Quelques questions préliminaires
31 janvier 2005

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DE SAINT-JUST Jean-Luc
Textes
Travail social

 

 

Lorsque qu’il m’a été proposé de prendre le risque de tenir une parole sur la question de l’articulation d’une clinique au travail social, je dois dire que j’ai été quelque peu surpris. Il y avait bien longtemps que je ne m’étais plus posé cette question, si jamais je m’étais déjà posé celle-là. Cela n’a d’ailleurs pas été sans m’interroger quant à l’évidence de la réponse qui s’imposait à moi.

Dans un second temps, un peu déstabilisé par ce doute soudain, il m’est apparu qu’il ne m’était pas possible de trouver à articuler cette question sans établir quelques distinctions, sans situer cette énonciation [1] dans un discours [2], sans qu’en soient discutées quelques questions préliminaires. Puis assez rapidement, cela m’a amené à me demander qu’elle était cette question. L’autre ou les autres, celles que l’énonciation de celle-ci nous donnent à entendre comme paradoxe logique. D’où le titre de l’intervention que je vous propose aujourd’hui : Quelques questions préliminaires…que j’accompagnerai de quelques hypothèses de travail.

1. Le travail social ?

Cela est devenu un lieu commun maintenant de parler de travail social, mais aussi de dire « le » travail social comme s’il s’agissait d’une évidence d’unité. Le fait qu’il y ait bien du travail social ne signifie pas pour autant que le travail social puisse être désigné comme un ensemble. Il me semble justement que parler du travail social comme d’un ensemble, c’est désigner un ensemble pour le moins inconsistant. Je fais ici référence au paradoxe de Russel cité par Jean-Pierre Lebrun dans son article « La mutation du lien social » [3], où « ce qui est complet est inconsistant et ce qui est consistant est incomplet ». Pour ne pas avoir été fondé sur une incomplétude, une exception issue d’un acte fondateur, je soutiens avec quelques autres que « le » travail social n’ex-iste pas, n’a jamais existé. « Le » travail social, pour autant qu’il désignerait ce qui viendrait faire unité de discours et de pratiques, me semble bien constituer un énoncé aussi totalisant qu’inconsistant.

Cet énoncé, comme d’autres dans le discours qui nous commande aujourd’hui, ne fonde pas pour autant un objet commun, un rapport, un lien, entre les assistants sociaux, les éducateurs spécialisés et les quelques 400 000 assistantes maternelles qui constituent pourtant la moitié de ceux que l’on appelle les travailleurs sociaux. Cela n’a pas la fonction d’un signifiant S1 [4].

Dire le travail social c’est comme parler de « psys » sans distinction. C’est un processus visant à assimiler psychologues, psychiatres, psychothérapeutes ou psychanalystes. Bien que, dans cette liste, il y ait un ensemble qui n’a manifestement pas la même consistance que les autres. Si parler de la psychiatrie, de la psychologie, de la psychanalyse, cela se tient, parler de « la » psychothérapie est inconsistant.

Ce que développe Saül Karsz dans son dernier ouvrage, Pourquoi le travail social ?, témoigne d’ailleurs de ce qu’il en est. Ce qu’il propose n’est pas autre chose qu’une tentative d’énonciation d’une théorie qui viendrait faire acte fondateur : celui « d’une clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale ». Néanmoins, le discours qu’il tient a peu de chance de remplir cette fonction. Il ne vient pas faire rupture, distinction, coupure, mais vise une complétude.

Ces énoncés ne sont pas sans effet. Ils ont comme principale conséquence d’éluder la fonction de ce qui vient distinguer les champs de pratiques qu’ils recouvrent, d’en dénier toute limite. Il me semble bien qu’à vouloir dire quelque chose sur « le » travail social, il ne soit pas plus possible de parler de clinique que de quoi que ce soit d’autre sans s’engager dans un discours hystérique sur fond politico-religieux ; autrement dit d’être dans une incessante demande adressée à l’Autre [5]. La lecture de la presse spécialisée de ce secteur est d’ailleurs riche d’enseignement sur la question de ce qu’il en est de ce discours.

Pour ma part, je ne vous parlerai donc pas d’une clinique « au sujet » du travail social, mais à celui de l’éducation spécialisée. Cela ne signifie nullement que cette parole que je tiens soit exclusive quant à d’autres champs de pratique, mais qu’elle est assurément distincte de pratiques discursives, de postures subjectives, dont je ne serais pas en mesure de rendre compte. Cela ne signifie pas non plus que nécessairement l’on puisse parler d’une clinique de l’éducation spécialisée –c’est ce que nous verrons plus tard-, mais que la fonction éducative par contre, je soutiens que cela existe de façon distincte.

2.  et l’éducation spécialisée ?

L’éducation spécialisée a des caractéristiques structurelles particulières qu’il convient de prendre en compte. Comme vous le savez, éduquer il s’agit d’un des métiers définis par Freud comme impossible. Cet impossible qui le marque a sans doute à voir avec ce que chacun de ces métiers dont il est question pour Freud a de singulier dans son rapport au signifiant, et plus précisément à la fonction même du signifiant qu’est la fonction phallique [6].

Autre point, plus singulier de l’éducation spécialisée cette fois, son invention, même méconnue par les éducateurs, est issue d’un acte fondateur. Celui du docteur Jean-Marc Gaspard Itard qui fut le premier à parler d’éducation spéciale à propos d’un article de 1826 concernant sa tentative d’éducation du jeune Victor, plus connu sous le nom de Sauvage de l’Aveyron. Le film de François Truffaut, mais plus encore les notes du docteur Itard reprises par Octave Mannoni dans son article « Itard et son sauvage » [7], témoignent de quelque chose de fondateur dans l’impasse qu’a constitué cette expérience. Ce n’est peut-être pas étranger au fait que les éducateurs méconnaissent à ce point cette expérience fondatrice. A y regarder de plus près, ce contre quoi a buté le docteur Itard dans l’éducation de Victor semble bien être son savoir et, en l’occurrence, son savoir médical. La seule personne ayant obtenu quelque résultat du côté du langage, du côté d’une énonciation de la part de Victor, puisque c’était là la gageure que le docteur Itard avait décidée de relever, ce fut la gouvernante Mme Guérin. C’est d’une tout autre place que celle du désir de savoir que Mme Guérin s’était investie dans l’éducation du jeune Victor. Cependant, je pense qu’il n’est pas inutile de retenir que cette configuration initiale à trois est en fait une structure à quatre places. Très régulièrement, le Dr Itard devait adresser une demande d’allocation à celui qui représentait l’autorité, le Roi, non pas pour que lui-même puisse s’occuper du jeune Victor, mais pour que Mme Guérin soit désignée et autorisée à prendre en charge cet enfant. Il ne serait pas impossible par la suite que ce quatrième terme nous soit de quelque secours pour saisir ce qui est en question aujourd’hui entre un médecin, une éducatrice, un éduqué et celui qui dit la loi.

Juste afin de pouvoir ponctuer cette configuration, et peut-être de l’actualiser depuis le 19° siècle, il ne me semble pas non plus inutile de relever que depuis cet acte fondateur, l’éducation spécialisée n’a jamais disposé d’un savoir de référence qui lui soit propre. Toutes les élaborations quant à sa pratique se sont faites à partir de la référence à un autre lieu de savoir, un lieu de l’Autre pourrait-on dire. Une constance qui pose une question, celle de savoir s’il ne s’agit que d’une contingence ou d’un impossible. Aussi, que cette pratique puisse relever d’une « praxis » [8] où la question de ce qui fait acte soit encore à élaborer me paraît quand même s’imposer, mais toute praxis ne relève pas nécessairement d’une clinique.

3. Quelle conséquence à parler de clinique ?

Ce fut la seconde des questions préliminaires qui me mis au travail, ce qui relève nécessairement d’une clinique, et en premier lieu, ce qu’il en est de l’usage de ce signifiant dans le champ de l’éducation spécialisée. Faisant référence à mon expérience en la matière, je n’ai pu que constater que de parler de clinique cela n’avait justement aucune conséquence.

Parler de clinique à propos d’éducation spécialisée cela n’a rien de nouveau, cela fait même un bout de temps que c’est présent dans le discours des professionnels. Cela ne semble pas avoir eu pour autre conséquence que de les inscrire dans un savoir de référence, celui d’une autre place. Cela ne change manifestement rien à ce que l’on connaît de la clinique dans les différents paradigmes où ce signifiant s’inscrit.

A y regarder de plus près, quand clinique il y a, car il y en a bien quelques fois, ce n’est pas une clinique de l’éducation spécialisée dont il est question. C’est d’une clinique assez classique, soit médicale, soit psychanalytique. Il y a là aussi une dimension de rapport au savoir qui me semble centrale.

Cependant, qu’il n’y ait pas de conséquence à parler de clinique de l’éducation spécialisée ne veut pas dire que ce ne soit pas sans effets dans l’usage qui est fait de ce signifiant.

La clinique, que ce soit dans les sciences dites humaines et sociales, ou à propos de l’exercice de divers métiers (même en mécanique ou propos de radiateurs), est des plus usitée. La moindre pratique de proximité, pour peu qu’elle se supporte de la promesse d’un mieux être singulier, est aisément qualifiée de clinique. A tel point, que je me suis demandé à un moment si ce qui faisait question à propos de la clinique n’était pas également inscrit dans ce discours de l’indistinction : Que ce soit au titre d’y participer, ou celui de le dénoncer.

Le signifiant clinique semble être utilisé comme s’il signifiait quelque chose par lui-même, comme signe. Il y a quelque temps j’ai eu l’occasion de faire état de ce même processus à propos d’un autre énoncé très répandu et tout aussi indistinct : « l’analyse des pratiques ». Mais cette opération se saisit peut-être encore plus explicitement à propos de l’usage de plus en plus courant des signifiants de « transversalité » ou de « transdisciplinaire ». Ce qui est intéressant dans ces usages, c’est de saisir comment ces « trans », hors de toute énonciation, sont assimilées au même. Oubliant qu’elle ne désigne un partage qu’au titre d’une coupure transversale, ces signifiants sont amendés de toute référence à leur filiation, les mathématiques.

Pris dans ce discours, la clinique comme signe qui s’amende de toute référence se complète d’elle-même. Une complétude qui lui fait perdre toute consistance. Mais également toute possibilité d’être le vecteur d’une conséquence dans une énonciation. Ce qui est le plus étonnant c’est qu’il soit parlé de clinique comme ça à tout propos, sans que cela ait la moindre conséquence. En particulier, sans que la signification de ce terme soit déterminée par le discours dans lequel il s’inscrit.

L’indistinction qui le caractérise comme signe d’une complétude signifiante dans le discours courant l’amende de devoir rendre compte d’une place singulière de l’énonciateur. Ce n’est plus l’énonciation d’une place qui détermine l’emploi de ce signifiant, mais un énoncé sans place pour une énonciation.

4. Quel discours de référence pour le signifiant clinique ?

C’est de se situer dans un discours qui commande qui garantit au sujet la place de son énonciation. Dans son acception la plus restrictive, la clinique est un terme médical qui exclurait toute autre référence que celle, traditionnelle, de la médecine. Cela exclurait non seulement la psychologie dite clinique, mais aussi en référence au texte de Freud à propos de « l’analyse profane », la psychanalyse en tant que référence à une posture de savoir radicalement distincte de la posture médicale. Ce serait le sens d’un retour nostalgique à une figure d’exception plutôt radicale, que je ne suis pas sûr que nous soyons à même d’assumer aujourd’hui dans le discours qui nous détermine. Cela constituerait sans doute une posture, socialement et psychiquement, in-acceptable –mais cela dit, n’était-ce pas là ce qui a commandé aux débats autour de l’amendement Accoyer ?

Au-delà du fait que la clinique est un terme médical qui désigne une méthode d’observation directe du malade à son chevet, un travail diagnostique, cela m’a amené à me poser de nouveau la question de ce que désigne la « clinique » de façon distincte, en particulier dans son étymologie. J’en avais gardé une définition assez classique de ce qui « se fait ou s’effectue au chevet du lit du malade », plus précisément (du latin clinice) : d’une médecine (du latin medicina, art de guérir, qui est issu de la racine indo-européenne « med » qui signifie prendre avec autorité des mesures appropriées, qui donne médical, méditer, mode : Pensée qui règle et qui ordonne !) qui consiste à se pencher ou à s’incliner (du grec klinein) au chevet du lit (du grec klinikê) Du malade ou plus précisément (de la combinaison latine male aptus) du mal-apte [9].

Cependant, ce serait évacuer une autre distinction que de ne pas entendre ce qui s’est déplacé, depuis plus d’un siècle et demi, en terme de signification pour ce signifiant. La clinique ne désigne plus seulement une pratique spécifiquement médicale, ni même une démarche de proximité. Comme je l’ai rappelé tout à l’heure, en particulier le discours de la psychanalyse l’a inscrite dans un autre paradigme. Dans cette acception, la clinique désigne une autre posture quant au destin de ce que le clinicien fait de son autorité, de ce qu’il entend de l’Autre, de sa capacité à entendre quelque chose quant à la subjectivité du mal-apte, quelque chose qui refonde entièrement sa posture de praticien, comme la finalité de sa pratique.

Ce déplacement du signifiant clinique, parfois décrit comme le passage d’une clinique de l’observation à une clinique de l’écoute, est un déplacement d’un paradigme à un autre. Cela n’affecte en rien la fonction même du signifiant inscrit dans un discours de référence ou un autre.

5. Un renversement de la fonction du signifiant et ses effets

Ce qui me semble à l’œuvre dans l’usage du signifiant clinique à propos de l’éducation spécialisée, c’est autre chose qu’un changement de paradigme. C’est l’élision même de tout discours de référence, ou plus précisément, de la fonction phallique en tant que telle d’un discours qui viendrait faire autorité, un S1.

Cette opération qui élude la fonction même du signifiant est une opération de recouvrement, une pliure qui a pour effet de masquer la coupure. Ce qui tente de disparaître dans cette opération c’est la conséquence de cette coupure, le fait de devoir faire avec un impossible. L’impossible ne disparaît pas et les éducateurs continuent bien entendu à le rencontrer, mais ce qui s’opère c’est la possibilité de faire comme si on pouvait l’éviter. Aussi, il ne me semble pas que la faille, issue de l’inscription du sujet dans le langage, soit bouchée, mais plutôt masquée par cette opération de pliure.

Cela inscrit l’éducateur dans ce que j’appellerai à la suite de Jean-Pierre Lebrun « une perversion ordinaire » [10] d’un « je sais bien, mais quand même… » pour reprendre le titre de l’article d’Octave Mannoni [11]. Je sais bien que « clinique » c’est médical ou psychanalytique, mais quand même j’ai bien le droit d’en revendiquer la jouissance comme signe si j’élude au passage le discours qui fait référence, le fait d’avoir à assumer la conséquence, autrement dit les exigences, de parler de cette place là. C’est la revendication au droit de liberté de parole, même si le prix de ce droit est que cette parole n’a plus de place, est devenue dans son énonciation, inconsistante.

Cette opération a toutes les caractéristiques de la pliure opérée par le discours de l’expertise, dans la mesure où ce discours des ex-pères n’en serait pas un cinquième, économique ou capitaliste, mais la pliure du discours du maître.

L’énoncé d’une clinique universelle qui ne serait pas la clinique de la science, y compris au titre d’une médecine qui « s’est toujours crue scientifique » comme l’a démontré Lacan dans son séminaire sur le « Transfert » [12], mais celle du « disque-courcourant » de l’ex-père médiatisant, autrement dit vulgarisant le discours de la science pour le rendre accessible à tous, sans exception.

C’est même ce qui constituerait, me semble-t-il, toute la pertinence de la question posée aujourd’hui. Celle qui consiste à interroger en quoi le fait d’associer les signifiants « clinique » et « travail social », le passage d’un discours médical à un « disque-courcourant » [13] en quelque sorte, ne représente pas un changement de paradigme, comme ce fut le cas pour le passage entre la clinique médicale et la clinique psychanalytique, mais une modification radicale de structure, un renversement, de la fonction même du signifiant clinique, dans ce qu’il représente comme distinction, comme limite d’une pratique spécifique –le rendant par la même inconsistant.

Cette opération n’est pas non plus sans effet quant à la confusion des places dans laquelle se trouve le sujet de l’énonciation, puisque cette énonciation, par pliure, n’a plus sa place. Elle n’est pas sans rapport avec l’inconsistance de la dimension subjective au sein de ces pratiques dites « cliniques ». Effectivement, si l’on se fonde sur le fait « qu’un signifiant est bien ce qui représente un sujet pour un autre signifiant », comment le sujet pourrait-il avoir quelque consistance dans un discours replié où la fonction phallique du signifiant S1 est masquée ?

6. Que dire du travail de l’éducateur spécialisé ?

Que des éducateurs se penchent au lieu où se met le mal apte pour y exercer une pratique au cas par cas, je peux témoigner qu’il y en a au moins quelques-uns qui s’y collent. Il y en a quelques-uns, depuis un bout de temps et encore maintenant, qui se mettent régulièrement au travail d’une élaboration de leur pratique éducative. Ils y prennent comme ils le peuvent la mesure de la division subjective à l’œuvre dans la rencontre toujours ratée de l’autre, mais aussi de ce qui distingue radicalement savoir et vérité de leur pratique.

Ceux-là font le choix de cette mise au travail au regard de ce que leur expérience, même courte, leur a appris d’un incontournable dans la rencontre de l’autre, d’un impossible. Pour ces éducateurs, la fonction même d’éducation spéciale n’est envisageable que d’une posture singulière, celle d’une énonciation qui se soutient d’une place.

Ces constats initient la question de ce qui fait acte dans une pratique éducative. Cependant, pour se référer à l’expérience fondatrice de l’éducation spécialisée, celle du docteur Itard, ni la proximité, ni le cas par cas, ni même un travail d’élaboration ne semblent pouvoir rendre compte de ce qui conditionne cet acte.

Ce qui le conditionne, pour autant que mon expérience me l’a appris, c’est une énonciation qui, pour faire acte, nécessite qu’elle soit inscrite dans un transfert. Eduquer renvoie à l’art d’occuper cette place singulière, de là où une énonciation puisse faire acte. Dans cet art, où il s’agit de représenter une fonction phallique, l’exercice de la métaphore est essentiel, mais nécessite-t-elle une clinique ?

L’éducation, et le transfert sur lequel elle se fonde, nécessitent-ils la référence à un Savoir de l’éducateur ? Il ne me semble pas que cette fonction soit fondée sur ce registre. La dissymétrie qui fonde la place de l’éducateur est d’abord déterminée par une désignation symbolique, la désignation d’une place, doublée d’une attribution phallique, celle imaginaire que lui prête l’éduqué. Il me semble que c’est sur la base de cette désignation, recouverte par le sujet par son corrélat imaginaire, qu’opère le transfert.

C’est à Mme Guérin qu’est confié Victor et c’est bien volontiers qu’elle occupe cette place. Elle n’hésite pas à reprendre le médecin, à tenir une parole de sa place, qui fait autorité, y compris pour le docteur Itard. Ce dernier était en pleine élaboration d’une clinique médicale, ou d’éducation spéciale, qu’il a réduit d’emblée à l’énoncé scientifique d’un dressage, un conditionnement pris dans une série de répétitions.

Une clinique, comme espace d’élaboration d’un savoir pour les éducateurs, impliquerait que celle-ci fasse référence à un champ de savoir spécifique à cette praxis. Un champ de savoir qui n’existe pas encore, mais qui pose, comme nous l’avons vu dans l’expérience fondatrice du Dr Itard, la question de la dimension de la jouissance dans le rapport au savoir des éducateurs.

Que des éducateurs se mettent au travail d’une clinique, bien sur il y en a, mais ils ne vont que très rarement au terme de ce processus, entre autre au regard de ce que cela implique en terme d’exigence dans l’élaboration théorique. Ces éducateurs qui font un travail clinique sans référence, sans qu’il y ait de conséquence de devoir consentir à s’y mettre, sortent le plus souvent de leur place d’éducateur dés qu’ils s’y mettent un tant soit peu. Quelque soit son mode d’élaboration, clinique ou autre, le savoir semble bien venir faire écran, constituer une impasse, à tout acte éducatif possible. D’une clinique médicale à la psychologisation, nous nous retrouvons devant une répétition des impasses.

Je voudrais faire à ce propos, référence à une autre expérience fondatrice, celle de l’analyse du petit Hans [14]. Elle me semble être en mesure de nous apprendre un certain nombre de chose quant à ce qui est en jeu dans les rapports entre le psychanalyste, l’éducateur et l’enfant. En me référant au texte de Freud, mais aussi à ce que Jacques Lacan nous enseigne dans son séminaire « La relation d’objet », la référence à la psychanalyse n’est manifestement pas ce qui permet au père de Hans de se positionner comme éducateur. Ses tentatives d’interprétation sont autant d’évitement à venir prendre la place à laquelle pourtant son fils l’invite : représenter une autorité qui interdit, c’est-à-dire qui autorise à une perte. Cette situation éducative ne me semble pas très éloignée de ce qu’il est aujourd’hui assez courant de rencontrer, l’élision du quatrième terme, celui de la figure de l’autorité dans une famille plutôt libérale. Cela pose pour nous une question qui me semble essentielle : savoir la place que prend le discours de la psychanalyse dans l’articulation contemporaine du complexe de castration.

 7. Quelles conséquences de la référence à la psychanalyse ?

Bien au-delà de la question de la clinique, c’est la question d’une articulation possible du discours de la psychanalyse à la pratique éducative qui se pose. A ce titre, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la référence à la théorie psychanalytique ne garantit rien du tout et surtout pas qu’un travail clinique soit mis en œuvre.

Cela fait un bout de temps que la psychanalyse occupe une place de référence pour nombre d’éducateurs. Nous serions même en passe d’être, en ce qui concerne cette référence, sur le retour. Beaucoup d’éducateurs disent qu’ils en reviennent. C’est que, pour ceux d’entre eux qui s’y sont collés, cela n’a eu le plus souvent d’autres conséquences que de devenir soit un savoir universitaire ou jargonnant quelque peu fétichisé, soit la porte de sortie d’une posture en leur permettant de devenir eux-mêmes psychanalystes, de s’y inscrire sur le registre d’un acte de passage. Il y en a quand même plus d’un qui ont suivi ce chemin.

La psychanalyse ne semble pouvoir être une référence pour les éducateurs sans qu’elle soit transformée, parfois fétichisée, ou qu’elle conduise le professionnel qui s’y engage hors de sa fonction, de son métier. Le discours de la psychanalyse est le discours d’une place, et cette place n’est pas celle de l’éducateur.

Mais il y a également une troisième conséquence à cette référence ; celle d’un rapt de savoir-faire qui n’est pas étranger à ce que décrit Jacques Lacan dans son séminaire « L’envers de la psychanalyse » à propos des philosophes Grecs vis-à-vis du savoir-faire des esclaves. Un rapt opéré par quelques psychanalystes qui, dans un discours de maîtrise, prétendent savoir ce qu’il convient de dire aux éducateurs quant à ce qu’ils doivent penser ou faire. Plusieurs ont passé toute leur carrière à exploiter ce créneau, mais s’ils ont pu ainsi se maintenir à cette place c’est bien parce qu’ils y étaient invités, que cela répondait à une demande des éducateurs eux-mêmes.

Sans père symbolique dans ce champ, ce sont des pères hors champ qui sont appelés à cette place-là. Entre autres, des « psys » qui prennent d’autant plus aisément cette place de savoir, et aujourd’hui d’expertise que les éducateurs s’empressent de leur attribuer. La question se pose de savoir ce que signifie le fait que des psychanalystes répondent à cette demande pour venir occuper cette place de référence ?

Ce n’est peut-être pas sans fondement qu’historiquement la création de l’éducation spécialisée, comme métier, soit contemporaine du processus de délitement de la référence éducative à la fonction phallique, dans le virage des conséquences de la seconde guerre mondiale et surtout de la fin des années soixante.

Depuis cette époque, ceux qui exercent des métiers éducatifs n’ont de cesse de faire appel au discours de la science et en particulier aux « psys ». Une demande d’aide dans l’exercice de leur métier qui est devenue presque systématique dès qu’ils rencontrent une impasse, mais pour demander quoi ? La plupart du temps, ce qu’ils demandent, c’est qu’une autorité leur dise « comment tenir leur place ». La question des éducateurs dans leur quête de sens, c’est de pouvoir situer ce qui pourrait opérer à la place d’une fonction phallique défaillante, afin de leur permettre de soutenir une place signifiante dans l’exercice de leur fonction.

Si les psychanalystes veulent répondre de façon quelque peu opérante à cette demande structurelle, ce n’est qu’en se situant justement sur ce registre de la structure. Sur le mode de ce qui vient créer un déplacement, permettre un questionnement, une mise au travail quant à ce qu’il en est d’occuper cette place éducative. Autrement dit, mettre également au travail non pas ce qu’il en est de leur savoir sur cette pratique, mais leur posture, en tant que psychanalystes, vis-à-vis de ces autres praticiens.

Que la psychanalyse puisse, comme posture épistémologique et éthique, constituer la base des fondements de ce qui viendrait mettre le pied à l’étrier d’un savoir dans ce champ, impliquerait le fait que la posture de l’éducateur puisse, structurellement, s’autoriser d’elle-même. Or, il me semble que c’est un effet de structure que l’éducation spéciale implique un Autre à la place du savoir (S2), la référence à un Autre, ou l’acte éducatif ne peut trouver à s’articuler qu’à partir des quatre termes que l’on a pu retrouver dans l’expérience du Dr Itard, mais aussi celle du petit Hans (S1, a, $, S2).

 8.  Une expérience d’analyse des pratiques en formation initiale

Ce travail d’élaboration n’a pas été sans m’interroger à propos de ce que j’avais bien pu mettre en oeuvre auprès d’éducateurs spécialisés en formation pendant près de dix ans, au sein des différents groupes d’analyse des pratiques que j’ai eu l’occasion d’animer. Cela m’a amené à poser une question qui fait actualité pour plusieurs d’entre nous, la question de l’acte. Ce qui faisait acte dans ces temps de formation et ce qui conditionnait qu’il y ait ou pas acte.

Si ces espaces ont sans doute été des lieux d’élaboration pour plusieurs, cela n’a jamais eu lieu hors d’un transfert. Hors de ce qui est nécessaire pour qu’il y ait acte de passage d’une place qui s’occupe, pour que ces professionnels puissent consentir à passer de l’impuissance à l’impossible, qu’il y ait conséquence au fait qu’ils y prennent leur place.

A chaque fois, il me semble bien que ce qui était en jeu relevait bien d’une opération mobilisant en tout premier lieu la fonction phallique. Une opération spécifiquement prise, au regard de ce que j’ai pu déjà dire sur ce qu’il en était de la fonction phallique, dans ce qui est à l’œuvre dans tout complexe de castration.

C’est ainsi qu’une étudiante dont l’investissement auprès de son formateur référent ne faisait guère de doute, qui avait fait ce qu’il fallait pour que je l’accompagne tout au long de sa formation dans les divers ateliers qui lui étaient proposés, n’a pu prendre la mesure de sa place que suite à une énonciation qui a fait acte pour elle. Alors qu’elle me demandait de l’accompagner dans son mémoire, dans un lieu de passage s’il en est, l’accueil du centre de formation où je travaillais, je lui signifie que cela ne me semble pas judicieux et qu’il serait préférable que ce soit un autre. Après un moment d’hésitation, elle me dit qu’en effet ce serait mieux. Ce qui me semble avoir fait acte pour cette étudiante, c’est bien qu’elle consente à ne pas être satisfaite et assume les conséquences de sa place, celle de son désir et de devoir se mettre au travail.

Pour ces professionnels, que ce soit lors de leur formation initiale ou au cours de leur parcours professionnel, en grande partie au regard du discours qui les amène à exercer ce métier, prendre une place d’éducateur ne va pas de soi.

Il n’y a que dans un travail au cas par cas et un travail de la métaphore, une élaboration, une création, que cet acte de passage peut avoir lieu, qu’un éducateur a quelque chance de trouver une issue à la répétition des passages à l’actes ou acting out qui constituent le quotidien de sa pratique. Mais que cette opération nécessite à n’en pas douter, un transfert, une énonciation, un sujet, une fonction phallique, et un travail qui mette en jeu la métaphore, ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une clinique.

La plupart du temps, les groupes que j’ai eu l’occasion d’animer étaient hors de toute production de savoir. C’était même la condition afin que quelque chose s’y passe d’opérant, que le travail de la métaphore signifiante y opère sans qu’il soit nécessaire de l’éclairer d’un sens qui le recouvre.

Que ce soit des psychanalystes qui, hors d’une place de savoir y compris qualifiée de clinique, occupent la place de garantir que ce travail de la métaphore opère de lui-même, pourquoi pas ? C’est peut-être bien ce qui constitue aujourd’hui la spécificité de l’adresse de la demande des éducateurs ou d’autres travailleurs sociaux à des psychanalystes. Comme étant parmi les seuls susceptibles de ne pas céder à l’impératif de la production d’un savoir, d’un discours de la science qui viendrait transformer le discours du bien, du maître, où ériger celui-ci dans la revendication d’un retour à un ordre perdu. Ceci, pour autant que l’on prenne l’éducation comme un art à exercer et non comme une science à appliquer, que l’on que l’on considère la vérité de la place d’où s’exerce cet art est étrangère au savoir de la science.

9. Cette énonciation, est-elle tenable dans le discours social de l’éducation ?

Le cheminement suivi jusque là me permet de reposer la question initiale en d’autres termes. Il n’est plus vraiment question de clinique du travail social, mais du possible d’une énonciation qui fasse acte.

La transformation radicale du discours du bien, du discours du maître, sa réification, modifie profondément la fonction même du signifiant. Celui-ci, réduit au signe de l’objet, n’est plus en mesure d’être opérant comme métaphore de la fonction phallique.

Un des exemples les plus probants de cette transformation est ce qui est appelé la « démarche qualité ». Depuis les débuts du travail éducatif il est rappelé l’importance de « la prise en compte de la globalité de la personne ». Ce principe de travail relevait d’un idéal, entendu par chacun comme une finalité à atteindre marquée d’un impossible. La « démarche qualité », le discours qui la commande, n’inscrit pas cet énoncé dans un autre champ de discours, dans un nouveau paradigme, mais en transforme radicalement la nature. Il ne s’agit pas d’un idéal autre, mais de la transformation de celui-ci en objet qu’il s’agit bel et bien d’atteindre. C’est une « impérative promesse », car jamais atteinte, qui a toutes les caractéristiques d’un totalitarisme : Prendre en compte de la globalité de la personne !

Ce qui est fondamentalement effacé dans cette opération, c’est l’essentiel du raté et du pas de côté, l’importance que quelque chose nous échappe.

Ce qui est fondamentalement en jeu, dans cette transformation du discours du maître, c’est la possibilité de se libérer de toute limite, de s’en détacher. Ce que je me permets de vous proposer comme hypothèse, c’est qu’il s’agit d’un dénouement du symbolique. Un dénouement qui me semble relever de trois mouvements simultanés.

Le premier est celui du déni de la fonction phallique, d’un « il est nécessaire que… ». Celui que l’on peut retrouver dans ce constat « il n’y a plus d’autorité ! », d’un « monde sans limite » où il est question de « jouir à tout prix ».

Le second est celui que je vous ai décrit précédemment d’une pliure du discours par une opération d’indistinction du signifiant, où finalement tout peut se dire sans conséquence. Il s’agit en fait de masquer la coupure, sous la forme d’un « je sais bien qu’elle est là, mais quand même ». Un sans conséquence où plus rien ne fait acte. Un « cause toujours » de la répétition…

La troisième consiste en la transformation du signifiant en signe de l’objet. Le signifiant transformé en signe est réduit à la lettre et devient un objet de jouissance comme un autre. Il représente l’objet et ne métaphorise plus sa perte. Libéré des lois du langage, il n’est que mieux soumis à un impératif de satisfaction.

Consentir à renouer du symbolique…

Nous savons tous ici je crois à quel dénouement peut nous entraîner cette libération du symbolique en terme de retour dans le réel. La question qui se pose est donc celle de savoir comment tisser autrement, trouver la trame par laquelle des sujets pourraient consentir aujourd’hui à renouer avec le symbolique, alors que tout les invite à s’en libérer.

Dans la Bretagne d’où je viens, selon si on est un homme ou une femme, chacun tisse avec des fils différents, des bouts ou de la dentelle, mais dans tous les cas, chacun passe son temps à faire, à défaire et à refaire des nœuds. Parlant de ma place, je peux témoigner que chaque marin Breton apprend qu’il est vital en mer, comme l’une des seules prises du symbolique sur le réel, de savoir faire et défaire des nœuds.

Il ne serait pas impossible que la psychanalyse soit aujourd’hui l’un des seuls discours qui permet de soutenir cette nécessité. La place de l’analyste auprès des éducateurs ne pourrait être finalement que cela, permettre que des nœuds se nouent sur le vide de la perte, pour que de cette pratique éducative puisse émerger quelques conséquences, un acte de passage qui ne soit pas un passage à l’acte, une répétition.