dont les conséquences ne sont pas forcément problématiques, addiction contemporaine « normale » en quelque sorte, et lorsqu’il s’agit plutôt d’une addiction pathologique qu’il s’agit de prendre en charge… Je précise au passage que je n’aborderai pas ici, pour ne pas rallonger et alourdir mon propos, le problème spécifique de l’addiction dans les cas de psychose, avec cette façon particulière, plus ou moins bienvenue chez certains psychotiques mais spécifique à cette structure, de tenter de traiter des phénomènes psychotiques tellement envahissants par des produits addictifs divers. Il faudra bien sûr traiter la psychose en même temps que l’addiction… Mais je laisse cela de côté pour ce qui est de cet article[5].

Comment, donc, repérer rapidement le caractère pathologique d’une addiction ? Certainement pas par l’objet, son caractère légal ou illégal, voire même plus ou moins dangereux médicalement. C’est le type de lien à l’objet qui fait l’addiction et non l’objet lui-même ! Quel problème pose au psychanalyste, par exemple, quelqu’un qui prend de la cocaïne de temps en temps et qui se débrouille par ailleurs plutôt bien quant à ses désirs et ses devoirs ? Quant au grand alcoolique qui se targue en consultation de n’avoir jamais touché à la moindre drogue, on voit bien que le problème est ailleurs ! Pareil pour ces adolescents qui s’épuisent sur leurs écrans au point de ne plus goûter au monde réel, si terne en comparaison de leurs exploits virtuels, et qui pourtant ne prennent parfois aucun produit.

La pathologie va commencer au moment où le sujet en question ne peut plus assumer ses désirs ni ses devoirs, reléguant sexe, amour, amitié, travail, lien social et autres investissements libidinaux loin derrière la satisfaction immédiate objectale, addictive donc. C’est aussi dans le type de jouissance que la spécificité addictive s’éclaircit : jouissance directe et facile (il suffit de se procurer l’objet), individuelle (les autres éventuels, autour, font décor, chacun cherchant sa propre jouissance d’objet), et jouissance sans limite (sauf la limite organique puisque seuls l’épuisement, l’accident – overdose, coma éthylique – ou la maladie peuvent y mettre une fin). Il n’est plus question ici de jouissance phallique, celle qui passe par l’autre, par le tiers phallique aussi bien que par l’échec (« pas de rapport sexuel » disait Lacan), celle aussi qui vient concerner le désir et le fantasme propres à un sujet, dans sa rencontre avec l’Autre. Il s’agit au contraire d’un type de jouissance objectale, directe et sans limite, qui se passe de partenaire, jouissance pourrait-on dire aussi, de type masturbatoire.

Ce que l’on peut dès lors voir apparaître dans ces situations, et dans la « réponse » que nous chercherons à apporter à ces patients, c’est aussi la dimension d’un choix éthique, d’un choix de jouissance en quelque sorte… La clinique psychanalytique en effet, est – en même temps que thérapeutique – une éthique du sujet. Plutôt que de thérapeutique on pourrait ainsi parler plutôt de « thérapéthique » analytique.

L’addiction est donc pathologique dès lors que le lien d’un sujet à quelque objet à consommer voire à tel comportement (mais un comportement en psychanalyse n’est pas sans objet) vient l’empêcher d’assumer, de tenir compte même de son propre désir, de son fantasme et aussi de ses devoirs, sociaux, familiaux, conjugaux, etc… Dès lors donc que le sujet se retrouve attrapé par une jouissance directe, illimitée et solitaire qui empêche chez lui tout recul possible, toute division subjective… On peut repérer cliniquement que le problème est surtout la conséquence du fait de ne plus tenir compte des lois du langage.

C’est comme si, poussés par le discours du capitaliste à l’œuvre aujourd’hui et toutes les conséquences des technosciences, les sujets ne récusaient pas seulement le Nom-du-Père (ce qui ne serait pas forcément en soit un problème), mais qu’ils récusaient avec lui les lois du langage ! Pour le dire avec Lacan, ils se passent certes du Nom-du-Père mais ne s’en servent pas[6]. Et parmi les conséquences possibles de ce type de phénomènes (récusation des lois du langage), pour ces sujets affranchis, apparemment libérés des contraintes du symbolique, on va trouver les addictions, mais aussi, associés ou non, en alternance ou pas avec les addictions, la dépression, l’errance subjective, des formes de radicalité violente, ou encore un certain retrait de l’investissement de la jouissance sexuelle…

Que pouvons-nous proposer à ces sujets addicts qui ont trouvé un traitement efficace à leur douleur d’exister ? On ne va pas leurs proposer de tronquer leur jouissance si forte et si facile contre je ne sais quelle tempérance moralisatrice ! Y compris contre une simple substitution – utile éventuellement mais transitoirement[7]… Le premier levier, c’est bien sûr qu’ils viennent rarement dans les débuts de leur addiction. Ceux qui s’inquiètent rapidement de leur tendance addictive, ceux-là sont en général des névrosés « classiques » sans grande tendance addictive, qui s’en sortiront en général assez bien et même assez vite – parfois sans aucune aide extérieure. Mais les autres, les « vrais addicts » je dirais, ils viennent très tardivement le plus souvent, quand ils ont déjà beaucoup perdu, quand le coût de leur addiction les a déjà pas mal ravagés (ils peuvent nous arriver malades, ou venir suite au départ de leur conjoint, ou parce qu’ils ne peuvent plus travailler, qu’ils sont surendettés, désocialisés, etc…). Bref, à défaut de se dépatouiller plus ou moins mal avec la castration symbolique dont ils semblent s’être affranchis, à défaut d’être particulièrement terrorisés par la castration imaginaire, c’est à une seule limite réelle, une castration réelle en quelque sorte à laquelle ils se heurtent.

La castration réelle, c’est bien le dernier heurt auxquels certains se confrontent. Je citerai à titre d’exemple le cas d’une femme de toxicomane qui avait deviné que son mari avait replongé parce que, me disait-elle, « il est de nouveau speed et puis il ne bande plus ». La castration réelle, ça existe donc, c’est même recherché parfois… « Rompre le mariage avec le phallus » disait Lacan[8]. Les drogues comme « sexolytiques » a proposé Charles Melman[9].

Il se trouve qu’au-delà d’une forme particulière de défense contre le sexe, et contre l’Autre, la limite réelle (et parfois dramatique) que rencontrent certains sujets addicts va pouvoir constituer un premier levier thérapeutique. L’enjeu va être, dans le transfert, de pouvoir nouer ce réel, ce heurt au réel, avec le symbolique et la dimension imaginaire. C’est-à-dire, dans le meilleur des cas, travailler en quelque sorte de façon borroméenne… Permettre en tout cas au patient de se confronter aux lois du langage et à sa position de sujet, grâce au transfert bien sûr, et de passer donc de sa rencontre parfois terrible avec le réel brut des sensations, à une mise en discours permettant un cadrage et donc une limite qui ne soit plus seulement réelle mais aussi symbolique et imaginaire. Une limite propre aux contraintes de l’humanisation. C’est à un « heim » au sens freudien, à un lieu d’existence subjective propre qui implique la castration symbolique, que certains addicts pourront ainsi peut-être enfin accéder, lieu parfois jamais vraiment construit dans l’enfance ou bien perdu dans les affres de l’addiction.

Pour conclure, nous percevons là, je crois, l’enjeu et la grande richesse de l’approche psychanalytique des addictions, avec ces sujets parfois assez différents des névrosés freudiens de l’époque viennoise… On peut ainsi se retrouver, contrairement aux cas plus classiques où l’on fait d’emblée face aux contraintes du symbolique, à devoir plutôt partir du réel pour l’arrimer à du symbolique, à travailler avec un sujet à une forme possible de nouage subjectif, nouage de ce réel avec le symbolique et l’imaginaire. Une psychanalyse moderne pourrait-on dire, toujours délicate et toujours au cas par cas, et qu’il s’agira bien sûr, avec d’autres, d’explorer et de préciser d’avantage…

 

[1] Texte légèrement réécrit d’une intervention faite au colloque de l’Université Paris Diderot et de l’EPS Maison Blanche, les 13 et 14 octobre 2017, et publié dans Les usages de drogues comme traitement de soi (sous la dir. de L. Westphal et Th. Lamote), Éditions Langage, 2018.

[2] Sigmund Freud, Malaise dans la culture, 1929, in Œuvres Complètes, tome XVIII, Paris, PUF, 1994, pp. 245-333.

[3] Sigmund Freud, « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », 1912, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1999, pp. 55-65.

[4] Virginie Despentes, Vernon Subutex, tome 1, Paris, Grasset, 2015.

[5] Voir à ce propos : Thierry Roth, « Faut-il être fou pour boire comme ça ? », La clinique lacanienne, n°19, Toulouse, érès, 2011, pp. 35-40.

[6] Voir Jacques Lacan, Le sinthome, Séminaire XXIII, 1975-76, Paris, Seuil, 2005, leçon du 13 avril 1976.

[7] Voir Thierry Roth, « Pour une transition thérapeutique en toxicomanie », La Revue Lacanienne, n°8, Toulouse, érès, 2010, pp. 163-168.

[8] Jacques Lacan, « Conférence aux Journées d’étude des Cartels de l’EFP », avril 1975, in Interventions de Jacques Lacan extraites des Lettres de l’Ecole freudienne de Paris, Paris, Editions hors commerce de l’Association Lacanienne Internationale, 2006, p. 162.

[9] Charles Melman, « Des sexolytiques », in Jean-Louis Chassaing (sous la dir. de), Ecrits psychanalytiques classiques sur les toxicomanies, Paris, Editions de l’Association freudienne internationale, 1998, pp. 663-665.