Quelques remarques pour présenter la demi-journée :
Le nœud borroméen et la clinique contemporaine
« C’est quand même du malaise dans la civilisation que procède toute notre
expérience »
Ne cherchez pas cette phrase dans le séminaire[1], elle se trouve dans La troisième[2] ‑ merci à J.-P. Beaumont de l’avoir retrouvée, car son contexte me conforte dans certaines spéculations. À savoir l’importance du corps en tant que pris dans un espace à trois dimensions : « En fin de compte Le nœud borroméen rejoint bien ces trois fameuses dimensions que nous imputons à l’espace […]. Ça se produit, un nœud borroméen, quand justement nous le mettons dans cet espace »…
« Dans ce réel [j’aurais dit ‘espace’] se produisent des corps organisés et qui se maintiennent dans leur forme. C’est ce qui explique que ces corps imaginent l’univers […] ce n’est pas une raison pour que nous imaginions nous-mêmes que le monde est monde pour tous les animaux le même, si je puis dire, alors que nous avons tant de preuves que même si l’unité de notre corps nous force à le penser comme univers, ce n’est évidemment pas monde qu’il est, c’est immonde ».
Suit la phrase choisie en exergue pour cette demi-journée : « C’est quand même du malaise dans la civilisation que procède toute notre expérience ».
« …De quoi avons-nous peur ? De notre corps…
…L’angoisse, c’est justement quelque chose qui se situe ailleurs dans notre corps, c’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps ».
Qu’est-ce qu’un nœud, en effet ?
Réponse chez Marc Darmon, notre grand truchement avec la langue mathématique : c’est une sphère plongée dans une sphère [ou une variété : tore etc.] de dimension supérieure. Ceci pour rappeler qu’un nœud est dès le départ complexe : un espace dans un autre espace plus un écart de dimension entre ces deux espaces. Si l’écart entre les dimensions des deux sphères est supérieur à 2, tous les ronds deviennent simples et les chaînes se défont. Dans un espace à quatre dimensions, tous les nœuds, borroméens ou pas, se dénouent.
Il a été dit que le nœud borroméen ne supposait rien. Il suppose que l’espace dans lequel il est plongé n’ait pas plus de trois dimensions. C’est bien le cas de notre corps.
Cette question des rapports entre les trois dimensions de notre espace et les trois dimensions du sujet, soulevée par Lacan dans le séminaire Les non-dupes errent, est réglée dans La troisième : « […] en fin de compte le nœud borroméen rejoint bien ces trois dimensions que nous imputons à l’espace, sans d’ailleurs nous priver d’en imaginer tant que nous voulons et voir comment çà se produit. Ça se produit, un nœud borroméen quand justement nous le mettons dans cet espace »[3].
J’ai suggéré (à partir d’une remarque de Marc Darmon) d’interpréter les affects comme des conflits entre l’espace du sujet et celui du corps qu’il habite.
Cette incorporation du nœud du sujet dans un corps tridimensionné conditionne toute la clinique des nœuds borroméens.
« Si le cas est bon, quand il y a un de ces ronds de ficelle qui vous manque, vous devez devenir fou… [Si ce n’est pas le cas] çà veut dire que vous êtes névrosés » (11 décembre 1973).
La phobie résulterait ainsi d’un « surnouage » olympique (chaque rond est pris dans chacun des deux autres) mais Lacan évoque aussi « d’autres couples dans la névrose qui sont plus simples que celui de la phobie ». C’est ce que propose C. Melman pour la névrose obsessionnelle avec ce nœud réduit à un couple : la droite infinie du symbolique prise dans le rond de l’imaginaire, le réel, forclos en tant que consistance séparée et repoussé à la fin du symbolique.
On sait que les séminaires suivants : RSI et Le Sinthome proposeront plutôt des « sous-nouages », avec nécessité d’un quatrième rond, borroméen ou pas. Il y a aussi cette réduction du nœud borroméen au nœud de trèfle dont J.-J. Tyszler a parlé comme possibilité ouverte sur la paranoïa.
Bien que ces « surnouages » n’aient pas été repris par la suite, il me semble intéressant de garder cette notion qui permettrait peut-être de distinguer, dans la symptomatologie contemporaine et malgré une ressemblance phénoménologique, ce qui relève des symptômes analysables de la névrose classique œdipienne de ce qui ne fonctionnerait que comme suppléance d’un défaut de nouage [je pense par exemple à certains TOCs non névrotiques en regard de la névrose obsessionnelle].
Quels sont les rapports de ce malaise dans la civilisation avec ce que Lacan appelle Réel ?
Ce réel, Lacan le fait essentiellement supporter par l’impossibilité d’écrire un rapport entre les sexes. Toutefois le réel dans le nœud borroméen paraît au premier abord bien asexué.
Pratiquer la psychanalyse suppose d’être dupe d’une structure supposée organiser la parole, provoquer certaines inhibitions, structurer les symptômes, déclencher l’angoisse. Sinon, le psychanalyste ne dirait pas : « dites ce qui vous passe par la tête ». Être dupe de l’existence d’une telle structure que Lacan appelle réel, d’un savoir dans le réel mais aussi d’un sujet de ce savoir qui appellerait à être reconnu. Certes, au terme de sa propre cure, ce sujet supposé au savoir inconscient, soutenu par la croyance de l’analyste dans l’Inconscient, est supposé destitué et le savoir du fantasme en grande partie élucidé, voire traversé (?) révélant que la réalité était un montage sans autre garantie que la part de jouissance qui aura été cédée pour cela. Et Lacan conclut son séminaire par cette ouverture prudente :
« […] nous apercevoir que l’inconscient est peut-être sans doute dysharmonique, mais que, peut-être, il nous mène à un peu plus de ce réel qu’à ce très peu de réalité qui est la nôtre, celle du fantasme, qu’il nous mène au-delà, au pur réel ».
Si le fantasme fait obstacle à la reconnaissance du réel, c’est qu’il nous fait vivre dans un espace plat. Pour Lacan, le fantasme dont le schéma R donne la structure, est un plan projectif donc une surface, soit un espace à 2 dimensions. Et en ce qui concerne les « dit-mansions » du sujet, S et I sont les deux faces solidaires du même objet a et le réel est dans la bande de Möbius, qui représente la coupure du sujet. Cette réduction, dans le fantasme, des trois dimensions à deux, Lacan la reprendra dans Encore.
Quant au pur réel, il concerne la structure qui coince le sujet.
Et cette structure, pour Lacan, peut s’écrire – à moins qu’elle ne soit rien d’autre que cette écriture même :
« Dans toute plainte, comme énoncé d’une vérité, c’est toujours d’une référence à l’écriture que ce qui dans le langage peut être situé trouve son réel. ».
L’impossible – en quoi consiste le réel – a d’abord été présenté, à l’instar de la démonstration mathématique, comme effet du langage et démontrable par une procédure logique, le pas de ce séminaire étant de passer d’une écriture logique « sans sujet » à une écriture qui tienne dans l’espace du sujet, une écriture en acte qui intègre le réel dans son acte. Cette écriture en acte, c’est ce que tente le nœud borroméen. Il ne le produit pas seulement comme effet d’une écriture logique.
Reste que c’est son dire qui importe, plutôt que son faire à moins que dans son cas (énoncé performatif) dire, ce soit faire.
Maintenant en quoi est-il pur, ce réel ?
Ce « pur réel », par lequel Lacan conclut son séminaire, est-ce un réel « purifié » de tout symbolique et de tout imaginaire, donc de tout sens ?
Cette acception, qui semble prendre Lacan au pied de la lettre, transformerait la cure en schizophrénie dirigée.
Mais le séminaire, en définissant le R comme ce qui avec S et I fait trois, offre une autre solution, celle du nœud borroméen précisément. Le réel y est aussi et à la fois, ce réel déjà là dans toute consistance et ce réel du nœud qui tient fermement S et I, pas sans R.
Cette solution, plus prometteuse, et d’ailleurs conforme à certaines indications de Lacan : « l’imaginaire, dit-il, quoi de plus réel », permettrait de forcer – tout doucement – la barrière du fantasme sans le décomposer et ouvrirait la voie d’une laïcité « réelle ». D’où cette idée que cette phrase de Lacan est une réponse à la question inverse de celle que posait P.-C. Cathelineau : « Le nœud borroméen peut-il se dépouiller de tout sens » ? Peut-être à réduire les signifiants symbolique, réel et imaginaire à de simples lettres sans plus les métaphoriser du corps, de l’amour et de la mort, pour citer l’interprétation dite par Lacan « chrétienne ».
Le réel, dans la psychanalyse, était là avant Lacan. Mais c’est lui qui lui donne son nom propre et, du coup, soulève la question du pouvoir de toute nomination (du naming) à l’égard du réel :
« S’il y a trois dimensions de l’espace et si ces trois dimensions nous commençons à les énumérer du symbolique et de l’Imaginaire, l’épreuve est à faire de ce que çà donne pour la troisième, à savoir pour le réel. Il n’y a qu’une chose à en dire pour l’instant […]
Je te baptise réel parce que si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer. » (11-12-1973).
Ce faisant, que fait-il ?
Pour la première fois, me semble-t-il, dans l’histoire de la pensée contemporaine, il ne s’agit pas de donner du réel un modèle le plus approchant possible mais d’inscrire ce réel lui-même, ou son lieu tenant de corde, dans la présentation. Ne plus le supposer derrière le modèle mais l’exposer, non sans quelque postulat sur sa structure puisque Lacan le pose – pour la première fois – strictement identique aux deux autres consistances. Procès qui pourrait ressembler à celui de la magie et qu’il faut bien en distinguer, ne serait-ce que parce ce que la magie, en posant un rapport possible de S1 à S2, vise à nier le réel alors que le nœud borroméen l’inscrit au contraire comme impossible.
Quels sont les corrélats de ce forçage d’écriture ?
Le premier est que la psychanalyse de ce fait se détache de la science apparemment « plus raisonnable ». Un savant non fou distingue le modèle planétaire de l’atome proposé par Niels Bohr de l’atome réel. Il sait que le réel restera voilé, selon l’expression de Bernard d’Espagnat, ce qui ne l’empêche pas de rêver à sa lecture définitive et en attendant ce rêve soutient cet immense désir qui l’anime.
Le deuxième est que de toute façon l’analyste n’a pas le choix. Il n’a pas seulement à éviter les erreurs dites subjectives – c’est la question de l’analyse du contre-transfert dont Lacan pour sa part dégonfle la part de mirage. La cure inclut cet x, écriture minimale du réel du sujet, que le désir de l’analyste supporte, et qui non seulement est inéliminable du savoir qui s’écrit dans la cure mais en fait partie.
Que l’écriture de ce savoir dépende pour une part de cet analyste est patent à constater. Mais l’important n’est pas tant ce savoir que l’épreuve de ce qui le limite absolument.
Le troisième, conséquence des deux premiers, est un problème logique que le nœud borroméen est supposé devoir dépasser. Problème double :
1. Écrire le réel, soit l’impossible, ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire, n’est-ce pas le perdre comme impossible ? Et je suis frappé de ce que Lacan se retrouve dans un champ qui semble tout autoriser.
2. Inversement, inscrire ce même réel à la fois dans le rond de ficelle R, dans chaque rond comme « ex-sistant » aux deux autres et dans son nouage avec les deux autres, soit en deux lieux différents, cet acte inouï – qui rappelle cet incontournable que « réel » est aussi un signifiant – n’est-ce pas en produire une définition récursive soit repoussée à l’infini (comme l’évoquait Jérôme La Selve[4]) ?
En effet pour définir le réel dans le nœud borroméen, nous pouvons écrire :
« R, le réel, c’est le nouage borroméen de S, le symbolique, de I, l’imaginaire et de R, le réel ».
Si nous remplaçons dans la définition le mot réel par sa définition, nous obtenons :
« R, c’est le nouage borroméen de S, de I et du nouage borroméen de S, de I et du nouage borroméen de S, de I et … » etc.
On voit que la tentative d’écrire le réel par une écriture linéaire ouvre un abîme obsessionnel du type « Vache qui rit[5] », comme dirait Marcel Czermak.
De même que la définition par Lacan du signifiant, à savoir « ce qui représente un sujet pour un autre signifiant », serait récursive à l’infini si l’on voulait substituer au mot « signifiant » dans la définition sa valeur, à savoir « ce qui représente un signifiant pour un autre signifiant ». Elle le serait si l’on ne précisait que cet « Autre » signifiant, lui, ne vaut que d’être Autre et ne représente pas le sujet. Ce qui arrête la fuite infinie et introduit la flèche du temps.
Dans le cas du nœud borroméen, si son écriture logicomathématique risque d’être infinie, l’écriture nodale, elle, est parfaitement finie et même strangulatoire.
Et pourtant, le réel, on l’a vu, Lacan a dû le baptiser et c’est sans doute cette nécessité qui l’a amené à inscrire une quatrième dimension, de nature encore énigmatique, dite « nomination » pour l’écrire à sa façon et arrêter ainsi le recul infini de la rencontre avec ce réel (suggestion de Jean Brini) ?
Le quatrième est de savoir si le paradigme du nœud borroméen s’oppose à celui de la castration ou s’il s’y ajoute pour rendre compte de la clinique contemporaine. Même si le nœud borroméen semble bien peu sexué (Lacan cherchera à quelles conditions on peut en avoir deux différents), Les non-dupes ne sauraient invalider Encore avec son tableau de la sexuation. Il y a d’ailleurs une allusion à la différence entre homme et femme quant au nœud dans la leçon du 15 janvier 1974[6] que M.-C. Cadeau a très bien exploitée dans son exposé et un essai, assez peu convaincant, d’inscrire les formules de la sexuation sur le tétraèdre qui joint 4 des 8 présentations possibles du nœud borroméen[7].
Le trio névrose-psychose-perversion partage la clinique selon trois mécanismes de défense à l’égard de la castration : refoulement, forclusion, déni. Dans ces trois défenses, la négation porte préférentiellement sur l’un des registres RSI, et, respectivement : symbolique (pour le refoulement), réelle (pour la forclusion) et imaginaire (pour le déni), mais il est vrai que le type de rapport entre ces trois registres était resté jusque là plutôt sous-entendu.
Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une clinique apparemment moins tranchée, où l’estompage du sexuel en tant qu’impossible semble produire un certain flottement dans nos élaborations. Ainsi on passera De la dépression, grande névrose contemporaine (Roland Chemama), à la perversion ordinaire (Jean-Pierre Lebrun), cela dans une actualité paranoïaque (Marcel Czermak).
Mais c’est pour signifier à chaque fois quelque échec dans l’incarnation en chaque sujet de cette névrose, de cette paranoïa ou de cette perversion. On se plaît à regretter les belles névroses d’antan et la raréfaction des grandes paranoïas, au moins du DSM et sans doute un peu aussi dans les faits.
Pour autant le malaise dans la civilisation n’est en rien levé.
Dès lors faut-il réécrire la clinique d’aujourd’hui en faisant l’économie de la castration et de ses défenses au profit d’une clinique du nouage-dénouage des trois registres ? Mais la castration est-elle vraiment absente de l’écriture du nœud borroméen ?
Au premier abord il y a une différence irréductible entre un objet a qui se découpe d’une surface et un objet a qui résulterait d’un coinçage de trois consistances. Cependant, pour que ces trois consistances en forme de corde se coincent, il faut qu’elles soient fermées : en « ronds de ficelles » (ou ouvertes mais de longueur infinie).
Il conviendrait de voir si cette structure de corde fermée, formant trou, a rapport ou non avec la castration.
Dernière remarque. Dans la présentation du nœud borroméen, a est à lire comme écriture mais d’une écriture plus rigoureuse que celle qui noircit nos papiers car elle visualise, quoique de façon embrouillée, en quoi elle tient. A la différence de l’écriture logico-mathématique qui a masqué longtemps l’existence de l’indécidable – il a fallu un travail considérable pour la démontrer contre l’intuition généralement partagée – l’écriture « nodale » est quasi expérimentale : ça tient ou ça ne tient pas.
En conclusion je voudrais souligner qu’en baptisant le réel comme impossible, Lacan n’en fait pas pour autant un nom comme les autres offert à l’évidence. Et pourtant on utilise souvent des expressions telles que « le réel du corps, le réel de la mort etc. » comme allant de soi. Or s’il y a une dimension réelle dans le corps ou dans la mort, ce n’est sûrement pas dans l’évidence de l’idée qu’on s’en fait. Je vous suggère donc de ne pas réduire le réel à un signifiant (mort, corps et même vie et jouissance). Il est remarquable enfin que Lacan, sans cesser de questionner ce qu’il en est de ce réel, en vienne à l’introduire dans l’actuel du nœud comme rond qui vient tenir les deux autres, évitant ainsi que son abord par la seule logique ne revienne à en procrastiner l’effet à l’infini.
Bernard Vandermersch