Christiane Lacôte-Destribats
J’ai insisté auprès de Marc Darmon pour inclure, dans notre étude, le texte de Freud sur « la psychanalyse sauvage (1) » parce qu’il me semble qu’on y trouve explicités des enjeux qui nous concernent encore beaucoup aujourd’hui. D’ailleurs ils sont repris aussi dans le texte sur « l’engagement du traitement » ou « l’introduction au traitement »(2). Nous pouvons lire dans ces textes comment Freud pose la question de ce qui s’inscrit dans une analyse. Notre recherche est animée sur ce point par la position lacanienne sur le Réel, et sur ce qui, entre trauma et inscription, introduit à l’idée qu’une inscription et un déchiffrage dans la cure se font d’un même coup.
Pourquoi cela m’intéresse-t-il ? Il me semble en effet que dans ces textes, qui ne sont pas si simples que cela, malgré la fluidité et l’élégance du style de Freud, vous l’avez senti, on peut lire, on peut déchiffrer, son inquiétude devant ce qu’il a déclenché. On peut l’entendre dès le début de sa correspondance avec ses élèves, ou avec ceux qui deviendront ses élèves : Est-ce qu’il a ouvert – il n’en a pas forcément la pleine perception, mais assurément déjà le souci – « un espace de sauvagerie » ? Je reprends ici un propos récent de Fethi Benslama à propos d’Internet.
Est-ce que Freud a ouvert « un espace de sauvagerie » ?
Il y a plusieurs axes à envisager sur les textes réunis sous l’intitulé « Ecrits techniques ». Privilégions tout d’abord le texte sur la psychanalyse « sauvage ».
Il s’agit d’une patiente qui souffrirait, selon Freud, d’hystérie d’angoisse, et à qui un psychanalyste, qui n’est pas nommé, conseille des relations sexuelles pour apaiser son anxiété. Ceci pose un problème connu, même si cela ne veut pas dire que l’on puisse le résoudre, celui de la différence entre psychanalyse et psychothérapie. La modestie de Freud lui fait dire à la p. 42 de cette édition des PUF qui donne des traductions à la fois erronées mais fluides, plus agréables à lire que les autres éditions qui ont suivi, ceci : « À dire vrai, les « analystes sauvages » nuisent plus à la cause de la psychanalyse qu’à leurs malades. »
Cette remarque nous intéresse dans la mesure où là Freud se situe comme celui qui est l’initiateur d’un groupe, d’une école de formation des analystes. Cette efficacité se dit de la façon suivante (il parle du psychanalyste qui peut être un de ses élèves, qui pourrait aussi être lui-même dans son rapport avec Dora) : « il l’avait en effet obligée à envisager le motif véritable ou à peu près véritable de son mal ce qui, malgré le sentiment de révolte de la patiente, ne pouvait manquer d’avoir des résultats favorables. » C’est une phrase assez complexe. Que veut-elle dire ? D’abord, la traduction est fautive. Il ne s’agit pas de « véritables », de motifs « véritables », mais le mot allemand est wirklich, c’est-à-dire « de la réalité ». Il y a déjà là quelque chose à considérer : cela veut plutôt dire « effectif », « lié à la réalité ». C’est un moment de la théorie freudienne, où le principe de plaisir est opposé au principe de réalité et où il n’y a pas encore cet « au-delà du principe de plaisir » sur lequel Lacan va fonder toute la problématique de l’inscription subjective dans la cure.
Cet élève de Freud avait donc obligé sa patiente à considérer quelque chose de la réalité. Il l’avait persuadée et raisonnée, en somme. Persuadée : il y avait une injonction latente dans le discours du psychanalyste. La traduction peu précise balaie un peu la problématique de la vérité au profit d’une espèce d’attitude qui n’était pas meilleure, c’est-à-dire une injonction à considérer la réalité.
Il est notable que Freud stigmatise un psychanalyste qui préconise le rapport sexuel comme guérisseur des angoisses. Il ne s’était pas privé, avec Dora, de l’en avertir pourtant. Echec de la cure, échec partiel seulement, mais de quoi s’agit-il ? Du plaisir qui apaiserait l’angoisse ? Si c’était vrai, cela se saurait. Nombre de femmes se plaignent de ce que le rapport sexuel pour leur partenaire se réduise à un apaisement des tensions de celui-ci sans qu’il y ait vraiment une attention portée à l’autre. Nous entendons cela jour après jour. D’ailleurs cela vaut pour les deux partenaires, et cet aspect de décharge du rapport sexuel, d’un côté comme de l’autre, est aussi considérable que fréquent. On voit bien là que la différence des jouissances n’est pas du tout de la partie et on ne peut saisir comment, avec cette négligence, cette anxiété pourrait se résoudre.
Le traumatisme de cette interprétation ou plus exactement de cette injonction déguisée ne viendrait-il pas de ce que la relation sexuelle conseillée soit crûment dépouillée de son vrai lieu, c’est-à-dire une d’une « impossibilité radicale d’inscription » comme le dira plus tard Lacan ? Dans le séminaire de Lacan sur Les écrits techniques(3), il nous dit ceci : « Il n’y a pas d’au-delà du discours du patient (en particulier la réalité par exemple, Wirklichkeit ) ». En opposition avec le repérage de la réalité dans la psychothérapie, au contraire de ce qui se passe dans la psychanalyse, Lacan pose cette question (3 février 1954) :
« Quels sont les rapports possibles entre cette intervention de la parole qu’est l’interprétation et le niveau de l’ego en tant que ce niveau implique toujours corrélativement l’analysé et l’analyste ? Lorsque la fonction de la parole a si bien versé dans le sens de l’autre, qu’elle n’est même plus médiation mais seulement violence implicite, réduction de l’autre à une fonction corrélative du Moi du sujet, que pouvons-nous faire pour manier encore valablement la parole dans l’expérience analytique ? »
C’est un texte qui me semble tout à fait important, l’ego allant très bien symétriquement avec la réalité, escamotant la dimension du Réel bien sûr… Nous voyons alors clairement que la résistance, qui est la conséquence de cette violence, vient d’une symétrie de la relation analysé-analyste, tout simplement. C’est-à-dire que la violence implicite ne vient pas des représentations, des affects, du contenu de ses pensées, mais de la position-même, erronée parce que symétrisante, mais partiellement efficace comme le concède Freud, de l’analyste. Grande violence de la symétrie qui pose les termes de la cure en termes de réalité.
Comment s’inscrit le déplacement subjectif qui est en fait le but de la cure dans le rapport d’un sujet à l’inconscient ? « La sauvagerie d’une interprétation, dit Freud, induit un effroi (Abschreckung) » Alors c’est un effroi, c’est une traduction là aussi qu’on pourrait modifier parce que cela s’accompagne de l’évocation de quelque chose qui rebute au point de dissuader, de décourager. D’ailleurs Freud dit que les analyses vont à un terme trop précoce dans ces cas-là.
« L’effroi suscité par l’analyse, continue Freud, reste indéracinable en ce cas. » Alors pourquoi ? Comment ? Beaucoup de choses sont à dire évidemment. « L’interprétation n’a pas attendu que le patient soit prêt à l’entendre » (p. 101.) Relisons les p. 100 et 101 des Écrits techniques (PUF.) :« Ne sommes-nous pas obligés de lui faire connaître la vérité dès que nous l’avons-nous-même découverte ? » Mais alors qu’est-ce que cela veut dire que « le patient soit prêt »? Il est tout au bord de dire les choses qu’il n’a pas dites et qui ont été marquantes pour lui. Dans la traduction des PUF… encore une fois, la « vérité » est un mot inventé comme le mot « véritables ». Dans le texte allemand il s’agit de Wissen, c’est-à-dire de savoir. Ce n’est pas Wahrheit. Donc, nous sommes marqués par les traductions françaises quand nous nous laissons, ce qui est tout de même bien légitime de temps en temps, aller à la paresse. Or l’inflexion du texte est très différente. C’est-à-dire que tout le texte allemand oscille entre nicht wissen c’est-à-dire « l’ignorance », nicht verstehen, « l’incompréhension » et wissen, « savoir ». Il s’agit de faire connaître, de lever l’ignorance. Il s’agit de savoir et pas forcément de la vérité. Or, à se focaliser sur la traduction française, on spéculait sur vérité et « véritables » qui était plutôt à traduire par « effectifs ».
Ici il s’agit de « savoir »… Alors, quels sont les obstacles au savoir ? Il ne suffit pas d’informer le patient d’un événement traumatisant, dit Freud, pour que cela s’inscrive. Alors ce que je voudrais noter ici c’est l’importance de cette caricature de l’inscription qui se fait bien autrement dans une cure, dans un mouvement simultané avec le déchiffrage et la lecture du discours du patient. La caricature de l’inscription, c’est bien sûr le trauma : « cela m’a marqué », dit-on. Or ce trauma, on ne peut pas dire que ce soit une inscription, car c’est quelque chose qui induit l’absence même du sujet, que cette absence se marque par l’oubli ou par le fait que le sujet n’y était pas encore.
Alors en prenant le toboggan de cette traduction qui substitue au savoir une vérité, je voudrais faire quelques remarques. Un psychanalyste qui interprèterait en énonçant une « vérité » lancerait, malgré les apparences subjectives de son énonciation, une parole dé-subjectivée en réalité. En effet, la vérité, mi-dite selon Lacan, ne vaut que pour et par la psychanalyse. La vérité, d’emblée, n’est pas dans le mi-dire mais plutôt dans le tout dire universel. Brute, brutale, la vérité est plutôt Toute et Une, et se pose sur le mode de l’évidence. Et alors, transmet-on une évidence ? Il ne me semble pas. L’analyste énonçant « une vérité » s’échappe lui-même de sa division subjective et invoque une transcendance intacte – je joue sur le mot « in-tacte » – de la vérité, au nom de la vérité. Le psychanalyste s’échappe alors, se met sur le mode philosophico-religieux, et présente un mur à son patient. L’évidence en effet « ne s’évide pas » dans ce cas-là, comme le jeu de mots de Lacan le précise. Mais c’est là qu’apparait la sauvagerie de cette vérité toute et dite comme telle. Freud s’inquiétait déjà de cette sauvagerie aux débuts de la psychanalyse.
Je reprends ici pour aujourd’hui cette réflexion de Fethi Benslama à propos d’Internet. Il dénonce Internet comme « espace de sauvagerie » où l’on peut dire n’importe quoi à n’importe qui, mais « en toute vérité » ! Puisque le seul rapport qu’il y ait à cette vérité toute c’est l’appropriation : ma, ou sa, ou notre vérité. Là encore, il ne s’agit pas du contenu de ce qui est envoyé sur Internet, il ne s’agit pas seulement des représentations terroristes ou pas, fanatiques ou pas. La violence, elle est dans ce mode de vérité totale où le sujet se fait anonyme le plus souvent derrière « sa » vérité que, paradoxalement, il possède. Or Freud ne dit pas dans ce texte « vérité », mais « savoir », soucieux de la formation de ses disciples. Il s’agit de savoir et non de communication immédiate, dit-il. Au sommet, à l’acmé de la résistance, dit-il, il faut choisir le bon moment pour un savoir néanmoins progressif, complexe.
Dans le texte sur « l’analyse sauvage » il complexifie la notion de sexualité, si nous le lisons attentivement. Et pas seulement pour ne pas choquer Vienne, mais surtout pour ne pas imposer un savoir spéculatif de maître. Citons une lettre de Freud à Jung du 21 avril 1907 : « Je sais qu’on apprend plus de trois analyses poussées dans le détail que de tout ce qu’on peut jamais bricoler à son bureau. » Là, « dans le détail », qu’est-ce qui nous guide dans une cure ? Ce sont des textes très passionnants entre Freud et Jung puisque Jung suppose un désir originel de réalité et que Freud lui répond, assez rudement d’ailleurs, que ceci, d’abord, n’existe pas et que cela renvoie à la question de la définition du délire. Le détail, ce qui nous guide dans le détail… Qu’est-ce que le détail ? On peut évoquer ici une sorte de réponse de Winnicott, à propos de son étude sur le cas de Marc, à la crudité d’une Mélanie Klein sur le coït et les trains. Cela, je crois que je l’ai déjà développé il y a quelques jours dans notre séminaire sur les questions cliniques. Est-ce que Mélanie Klein exemplifiait quelque chose de l’ordre de la psychanalyse sauvage ? En tout cas, à cette question, nous pouvons réfléchir une à l’une des réponses de Winnicott qui repère de façon très sensible l’inscription subjective de Marc au moment même où il dit sa non existence au beau milieu d’une affaire de trains qui circulent.
Pour nous, le détail, c’est ce qui va, avec Lacan, jusqu’au signifiant. Et, au-delà des significations diverses de ces assemblages signifiants, ce qui nous guide, ce n’est pas le signifiant brutal, traumatique d’avoir été trop sidérant, mais le fait que, au-delà de toute vérité, le signifiant du fait de son réel par lequel il peut s’inscrire, le signifiant est bête, fondamentalement bête. C’est la trace de son attache comme lettre au Réel. Et c’est là, dans le séminaire Encore du 19 décembre 1972, que nous pouvons trouver ce guide sûr, celui de la bêtise du signifiant. Voilà ce que je voulais vous dire.
Marc Morali – Peut-être pour introduire notre discussion, je voulais dire à Christiane combien je suis d’accord avec toi. C’est bien la question de la vérité qui est la plaque tournante de la question de la sauvagerie. C’est une question complexe. Ça pose la question de savoir ce qu’est la vérité pour la psychanalyse si, comme on sait, ce n’est pas une affaire de philosophie, encore que la philosophie pour Lacan n’est pas très loin puisqu’un certain Heidegger se pose toujours un peu dans l’ombre de ses textes sur la question de la vérité, mais voilà. Qu’est-ce qu’on appelle la vérité ?
Il m’est venu récemment une indication que je voudrais livrer à votre méditation. Au cours d’un entretien avec Jean-Luc Nancy où il était question d’un texte qu’il vient de publier et qu’il m’a fait parvenir sur la question du politique. C’est une façon aussi de reprendre au bond la lecture que nous propose Charles Melman de la question de la conscience et donc du Père. Et ce que dit Jean-Luc Nancy m’a beaucoup frappé parce que je n’avais jamais pensé comme ça. Il me fait remarquer qu’il n’y a pas de possibilité, parce que je lui parlais de textes de Freud concernant la question du politique… C’est pas éloigné de l’interprétation sauvage cette question, ne serait-ce que… On pourrait parler par exemple d’une interprétation « politiquement correcte », dont on est sûr qu’elle ne sera absolument pas traumatique, elle ne réveillera surtout pas de question qui fâche. Et il répond la chose suivante, encore une fois que je livre à votre méditation : il dit qu’il n’y a absolument pas de possibilité de parler du politique si on n’a pas, entre les gens qui en parlent, un accord sur la vérité. Ça c’est quand même quelque chose d’assez fantastique parce qu’on voit bien que si on suit les discours politiciens aujourd’hui qui se livrent dans le champ social, on voit bien que c’est bien ça qui manque quoi ! Ou alors ils ont un accord sur la vérité qui semble évident c’est que ça procède du mensonge. Alors ça, ça serait peut-être une première approximation : la vérité procède toujours du mensonge.
Mais il me semble que la psychanalyse introduit là quelque chose de tout à fait nouveau. Il faut bien sûr attendre le mot de « semblant » que Lacan propose, je dirais presque à la place de la bêtise, parce que dans le fond le semblant c’est l’œuvre du signifiant et comme le signifiant est bête, le semblant il faut en être dupe parce qu’il n’y a pas vraiment de façon de s’en sortir avec cette affaire-là. Alors la question on pourrait la transférer sur une autre question : est-ce qu’il y a autre chose que du semblant de vérité pour la psychanalyse ? Autrement dit, est-ce que la psychanalyse, lorsqu’elle emploie le mot de vérité, elle le place dans un registre qui ne serait pas celui du semblant ? Et il me semble que vous avez entendu que je cite là un séminaire, D’un discours qui ne serait pas du semblant, dont on pourrait se poser la question de savoir si ce discours qui n’est pas du semblant ne propose pas justement la possibilité de faire exister un discours dont le texte original, originel, le texte premier, ne serait justement pas celui qui fonctionne dans le semblant. C’est pas une opposition entre deux choses, on n’est pas là dans l’opposition, c’est pas l’un contre l’autre encore une fois.
C’est pour ça que cette psychanalyse sauvage, on peut se poser la question de savoir qu’est-ce que c’est exactement. Qu’est-ce qu’elle interroge réellement ? Est-ce qu’elle interroge quelque chose qui est dans le semblant ou est-ce qu’elle interroge quelque chose qui, justement, viserait ce que Lacan appelle « D’un discours qui ne serait pas du semblant » ? Alors bien sûr ce discours, comme tel, serait éminemment traumatique pour qui n’est pas demandeur de s’y affronter. C’est pour ça que j’ai trouvé ta question vraiment… Enfin, ta façon de mettre la vérité au milieu de ce texte m’a semblé plus que justifié. Il se trouve que je l’ai commenté moi-même au cours du séminaire que je fais à Strasbourg et que c’est ça qui m’est venu spontanément, la question de la vérité.
Christiane Lacôte – Il y a beaucoup de choses à dire. Il y a plusieurs axes sur lesquels j’ai ébauché ce très court texte, c’est-à-dire la question de l’inscription que Freud, dans ces textes-là, énonce selon cette phrase célèbre : « on n’oublie pas ce qu’on a appris dans une cure ». Cependant, il n’éclaire pas trop pourquoi on n’oublie pas, et puis il y a aussi cette question de la vérité. Tout dire… sans mentir ? Tout dire. Et puis ce tout et puis ce dire, je pense que la position du Réel, telle que Lacan la pose, se pose à partir du moment où la vérité, qui d’emblée n’est pas divisée, se situe par le processus de la cure comme un mi-dire. Ce que je voulais dire, c’est que la vérité, sans le processus de la cure, est d’emblée liée à l’évidence, à l’aspect de conviction, à l’endoctrinement. Et le consensus dont tu parles, le consensus philosophique, c’est que chacun s’approprie une vérité et qu’on se mette d’accord sur le plus petit dénominateur commun en général.
Marc Morali – Juste un dernier mot. Parce que finalement ce pauvre médecin qu’est-ce qu’il lui dit ? Il lui dit : vous avez le choix entre soit vous acceptez votre situation, soit vous prenez un amant, soit vous vous masturbez. Il faut appeler un chat un chat. Il eut suffi qu’il lui dise : ou alors vous devez prendre acte de ce que vous dites et essayer de comprendre puisque les trois solutions vous les connaissez déjà, c’est pas moi qui vous les apprend. D’ailleurs Freud, on voit bien qu’il est très embêté par cet exemple sur lequel il tape tout en arrêtant pas de dire que finalement ce médecin dans le fond… C’est pas si sûr que la patiente rapporte vraiment ces trucs, peut-être elle a dit autre chose qu’il n’a pas compris, peut-être que quand même il sait très bien lui aussi que la patiente sait qu’il y a pas d’autre solution… Il le ménage un peu trop pour être honnête. Je me demande si ce médecin c’est pas lui. Et quand on voit bien sûr… En même temps il est en train d’écrire Les cinq psychanalyses. Quand on voit ce qu’il a fait dans Les Cinq psychanalyses, j’ai détaillé de façon assez précise ce qu’il a fabriqué avec Hans, on voit bien que ce médecin, si c’est pas lui ça lui ressemble beaucoup dans cette période de découverte des psychanalyses.
Christiane Lacôte – Parce que tout de même, si on lit les correspondances, cela allait dans tous les sens au début. Cela allait dans tous les sens, c’était sauvage, pour le coup.
Marc Morali – Et donc tu conviendras avec moi qu’il eut suffi qu’il dise, à partir de ces trois propositions, qu’il en existait une quatrième qui était la question suivante : elle sait bien évidemment tout cela alors finalement, comment est-ce qu’on pourrait en parler autrement ? Et tout ça cesse d’être sauvage puisqu’il lui dit qu’il y a trois solutions qui pourraient apparaitre sauvages et il y en a une quatrième qui fait que vous venez me voir.
Christiane Lacôte – Tout à fait.
Marc Morali – Donc on n’est pas très loin. C’est pour ça que ce cas bizzaroïde que Freud nous ramène, pour moi pardonnez-moi c’est un peu du lard ou du cochon quoi ! C’est pour ça que je suis d’accord avec toi. La question qui se pose, du coup, là, c’est la vérité. Mais la vérité de quel côté ? Du côté de l’analysant ou du côté de l’analyste ? Et qu’est-ce que c’est que la vérité en psychanalyse ? Qu’est-ce que ça désigne pour nous ? Alors, je vois qu’il y a des tas de mains là.
Charles Melman – Nous voulons tous savoir la vérité, mais lorsque Freud prône l’élargissement du champ de la conscience, il est pour l’interprétation sauvage parce que si l’inconscient est ce qui ferait lacune dans le champ de la conscience, il est bien évident que vouloir la combler c’est de l’ordre de l’interprétation sauvage. Sa façon de traiter de Dora, évidemment… C’est ce qu’il lui a dit à Dora : au lieu de tousser tu ferais mieux d’aller baiser ! Mais on ne peut pas dire que… ça n’a pas eu les effets espérés. Mais même l’ouverture de la séance avec le rêve de « l’injection faite à Irma »… C’est-à-dire que ce qu’il présente d’emblée c’est que c’est une femme qui nous cache la vérité c’est-à-dire : mais où est-ce qu’elle le cache ? Où est-ce qu’elle le met ? Où est-ce qu’elle le dissimule ? Alors, ça nous amène à considérer que il n’y a du point de vue analytique, car c’est le point de vue de Freud, encore que ce soit très proche d’une interprétation médicale, il faut bien dire, mais il y a quand même ceci c’est que pour palier à l’absence de vérité il n’y a que la jouissance des corps. Il n’y a que ça. Et que si c’est pas ça, ben c’est effectivement la condamnation à toutes les errances de la névrose, toutes ces déviances, etc. Alors pour l’analysé en particulier et pour Lacan parce qu’il est le seul à réserver une place à ce que serait la vérité, et qui n’a pas bonne presse je dirais chez quiconque… La vérité on s’en fout ! On s’en fout pour la raison suivante : ça sert pas à la jouissance la vérité, une fois qu’on en a extrait la pornographie, c’est-à-dire la jouissance des corps ou l’exhibition qui elle aussi est une façon de vouloir la traiter la vérité… Alors qu’est-ce que ce serait cette place de la vérité dans Les Quatre discours si ce n’est à mon sens ceci, c’est que il y a dans l’inconscient de l’écriture qui n’a aucun sens et qui ne sert pas au fantasme. Y en a. Il est bizarre qu’il en ait fait un rapprochement me semble-t-il peut-être justificatif de ce que je viens d’évoquer et qui est que dans l’ADN lui-même il y a des éléments écrits et qui n’ont manifestement aucun usage. Ils servent à rien. Alors il y a des éléments de ponctuation, qu’il souligne, mais aussi des éléments… Qu’est-ce qu’ils foutent là ? Pas de fonction. Ils ne disent rien. Ils ne produisent rien. Et donc il ne faudrait pas non plus prendre l’inconscient comme une manifestation finalement de ce qui serait l’épuisement du Réel par le Nom du Père, que le Nom du Père ce serait tout, puisque nous en viendrons justement à partir de là à ce qu’il y a du « pas tout ». Moi c’est comme ça en tout cas à partir de l’excellent exposé de Christiane que je situerais l’affaire.
Johanna Vennemann – Qu’est-ce que c’est la castration par rapport à la vérité et au savoir ? Là où vous parlez de Abschreckung, je voudrais rappeler que les trois formes de l’angoisse : Furcht (peur), Angst (Angoisse), troisième c’est le Schreck, et ça c’est la castration Schreck. Là il utilise le mot schreck qui est dans Abschreckung : effrayer, choquer.
Christiane Lacôte – Oui, je vous remercie beaucoup de ce rapprochement. C’est intéressant. Schreck est tout de même chez Freud associé au découragement, peut-être à une certaine inhibition.
Johanna Vennemann – Pour tenir les haricots cuits verts, il faut les abschrecken, il faut mettre de l’eau froide, comme pour les œufs. Là aussi c’est abschrecken.
Christiane Lacôte – C’était le traitement des hystériques, l’eau froide…
Marc Darmon – C’est-à-dire des analystes sauvages nous le sommes tous un petit peu quand on se précipite effectivement sur une équivoque, cela peut être sauvage. Il y a aussi cette croyance que l’hypnose pourrait donner accès à cette vérité, directement. Pourquoi se fatiguer et passer des années sur un divan alors que l’hypnose pourrait donner un accès direct à la vérité, c’est-à-dire à ce savoir inconscient qui commanderait nos actes et nos messages ? Freud s’en explique très bien, c’est-à-dire que l’hypnose constitue un court-circuit et empêche ce travail sur la résistance. Il y a plus de vérité, nous dit Freud, dans la résistance que dans le contenu soi-disant en place de vérité. Voilà.
(Transcription : Érika Croisé)