Le tribunal de grande instance de Cologne a jugé récemment que le corps d\’un enfant était \ »modifié de manière irréparable par la circoncision…Cette modification est contraire à l\’intérêt de l\’enfant, qui doit décider plus tard par lui-même de son appartenance religieuse\ » précise le jugement. Ajoutant que les droits des parents ne sont pas bafoués en matière d’éducation s\’ils attendent que l\’enfant soit en mesure de décider d\’une circoncision comme \ »signe visible d\’appartenance à l\’islam\ ».
Ce jugement intervient à la suite d’un procès intenté par le parquet de Cologne à un médecin qui avait circoncis, à la demande de ses parents musulmans, un enfant de quatre ans. Ce dernier avait dû être hospitalisé en raison de saignements. Alors que la littérature juridique livrait jusqu’alors des réponses contradictoires quant à la légalité de la circoncision, le jugement de Cologne ne manquera pas de faire désormais jurisprudence et de donner une base légale aux médecins sollicités…pour la refuser.
Faut-il y voir une énième manifestation du « droit de l’enfant » ou bien peut-on considérer que cette interdiction légale qui intervient en Allemagne et qui concerne bien sûr aussi les Juifs et peut-être avant tout les Juifs – car la circoncision n’est pas un commandement dans l’Islam – relève d’un autre enjeu ?
La circoncision s’origine dans l’injonction divine faite à Abraham au moment même où Dieu scelle son alliance : alors qu’il est encore Ab-ram, c’est-à-dire père d’Aram, son pays natal, Dieu lui indique qu’il devient Ab-raham c’est-à-dire père d’une multitude de nations : « Quant à moi, voici mon alliance avec toi : tu seras le père d’une multitude de nations. Ton nom ne s ‘énoncera plus désormais Abram : ton nom sera Abraham, car je te fais père d’une multitude de nations. » [1]
Et concomitamment, il lui ordonne de procéder à la circoncision de tout mâle : « Ceci est mon alliance que vous garderez, entre moi et vous et ta postérité après toi : faire circoncire tout mâle d’entre vous. Vous circoncirez la chair de votre excroissance, et ce sera un signe d’alliance entre moi et vous… Et le mâle qui incirconcis, qui n’aura pas circoncis la chair de son excroissance, cette âme sera retranchée au sein de son peuple. Il a violé mon alliance.»[2]
Il convient de noter que le passage de Abram à Abraham se fait en hébreu, comme en français, par l’adjonction de la lettre H (hei en hébreu)
De plus, la circoncision d’Abraham intervient juste avant une nouvelle nomination, celle de son épouse : « Saraï ton épouse, tu ne l’appelleras plus Saraï mais Sara sera son nom »[3]
Ainsi « ma princesse » devient « princesse » pour tous. Et cette fois par le retrait de la lettre I (yod en hébreu)
Ces deux lettres que l’on retrouve accolées à la racine ML (mem-lamed) pour donner milah MILH (mem-yod-lamed-hei) qui signifie circoncision, c’est-à-dire coupure.
Cette même racine ML (mem-lamed) qui se retrouve également dans moul MVL (mem-vav-lamed) qui signifie face à face, ou encore dans malal MLL (mem-lamed-lamed) qui signifie mot !
Ainsi cette séquence biblique ne peut se comprendre que dans sa dimension signifiante, dans ce jeu avec les lettres qui fonde une alliance avec un peuple par une marque qui n’est autre qu’un signifiant et qui instaure l’altérité – face à face –
Ce qui n’a pas échappé à Lacan. Dans la leçon du 20 mai 1959 de son séminaire Le désir et son interprétation il évoque la coupure comme marque signifiante :
« …ici, au niveau du complexe de castration, nous lui trouvons une autre forme qui est celle de la mutilation. En effet s\’il s\’agit de coupure, il faut et il suffit que le sujet se sépare de quelque partie de lui-même, qu\’il soit capable de se mutiler…Nous savons par l\’histoire, nous savons par l\’ethnographie, nous savons par la constatation de tous les procédés initiatiques par où l\’homme cherche, dans un certain nombre de formes de stigmatisation, à définir son accès à un niveau supérieur de réalisation de lui-même, nous savons cette fonction de la mutilation comme telle…Il faut simplement et il suffit, que je vous rappelle ici, simplement pour vous le faire à cette occasion toucher du doigt, que sous une autre forme c\’est encore ici de quelque chose que nous pouvons appeler coupure qu\’il s\’agit, et bien et bellement pour autant qu\’elle instaure le passage à une fonction signifiante, puisque ce qu\’il en reste de cette mutilation, c\’est une marque. C\’est ce qui fait que le sujet qui a subi la mutilation comme un individu particulier dans le troupeau, porte désormais sur lui la marque d\’un signifiant qui l\’extrait d\’un état premier pour le porter, l\’identifier à une puissance d’être différente, supérieure… Ce qui chez le sujet jusque-là, dans la liberté des stades pré-initiatiques qui caractérisent les sociétés primitives, a été laissé à une sorte de jeu indifférent des désirs naturels, les rites d\’initiation prennent la forme de changer le sens de ces désirs, de leur donner, à partir de là précisément, une fonction où s\’identifie, où se désigne comme tel l\’être du sujet, où il devient si l\’on peut dire homme, mais aussi bien femme de plein exercice, où la mutilation sert ici à orienter le désir, à lui faire prendre précisément cette fonction d\’index, de quelque chose qui est réalisé et qui ne peut s\’articuler, s\’exprimer que dans un au-delà symbolique et un au-delà qui est celui que nous appelons aujourd\’hui l\’être, une réalisation d\’être dans le sujet. »[4]
Puis dans la leçon du 19 décembre 1962 de son séminaire L’angoisse, il nomme précisément la circoncision comme organisant une répartition salubre entre les sexes et la relie à l’objet a, dont il ne cesse de rappeler depuis plusieurs séminaires à quel point il est consubstantiel de la coupure :
« …Ce n’est pas d’hier que je l’ai remarqué – que, parmi les demandes de Dieu à son peuple élu, privilégié, il en est de tout à fait précises et dont il semble que, pour en bien préciser les termes, ce Dieu n\’ait pas eu besoin d\’avoir la prescience de mon Séminaire – et notamment il y en a une qui s\’appelle la circoncision. Il nous ordonne de jouir, et en plus il entre dans le mode d\’emploi. Il précise la demande, il dégage l\’objet. C\’est en quoi – je pense – à vous comme à moi, il n\’a pas pu ne pas apparaître depuis longtemps l\’extraordinaire embrouillamini, le cafouillage, qu\’il y a à référer la circoncision à la castration…D\’ailleurs, la plupart de ceux qui continuent là-dessus à répéter les confusions qui traînent dans les écrits analytiques ont tout de même saisi depuis longtemps qu\’il s’agissait de réduire de façon signifiante l\’ambiguïté du type sexuel. « Je suis la plaie et le couteau », dit quelque part Baudelaire. Eh bien, pourquoi considérer comme la situation normale d\’être à la fois le dard et le fourreau ? La pratique rituelle de la circoncision ne peut qu’engendrer une répartition salubre quant à la division des rôles. Ces remarques, vous le sentez bien, ne sont pas latérales. La circoncision ne peut déjà plus vous paraître comme un caprice rituel, car elle est conforme à ce que je vous apprends à considérer dans la demande, à savoir le cernement de l\’objet et la fonction de la coupure. Ce que le Dieu demande en offrande de cette zone délimitée dégage l\’objet après l\’avoir cerné. »[5]
Dans la leçon du 27 mars 1963, il revient sur la question et précise son propos :
« Toutes les coordonnées de la circoncision, la configuration rituelle, voire mythique, des primordiaux accès initiatiques qui sont ceux où elle s\’opère, montrent qu’elle a le rapport le plus évident avec la normativation de l\’objet du désir. Le circoncis est consacré, consacré moins encore à une loi, qu\’à un certain rapport à l\’Autre et c\’est pour cela qu\’il s\’agit du а. »[6]
Puis commentant un autre passage de la Bible dans sa leçon du 8 mai 1963, il avance :
« …Je châtierai tout circoncis dans son prépuce…Je ne rappelle ici ce point que pour vous indiquer que c\’est bien de quelque relation permanente à un objet perdu, comme tel, qu\’il s\’agit ici. Cet objet a comme coupé présentifie une relation essentielle à la séparation comme telle. »[7]
Ainsi la circoncision dévoile cet objet a, objet cause du désir. Et « met en valeur la béance séparant la jouissance de Dieu et son désir » D’où « l’aversion » des tenants de cette tradition, les Juifs, à l’égard de tout ce qui existe ailleurs, comme il le précise dans cette leçon unique, solennelle et si importante de ce séminaire qu’il ne poursuivra jamais et qu’il comptait consacrer aux Noms-du-Père. Evoquant le sacrifice d’Isaac par Abraham à la demande de son Dieu, Lacan avance : « L’animal se rue sur le lieu du sacrifice, et il convient d’insister sur ce sur quoi il vient avidement se repaitre…lui pour être sacrifié par Abraham à la place de son fils. Ce bélier c’est son ancêtre éponyme, le Dieu de sa race. Ici se marque le tranchant du couteau entre la jouissance de Dieu et ce qui, dans cette tradition, se présentifie comme son désir…L’hébraïque hait la pratique des rites métaphysico-sexuels qui, dans la fête, unissent la communauté à la jouissance de Dieu. Il met en valeur la béance séparant la jouissance de Dieu et son désir. Le symbole de cette béance, on le trouve dans ce même contexte, celui de la relation d’El Shaddai à Abraham. C’est là où primordialement naît la loi de la circoncision qui donne comme signe de l’alliance du peuple avec le désir de celui qui l’a élu ce petit morceau de chair retranché. »[8]
Charles Melman avançait un jour dans une conférence sur l’antisémitisme que les Juifs, s’ils avaient été généreux avec l’humanité en faisant don de leurs connaissances, de leur science… n’avaient pour autant jamais renoncé à cette position élective qu’ils ne peuvent partager.
Voilà donc quelques raisons pour lesquelles les Juifs ne renonceront pas à la circoncision et c’est peut-être ce que les juges de Cologne savent parfaitement. Le fantasme d’une Allemagne Judenrein serait-il encore d’actualité ?
Serge Zagdanski