« Son fils, créole, né sur la terre nouvelle, de race pure ou métissée, celui-là oui, qui savait qu’il n’était pas africain comme ces nègres qui venaient d’arriver, qu’il n’était pas blanc, ni indien, ni métis, se sentait au défi de sortir de « l’être-personne », au défi de construire son identité. Il serait alors, lui aussi, un protobrésilien par carence ». (Darcy Ribeiro)
A la fin du XVe siècle, les peuples péninsulaires se confrontaient à une campagne d’expulsion des minorités ethniques et religieuses. Après avoir cohabité, pendant des années, avec des différences de tous ordres, le tribunal du Saint Office de l’Inquisition s’est chargé de faire fuir vers le Nouveau Monde aventuriers, commerçants et conquistadores qui ont apporté avec eux les sangs impurs, les hérétiques, les déterrés.
Les colonisateurs ont imposé au Nouveau Monde conquis un système économique – basé sur l’exploitation – des dogmes religieux et un style de vie, et ils ont amené aussi leur lois discriminatoires : les impurs, les hérétiques et les déterrés sont restés aussi discriminés que dans le Vieux Monde, et ils ont été rejoints en cela par les indiens et les noirs. La mission civilisatrice que les conquistadores se sont proposés répondait à leurs intérêts d’expansion économique, qui impliquait la destruction de ce qui se présentait comme différent.
Le Brésil serait alors – depuis toujours et dans une tentative de se débarrasser de ces modèles discriminatoires dominants – confronté à un grand défi : construire une société où les impurs, les différents, les autres, seraient tous égaux – comme le prêchait l’esprit de catéchèse et comme le dictait l’héritage laissé par les espagnols et les portugais qui ont résisté, sans succomber à la domination. Confronté à l’intolérance qui tendait à préserver l’identité, la pureté de la race, entre autres aspects, le Brésil s’est aperçu qu’il partageait leur destinée : fonder une identité propre qui vienne s’opposer au pouvoir, une identité ancrée dans un trait d’égalité.
Plusieurs auteurs, de différents champs de savoir, se sont consacrés à la description de ce que c’est que d’être brésilien, en mettant l’accent sur quelque qualité psychologique ou caractérologique. L’interprétation naturaliste par exemple, dit que le brésilien est joyeux, cordial, paresseux, malin, peu sérieux, opposé à la morale civilisée, en fonction des caractéristiques de la race, de la sexualité, etc. L’interprétation historico-critique quant à elle, ne considère qu’un seul élément, par exemple : le préjugé de la race, le patriarcat, la mentalité coloniale, pour généraliser et garantir l’identité « originale » brésilienne.
Qu’est-ce que c’est être brésilien ? Etre brasileiro c’est la même chose que d’être seringueiro, mineiro, carvoeiro.2 C’est être celui qui prend le nom du produit qu’il exploite. L’origine du mot brésilien se trouve dans la désignation que l’on donne à ceux qui exploitaient le pau-brasil3, d’où vient aussi par la suite le nom Brasil. Cependant le nom Brasil existait déjà bien avant, aux environs du IX siècle, dans la cartographie européenne, où il désignait une île paradisiaque de l’Atlantique. Ne pourrait-t-on pas alors argumenter qu’associer le nom brasileiro à l’acte de l’exploitation, en oubliant que le nom Brasil existait déjà bien avant, serait donner raison à ce caractère exploitation/capitaliste que, bien des fois, on insiste à mettre à l’origine de la nation ?
Pour revenir à la question déjà posée : qu’en est-il des brésiliens, dans la mesure où le produit qui est supposé leur donner leur nom n’existe plus ? Voilà la question de celui qui se voit acculé à rendre compte d’une identité nationale, à partir d’une extinction , d’un manque, d’une absence. La recherche d’une identité nationale peut engendrer des solutions comme celle de rejeter tout ce qui est externe avec pour conséquence la recherche d’une originalité interne. Mais comme le dit Octavio de Souza « (…) la différence ne se prête pas à fonder des identités ». Cette identité – basée sur la différence – serait cherchée en contrepoint du modèle européen : être différent de celui-ci, soit rejeter ce qui vient de dehors et peut-être , du même coup, souligner avec orgueil, de façon nationaliste, une caractéristique propre.
La recherche de l’identité nationale basée sur la différence est parfois portée à une telle intensité que certains auteurs comme par exemple Da Matta en arrivent à suggérer des critères quantitatifs de comparaison entre potentialités économiques de différents pays. Selon ces critères ce qui différencierait un anglais d’un français par exemple serait uniquement la taille de ses coffres. Le Brésil selon lui laisserait toujours à désirer en ce qui concerne les critères quantitatifs, mais il aurait l’avantage en ce qui concerne les critères qualitatifs , qui prendraient en compte « la nourriture délicieuse, la musique envoûtante, la saudade qui humanise le temps et la mort et les amis qui permettent de résister à tout ». Or, n’importe quel pays pourrait être évalué à travers des critères qualitatifs, et non pas seulement le Brésil. Néanmoins le plus délicat de cette question de la qualité c’est qu’elle fonde l’identité sur l’exotisme, thème très bien travaillé par Octavio de Souza dans Fantasia de Brasil (1994).
Y aurait-t-il une position subjective qui serait commune à tous ? Cette question paraîtrait conduire directement à la recherche de l’identité, même si celle-ci est fondée cette fois-ci dans une « position subjective » , concept qu’il conviendrait aussi de définir mieux. Peut-être pourrions nous penser, non pas à donner une réponse sur le doute quant à l’identité, mais à faire une analyse des avatars identificatoires dans l’histoire brésilienne , en prenant en compte que le leurs conséquences homogénéisantes constituent une entreprise de pouvoir, principalement colonialiste.
Octavio de Souza dit aussi que « les divers critères proposés pour l’établissement de l’identité nationale, tout au long de l’histoire, n’ont jamais été suffisamment larges pour inclure la diversité des manifestations culturelles du pays ». Il conviendrait d’ajouter encore que, peut-être, même en étant assez larges, ces critères ne pourraient pas atteindre ce « type idéal et total ».
« L’inscription des sujets, hommes ou femmes, dans le discours de l’Autre, n’est pas fixée de façon rigide. Elle passe par des modifications au long de l’histoire que (…) viennent altérer certainement l’usage de la langue et avec ça, les lieux que la culture attribue aux sujets ». Que les brésiliens occupent tantôt une place, tantôt une autre, « dépend en dernier instance, des « pratiques parlantes » qui à leur tour, correspondent à des tentatives de répondre à des déplacements survenus dans la société au long du temps – et qui ont échappé eux, au contrôle de la volonté des sujets. » (KHEL,1998, p. 29)
« Une chose est de savoir l’histoire selon les historiens, et une autre est de la voir avec les yeux de ceux qui l’ont vu ». Cette belle phrase ouvre le catalogue consacré à l’exposition de l’oeuvre du peintre hollandais Albert Eckhout ( membre de la cour de Maurice de Nassau, qui a gouverné le Brésil de 1637 à 1645), réalisée lors de la Biennale de São Paulo, qui révèle dans ses toiles sur le quotidien brésilien, tout l’imaginaire de la naissance du Brésil et une partie de cette histoire. Les originaux sont encore aujourd’hui dans le Musée National de Copenhague et sont tenus officiellement comme le témoignage le plus ancien que l’on a réussi à sauvegarder sur les débuts de la colonisation .
« Il n’y a pas de retrouvailles immédiates avec le passé, comme si celui-ci pouvait revenir dans sa fraîcheur première, comme si le souvenir pouvait attraper une substance , mais il y a un processus de médiation et de réflexion, un souci de fidélité théologique et/ ou politique à une promesse de réalisation toujours menacée, car passée dans le double sens de vergagen (passé/ disparu) ». (GAGNEBIN,1996, p. 17)
Nous sommes d’accord avec Gagnebin, mais est-ce que la recherche anxieuse des originaux, la quête du fait correct, la soif de savoir ce que s’est passé réellement, la sauvegarde intégrale de l’histoire, sans permettre aucune invention ou reformulation, ne concernerait pas aussi les réécritures actuelles de la « fondation du Brésil », avec la « passion des chiffres ronds » – cinq cents ans ? La toile peint « à cette époque là », ainsi que les documents sauvegardés et compilés avec rigueur nous permettraient, plus que d’autres choses, de visualiser ces images : mémoires brésiliennes. Les lacunes qui seraient restées, oeuvres de l’oubli ou du refoulement, et qui fonctionneraient comme des véritables taches dans l’image totale, auraient besoin d’être comblées.
Avant Eckhout, et même avant la découverte, plusieurs « images » nous ont été fournies sur la naissance de l’Amérique et, postérieurement, du Brésil. Le voyage de Colomb, commencé en octobre 1492, un voyage droit, toujours droit devant, comme la grande métaphore de la modernité, fonctionnant comme un paradigme pour le sujet moderne, concerne également la fin d’un monde fermé et l’abandon « de la maison maternelle et paternelle ». En utilisant une métaphore filiale, on pourrait aussi penser au Détroit de Gibraltar comme à l’allégorie de la sortie de l’utérus. La découverte du Nouveau Monde était chargée par avance de tout cet imaginaire fantastique entouré d’ images nébuleuses et paradisiaques.
Les images, les fantaisies, les faits relatés, lus ou transmis de génération en génération , les pièces des musées, rendent compte de la tentative de restitution d’un passé plus ou moins honteux, plus ou moins brillant, plus ou moins impératif, plus ou moins coercitif pour le sujet. Voilà le degré de liberté qui reste à chacun : articuler son histoire dans une forme singulière. Peut-être pourrions nous dire que le choix des images, des faits et des pièces ne dépend pas du goût ou de la volonté…
Le contrepoint de la recherche incessante de l’identité, c’est peut être la question de la prégnance de l’image au Brésil. Ici peuvent être opportuns les mots de SOUZA (1994, p.188-9) : « (…) on ne peut rechercher une identité que dans le registre du visible, de la monstration d’une uniformité qui, ne pouvant pas être acquise en dehors du régime de la jouissance, émousse le faire des pluralités constructives de toute société. À l’opposé de la réquisition de l’identité, on peut situer la possibilité de référence à l’ « un » national qui en occupant pour la nation la place que l’idéal du moi occupe pour le sujet, inaugure un champ du dire, et de toutes les instances dans lesquelles la pluralité des dires peuvent soutenir un faire collectif qui prenne en compte la communauté de destin qui nous fait peuple, et non pas masse. Cependant, une telle référence ne peut pas être recherchée, encore moins montrée, car elle est seulement efficace, elle n’est pas manifeste. Il faut cesser de vouloir être brésiliens, car brésiliens nous le sommes déjà pour le meilleur et pour le pire. L’important c’est de refuser l’expression de notre singularité de façon simplement visible. Il ne s’agit pas de montrer ce qui nous constitue , mais de parler à partir de ça ».
SOUZA poursuit en disant que l’identité et l’image sont solidaires, questions avec lesquelles le brésilien doit se débrouiller semble-t-il depuis sa « naissance ».
Néanmoins l’image peut-elle conférer une identité ? Peut-être uniquement dans sa condition mimétique qui, évidemment, ne se réduit pas à l’imitation. La mimesis , conquise à partir de l’original européen, fonctionne peut-être comme « l’image apaisante » dont nous parle Caillois , c’est-à-dire ce que nous cherchons pour apaiser notre anxiété pour l’être. Cependant ce que nous dit aussi cet auteur c’est qu’on ne peut atteindre cette image qu’au prix d’une « dépersonnalisation », ou encore que « la volonté de l’être de persévérer en son être, se consomme dans l’exaltation et l’attire déjà secrètement vers l’uniformité qui scandalise son imparfaite autonomie ». (CAILLOIS,1986, p. 68)
Trois des tableaux d’Eckhout dans le catalogue déjà cité ne dépeignent pas la « nature » du Brésil enfant, mais d’avantage l’image de nègres du Congo, engoncés dans des habits nobles européens – velours avec des ornements en or et argent, pourpoint en brocard et chapeau en peau de castor, orné de plumes rouges. Ces peintures, nous renverraient peut-être aujourd’hui aux « napoléons repeints » du carnaval de Chico Buarque , référence aux copies excentriques du modèle originel.
Au retour de la cour de Nassau , la maison du peintre à la Haye en Hollande – dont la construction avait commencé avant son départ pour le Brésil – était prête. Prête pour la fête « pendant laquelle des indiens tapuias, amenés par lui, ont exécuté, nus, des danses sauvages qui ont choqué la modestie puritaine. (…) Le salon d’entrée avait le plafond peint avec les oiseaux de la terre (du Brésil) et des murs pendaient les panneaux d’Eckhout ». (VALLADARES, 1998, p. 22)