Ce que j’ai à vous dire, je voudrais le dédier à un patient, un homme sympathique, jeune, qui arrive le matin, manifestement embrumé, pas rasé, un peu égaré, la parole pâteuse. Il est clair que le soir il s’est, comme on dit, défoncé avec ce que l’on voudra. Je le vois tous les jours parce qu’il me semble constituer ainsi pour lui le seul point fixe, capable d’organiser… venant en tout cas rythmer son parcours et mettre un semblant d’ordre dans son parcours. C’est un garçon intelligent, comme je l’ai dit fort sympathique, et la question qui surgit tout de suite à son propos est : " Mais qu’est-ce qui lui manque ? Qu’est-ce qui ne va pas pour lui ? " Il apparaît clairement que ce qui ne va pas pour lui c’est ce que signifie être un fils, ce qui viendrait ordonner sa relation aussi bien à sa mère qu’à son père, bien entendu séparés, mais enfin cela n’a plus rien d’étonnant ; il ne sait pas très bien ce que ce serait qu’être un fils. Pour l’essentiel je dirais qu’il vit dans un état de dépendance financière à l’endroit de sa mère.
Il ne sait pas non plus ce que c’est qu’être un homme, c’est-à-dire de répondre lorsque son amie lui fait savoir qu’elle est peut-être bien enceinte. Dès lors, que doit-il faire ? Il ne sait pas du tout l’effet que ça lui procure, si ça lui procure du plaisir ou au contraire de l’angoisse, de la crainte.
Il ne sait pas non plus ce que ce serait que s’insérer professionnellement. Il a de multiples possibilités, de multiples talents, de multiples activités mais aucune en tout cas qui vienne l’attacher à un travail.
Ce qui fait que, sans grand effort on voit très vite ce qui chez lui fait défaut, et la question qu’il pose au psy qu’il vient consulter est une question nouvelle. Ce qui lui fait défaut c’est évidemment ce qui jusqu’ici constituait notre organisation aussi bien psychique que sociale, c’est-à-dire la référence à la norme, en tant que cette norme, comme Freud a pu l’établir, était avant tout organisée par un rapport privilégié à la figure paternelle.
Ceci n’étant nullement un coup de force de Freud qui venant tout simplement le découvrir à l’écoute de ses patients et découvrant de quelle façon l’organisation psychique de ses patients était centrée par la référence à cette instance paternelle, que ce soit pour l’aimer ou que ce soit pour la haïr, mais qu’en tout cas elle était organisatrice de leurs conduites, de leurs pensées et de leur désir. Ce qui fait que, du même coup, chacun de ses patients se trouvait organisé par ce qu’il est légitime d’appeler " une vocation ", qu’il l’accepte ou qu’il la refuse, mais en tout cas, il savait, il trouvait dans son milieu familial ce qui ainsi venait commander sa conduite aussi bien d’enfant que d’époux, que d’homme, que de père, etc…
Il n’est pas abusif de faire remarquer que la pathologie que connaissent les psychiatres, qui leur est familière, est un pathologie qui est, bien sûr, organisée par les marques de défection à l’endroit de cette instance paternelle, qu’il s’agisse de névrose, ou aussi bien de psychose.
Le fait nouveau, comme pour ce patient auquel je pense si volontiers, mais il n’est pas le seul bien sûr, le fait nouveau est que grâce à ce qu’on pourrait appeler un progrès culturel, nous nous trouvons, sans l’avoir forcément cherché, sans l’avoir forcément voulu, soulagés de cette référence à une instance impérieuse, ordonnatrice et prescriptive d’interdits et de limites attachés à la figure du commandement.
J’utilise ce terme de progrès sans aucune ironie. Je veux simplement vous rappeler que, après tout, le but prescrit par Freud à une psychanalyse c’était précisément de pouvoir, comme il le disait, liquider le transfert, autrement dit de se déprendre du type d’attachement qu’il soit amoureux ou haineux qui, primordialement, nous lie à cette instance paternelle. On pourra remarquer que lui-même dans l’histoire du mouvement psychanalytique, dans l’histoire du groupe viennois, dans le destin de la psychanalyse, n’a pas forcément réussi à accomplir ce but. Être capable, pour un être humain de se tenir, de se conduire, de s’autoriser, sans être pris dans la contrainte de cette sujétion à une instance qui vaut pour le meilleur comme pour le pire puisque, comme nous le savons, elle est certes organisatrice, je dirais, des normes et des conduites mais, parmi ces conduites, il faut bien entendu ranger les réflexes xénophobes, les réflexes, pourquoi pas, machistes, et bien d’autres que je ne vais pas détailler ici. Parmi ces bien d’autres se trouvant bien entendu les névroses, c’est-à-dire la fréquence des malfaçons qui surviennent dans notre relation à cette instance paternelle, qu’elle ait été méritante ou aussi bien déficiente, dans l’un ou dans l’autre cas.
Donc, il ne serait pas abusif de voir une certaine forme de progrès social dans les pays dits avancés, industrialisés, dans ce détachement vis-à-vis de cette figure d’autorité. Détachement vraisemblablement lié à des causes qui ne relèvent bien sûr pas de la volonté mais qui relèvent de processus qui sont économiques, autrement dit l’intérêt qu’il peut y avoir au développement de l’économie qu’il n’y ait plus de limites qui viennent s’imposer à nos satisfactions et à nos exigences de satisfaction. Comme vous le savez, la mesure de ce qu’on appelle le moral des ménages, c’est-à-dire leur projet d’achat, est une constante de l’activité économique. Cet effet est vraisemblablement lié à ce remarquable progrès de la science auquel nous assistons qui nous affranchit des limites elles-mêmes et en particulier dans sa maîtrise des processus de fécondation puisque nous sommes devenus maintenant des démiurges non seulement capables de faire naître la vie à notre volonté mais, très bientôt, de la transformer, de faire venir des organismes nouveaux, des vies nouvelles, sans que l’on puisse savoir très bien ce que cela provoquera ; et puis, mutation également liée, bien sûr, à des avancées idéologiques.
Je crois que nous ne mesurons pas parfaitemen l’influence que Michel Foucault, l’un des nôtres donc, a pu avoir dans ce sens, mais si vous relisez son oeuvre vous verrez aisément qu’elle est entièrement dirigée dans la dénonciation de tout ce qui, dans la vie privée ou dans la vie sociale, vient ainsi prendre appui sur cette référence paternelle.
Celle-ci, comme je l’évoquais il y a un instant, a cette singulière propriété de venir inscrire, aussi bien dans notre vie psychique que dans nos conduites la présence d’une limite, d’un interdit, d’un…non pas au-delà…d’un refus de l’outrance, d’un refus de l’ubris.
A ce propos une remarque, pour peut-être le rendre sensible. Il est étrange que si l’on s’interroge sur ce qu’est un nom propre, le nom de famille, il y ait une dimension de ce nom qui en général est mal éclairée. Le nom de famille c’est, bien entendu, ce qui vous rattache à une lignée donc, en général, à une instance paternelle. Mais ce qui n’est pas immédiatement sensible, c’est que votre nom de famille trace également le cercle de ceux qui, sexuellement, vous sont interdits, c’est-à-dire ceux qui portent le même nom que vous. Ce que l’on appelle pompeusement l’interdit de l’inceste n’est, après tout, rien d’autre – que ce soit dans nos sociétés ou dans d’autres puisqu’il semble bien que ce soit une manifestation que l’on peut dire générale de l’humanité ce qui implique, bien sûr, quelques exceptions – eh bien l’interdit de l’inceste, puisqu’il ne relève d’aucun législateur, semble avant tout lié aux effets de cette nomination. À partir du moment où vous portez tel nom, eh bien vous savez du même coup, je dirais, quelles sont les limites de votre interdit et donc la nécessité de vous adresser ailleurs, ouvrant à cette occasion cette dimension essentielle à l’humanité qui est la dimension de l’altérité, c’est-à-dire non plus le même, l’identique, celui qui relève justement du même père, bien que socialement nous en gardions la nostalgie, mais cette dimension de l’altérité.
L’altérité ce n’est pas l’étranger. L’étranger relève d’un autre père, avec en général les conséquences d’hostilité que cela spontanément, malgré ou en dépit de la raison, est susceptible de provoquer comme réflexe chez chacun. L’altérité c’est la dimension de ce qui justement ne relève pas de quelque filiation et a à se trouver à adopter. Et comme on le sait cette dimension de l’altérité est un de nos problèmes dans la constitution et dans le maintien des couples.
Alors, aujourd’hui, du fait de ce qu’il faut bien appeler, et je continue de l’appeler ainsi, ce progrès culturel, progrès qui n’est pas forcément destiné à durer et qui risque fort de s’enfermer assez vite sur des crispations identitaires, même si elles prennent pour le moment un caractère essentiellement ludiques – mais enfin, comme nous le savons, le jeu c’est quelque chose de sérieux ; les enfants le savent bien mais les adultes aussi – donc, aujourd’hui la question posée à chacun d’entre nous, aussi bien dans sa vie sociale que dans sa vie professionnelle, que dans sa vie privée, c’est bien : " Qu’est-ce qui fait norme ? Où sont les normes ? " Une fois que nous avons récusé ce gardien, cette autorité – cet agent de police, pour suivre Foucault – qu’est la figure paternelle, qu’est-ce qui pour nous fait norme ? Nous avons donc la surprise, en ouvrant notre journal ou en tournant le bouton de la télé, d’être confronté à la permanence de ces informations qui nous racontent comment tel personnage de confiance, tel personnage illustre, telle autorité politique, financière, morale, religieuse, etc, s’est dévoilée comme ne respectant plus aucune norme, comme étant livré, comme mon patient de tout à l’heure, comme donnant les manifestations de l’outrance, de l’excès, de ce que les Grecs connaissaient très bien, qu’ils avaient beaucoup mieux compris et conceptualisé que nous et qui s’appelle ubris, qui est la racine du mot outrance.
Si, pour me servir de ce que notre conférencière, journaliste, a évoqué tout à l’heure, nous prenons appui sur cette extension abusive du psy dans la vie sociale, c’est à mon sens parce qu’on vient le consulter pour justement répondre à ces questions-là : " Comment dois-je faire pour être une bonne mère ? Parce que, mon gosse, je ne le tiens pas. Comment c’est une bonne mère ? Et un bon père ? " Je pourrais citer d’autres cas tel cet homme épatant, réussite de l’industrie, qui s’est en grande partie fait lui-même, et qui vient parce qu’avec son fils, fils qui ne travaille pas et passe bien sûr ses journées devant ce moyen extraordinaire qu’est Internet… " comment faire ? Qu’est-ce que je dois faire ? " Alors c’est au psy qu’on vient poser la question, bien sûr.
Et de même la question que peuvent venir poser les jeunes…Je me souviens d’un qui est venu…alors lui, ça faisait des mois qu’il n’était pas sorti de chez lui, il était d’ailleurs blanc comme un linge parce qu’il passait, je ne sais pas, vingt heures par jour devant son écran internet, il n’allait plus au lycée, et après quelques entretiens – mais quel rôle ai-je joué à cette occasion ? A quoi lui ai-je servi ? Peut-être tout simplement à avoir un interlocuteur qui n’avait pas spécialement de conseils à lui donner, ni de prescriptions préétablies, ni d’ordonnance – il a pu parler et après quelques visites il est venu me dire : " Il faut que j’arrête, il faut que je retourne au lycée ".
Je crois que ce que je vous expose là risque de vous être sensible parce que je pense que c’est ce que vous rencontrez dans votre propre pratique.
Tout à l’heure j’ai pu demander à l’aimable personne qui travaille avec vous et qui est venue me chercher à la gare si les patients avaient changé, ce que je demande chaque fois, puisque partout j’obtiens la même réponse : " bien sûr qu’ils ont changé, ce ne sont plus les mêmes ! " Et ce ne sont plus les mêmes non pas parce que les psychiatres ne s’intéressent plus à la schizophrénie ou au délire, bien au contraire, les psychiatres je dois dire adorent ça. Ils adorent parce que c’est familier, ils connaissent, ils savent, ils sont chez eux. Mais là, avec ces figues nouvelles qui apparaissent, nous nous trouvons bien sûr devant des pathologies nouvelles – d’ailleurs le terme de pathologie est lui-même à réévaluer – qui ne sont pas des troubles des comportements et des conduites comme vous l’évoquiez tout à l’heure. Le terme de pathologie est à réévaluer puisque la question de la norme, de ce qui fait norme, est une question à laquelle il n’est plus que les autorités religieuses traditionnelles pour y répondre. Lorsqu’elles y répondent à leur façon, elles ne sont pas reçues, et elles paraissent évidemment tout à fait dépassées.
Je n’évoque ces points que pour dire qu’il ne convient pas évidemment au psy de venir établir ce qui serait une nouvelle norme ou des bonnes conduites. Je crois qu’il lui convient d’être sensible à ce qui se passe, d’essayer de le conceptualiser comme il le peut, comme il y parvient, d’essayer de savoir de quelle façon, sans tomber ni dans le conseil traditionnel ni dans la complicité, comment il peut aider son patient. Et puis aussi, savoir que cet état d’instabilité dans une société est, je dirais en général – parce qu’il y a eu bien sûr d’autres manifestations dans l’histoire – est en général la source d’un appel au retour à l’autorité, qui est évidemment la solution la moins angoissante.
Il m’arrive de discuter avec des comportementalistes qui m’expliquent que entre l’homme et l’animal il n’y a pas de différence essentielle. Il y en a une qui est essentielle pourtant c’est que, l’anima trouve, innées pour lui, les règles de sa conduite ; il ne se pose pas de problème moral, il n’a pas de responsabilité, il n’a pas de choix, c’est comme ça et il ne sait même pas que c’est comme ça. C’est, si j’ose dire, tout naturel. Or, comme vous le savez, nous relevons d’une espèce suffisamment dénaturée pour ne pas trouver en nous les règles de notre conduite. Cette conduite nous sommes amenés à l’élaborer, à la construire d’une façon qui en général n’est pas simple, qui est souvent complexe, souvent traumatisante, difficile et où la question du choix également peut se poser à des moments décisifs, à des moments cruciaux.
Ce qui fait donc que si nous avons, dans ce que nous voyons se produire, une responsabilité aussi bien sociale que médicale – la figure du médecin, bien qu’elle devienne de plus en plus brouillée, reste essentielle du fonctionnement social – nous avons, nous aussi, à faire nos choix c’est-à-dire à travailler sur la façon dont nous pouvons répondre à ce que j’ai pu appeler dans cet ouvrage fait avec Jean-Pierre Lebrun, L’homme sans gravité, ce que j’ai appelé " la nouvelle économie psychique ", par ironie bien sûr. Je raconterai ensuite de quelle façon cette nouvelle économie psychique n’est pas si nouvelle que cela, mais ça, c’est une autre chose, c’est un autre point. Mais en tout cas comment, pour notre travail, et sans chercher aucunement à nous montrer en cette matière des directeurs ni de conscience ni du fonctionnement social, de quelle manière nous pouvons contribuer à cette tâche qui continue de marquer notre humanité, c’est-à-dire la faculté de décider de nos conduites et d’être responsable de nos choix.
Je ne vous embête pas davantage. Merci beaucoup pour votre attention.
[applaudissemnts]
Monsieur X : Je remercie beaucoup le docteur Melman pour son intervention. Donc on a quelques minutes de discussion si vous le souhaitez. La parole est à la salle, si vous avez des questions.
Je vous demanderais d’avoir la gentillesse de vous présenter avant de poser vos questions.
Question 1 : Oui ! Je suis Olivier Coron, je suis psychologue, je viens des Hautes-Alpes. J’aurais voulu interroger le docteur Melman sur un point qui me semble important. Dans ses livres et dans ses articles il situe la bascule entre ce monde où le sujet était un peu dicté par une dimension dont il savait ce qu’elle voulait et l’apparition du discours de la science. Le problème c’est que si on se réfère, par exemple dans l’histoire du suicide, aux débats qui étaient faits au Moyen-Age ou durant la Renaissance, concernant la volonté de Dieu sur " est-ce que l’on peut ou pas mettre fin à ses jours ? " je ne suis pas certain qu’à cette époque le sujet était aussi certain que cela de la volonté de l’Autre à son égard.
Donc, est-ce qu’il pourrait préciser un petit peu cette idée. Est-ce que ce n’est qu’aujourd’hui, à partir de l’apparition du discours de la science qu’il y a vraiment eu une sorte de flou qui s’est concrétisé à partir des années cinquante, ou bien est-ce qu’effectivement cette certitude n’a jamais été présente ?
Charles Melman : Je vous remercie pour votre question. Mais dans la mesure où la vie est une faculté qui nous aurait été donnée cela veut dire, du même coup, si elle nous a été donnée, nous n’en avons pas la maîtrise. Nous n’avons pas la faculté de décider, de disposer à notre guise, à notre gré, de ce qui ainsi nous a été donné, non pas comme propriété mais comme usufruit. Nous avons à la faire fructifier, cette vie, et dès lors nous n’en sommes pas les maîtres. Pas plus que de notre corps d’ailleurs, puisque s’il nous a été donné, à partir de cet instant je ne serai pas libre d’en disposer. Je n’aurai autorité qu’à le faire servir aux fins pour lesquelles il a été prescrit. Ceci étant, je le rappelle, l’état traditionnel de la question. On voit bien justement, grâce à votre interrogation, comment aujourd’hui tous ces points qui étaient acquis, quitte bien sûr à être transgressés, comme il est convenable, comme il se doit, comment tous ces points posent des problèmes auxquels plus personne n’est capable de répondre. Quand est-ce que vous arrêtez les appareils de réanimation ? Qui va en décider ? Qui va répondre ? Voilà par exemples, aujourd’hui, à titre d’illustration de ce que nous évoquions tout à l’heure, voilà par exemple aujourd’hui une manifestation de ce nouvel état dans lequel nous sommes entrés de fait dans ces nouvelles interrogations. Bien sûr ce sera un jour la Sécurité Sociale qui décidera et qui dira : " Ecoutez, ça va ! On ne peut pas comme ça indéfiniment saigner la collectivité. " Avouez que ce sera une étrange réponse. Donc voilà le type d’embarras, si je puis dire, dans lequel effectivement nous sommes.
Monsieur X : D’autres questions ?
Question 2 : Oui, bonjour. Alain ???, psychanalyste. Une question sur le concept de la norme. Ce concept, me semble-t-il, est relativement mal barré, puisque étymologiquement, dans le champ de la géométrie, ce concept désigne à la fois la règle, la ligne, et en même temps l’équerre. Donc la question que je voulais poser à monsieur Melman est : " toute norme ne porte-t-elle pas en elle sa propre transgression ? ".
Ch.Melman : C’est formidable quand on peut faire une transgression ! Ce qui est gênant c’est quand il n’y a plus de barrières propres à entretenir une transgression. C’est ça la difficulté. Les transgressions, pour nous servir de ce terme, font partie de la vie sociale ordinaire. Mais ce problème est évidemment tout à fait différent quand ce ne sont plus que les lois du code civil ou du code pénal qui peuvent être transgressées et qu’il n’y a plus de lois morales, si je puis dire, à transgresser. C’est autour de ce point que notre interrogation a à se faire.
Il y a, je l’évoque souvent parce que nous l’oublions, il y a à la naissance de notre culture, il y a deux mille cinq cents ans, dans ce petit pays montagneux et pauvre qu’était la Grèce, des gens qui se sont demandés : " Mais quelles sont les normes propres à l’humanité ? " Ils observaient les animaux, ils observaient les plantes, et ils se disaient : " Cette créature qu’est l’homme, si elle ne veut pas être un animal, c’est-à-dire céder à ses instincts, à ses pulsions, à ses appétits, quelle doit être sa conduite ? Quelles sont les normes ? " Et alors, vous avez tous les merveilleux dialogues auxquels je ne saurais trop vous renvoyer, ces merveilleux dialogues de Platon recueillant la parole de Socrate, c’est-à-dire toutes leurs cogitations. Fonder une norme, non pas par la référence à une autorité, mais trouver une norme qui soit celle spécifique de l’humanité, qui viendrait définir sa conduite. La question qui reste ouverte et que nous n’avons pas tranchée est de savoir si effectivement c’est jouable.
Alors la psychanalyse, puisque vous êtes psychanalyste, monsieur, la psychanalyste a, là-dessus, sûrement à se prononcer, à la suite de Freud et à la suite de Lacan. Y a-t-il, dans le système déterminant de notre existence, qui est l’appareil du langage, y a-t-il dans le langage ce qui, de lui-même, s’impose à nous comme une norme et qui serait spécifique de notre caractère d’être parlant ? C’est-à-dire ne plus être animal mais dépendre d’un système de signalisation et de communication complètement différent ? Là-dedans y a-t-il pour nous une norme ? C’est ce qui a été ébauché par le travail de Freud, par le travail de Lacan. Et nous sommes, nous, à patauger là-dedans. La question est de savoir si à force de patauger ça va prendre un peu en masse et que nous allons en sortir. A suivre, donc…